• Aucun résultat trouvé

3-1- La conception sémiotique de Hécaen (1967)

Après un rappel historique, une description des principales formes d’apraxie et une synthèse anatomo-clinique des troubles, Hécaen propose un vaste travail scientifique de découpage qui commence par un inventaire des gestes, basé sur une division logique des signes inspirée des travaux linguistiques de Peirce (1931-1935) et Jakobson (1964). Cette description intègre également le caractère temporel, successif ou simultané, des gestes. Le tableau I-1 résume cet inventaire.

Tableau I-1. Classification des gestes selon Hécaen (1967).

Plan des signes Plan temporel

Gestes Symboliques : Système codifié

Substitutif du langage Successivité

Symbolique conventionnelle Simultanéité

Gestes iconiques, expressifs : Simultanéité

Gestes indices : Descriptifs d’utilisation : Simples Simultanéité En séquences Successivité Maniement réel : Simples Simultanéité En séquences Successivité

Hécaen (1967) précise que, à côté du plan temporel, il faut également tenir compte de la spatialité et, à l’instar de Geschwind, de la modalité du stimulus. Cela l’amène à une classification des troubles de la capacité gestuelle selon plusieurs critères :

- Troubles selon le champ d’activité :

o Troubles du maniement d’objets (apraxie idéatoire)

o Troubles de l’habillage (apraxie de l’habillage)

o Troubles des gestes figuratifs, symboliques ou expressifs (apraxie idéomotrice)

o Troubles des activités dans un espace représentatif (apraxie constructive)

- Troubles selon les parties du corps atteintes :

o Apraxie segmentaire (apraxie mélokinétique)

o Apraxie unilatérale (apraxie kinétique répulsive ou d’aimantation)

o Apraxie buccolinguo-faciale

o Apraxie du tronc et des membres inférieurs (apraxie tronco-pédale apraxie de la marche)

o Apraxie bilatérale

- Troubles selon les systèmes de communication :

o Trouble des gestes substitutifs du langage (aphasie des sourds-muets)

o Trouble des gestes accompagnant le langage (à rapprocher des dysprosodies)

o Troubles des gestes de la symbolique conventionnelle (apraxie idéomotrice)

o Troubles des gestes iconiques plus ou moins conventionnalisés (apraxie idéomotrice)

o Troubles des gestes d’indices (apraxie idéatoire et idéomotrice)

- Troubles selon la réponse au stimulus :

o Ordre verbal

o Imitation visuelle ou kinesthésique

o Stimulation auditive ou visuelle

Dans une volonté scientifique accrue, Hécaen suggère également de considérer les résultats des études génétiques afin d’examiner si l’étude du développement du geste permet également de distinguer des étapes marquant une dissociation entre les activités intentionnelles. Cela l’amène à classer différentes formes d’apraxie en fonction des stades piagétiens (voir Piaget, 1960) :

- Altération du Palier sensori-moteur : apraxies sensoriokinétiques de synthèse sensori-motrices.

- Altération du Palier intermédiaire sensori-moteur et symbolique : apractognosies somatospatiales, désorganisation entre corps et espace.

- Altération du Palier des représentations, des aspects figuratifs et opératifs : apraxies de formulation symbolique.

Pour les aspects symboliques deux groupes sont distingués :

- Le niveau figuratif du langage gestuel, de la codification : apraxie idéomotrice des gestes symboliques et expressifs.

- Le niveaux opératif : troubles de l’utilisation propositionnelle des objets et troubles de la programmation des gestes séquentiels.

En conclusion, Hécaen (1967) rappelle que des perturbations motrices, sensorielles ou intellectuelles peuvent influer sur le geste mais cela ne doit pas être confondu avec les apraxies même si elles peuvent en favoriser l’apparition ou leur donner une forme particulière. Comme pour le langage : « le sujet atteint d’agnosie visuelle d’objets utilisera

maniement, malgré le déficit moteur l’hémipératique pourra quoiqu’avec maladresse s’exprimer par gestes, l’incohérence gestuelle des déments ou du confus à aucun moment n’est assimilable à l’apraxie pas plus que l’automatisme psychomoteur de l’épileptique ou les bizarreries motrices des catatoniques… Il faut maintenir là la même distinction que celle que l’ont reconnaît entre incohérence du langage des déments, automatismes verbaux des épileptiques, troubles dysarthriques dus aux lésions sous-corticales, néologismes des schizophrènes d’une part et troubles du langage des aphasiques d’autre part » (p. 82).

Comme Luria, il nous semble que Hécaen amène ici des arguments allant dans le sens d’une dissociation du lieu de l’expression du trouble que peut être la gestualité, outillée ou non, et l’origine, la nature du trouble. Par ailleurs ses propositions et ses distinctions très détaillées, si elles ne sont pas toutes vérifiées expérimentalement, présentent néanmoins l’avantage d’être organisées dans un système logique tout à la fois proche et indépendant du langage qui prend également en compte le développement humain. Malheureusement, la question de l’utilisation d’objets n’est traitée qu’à travers l’hypothèse d’un déficit de séquentialisation des sorties motrices. La notion de séquentialisation est certes intéressante et à discuter à nouveau mais nous regrettons que la question de l’objet reste, ici, une affaire de motricité.

3-2- Poursuivre l'analogie avec le langage : Signoret et North (1979)

Comme Hécaen, ces auteurs proposent une analogie avec le langage. S’inspirant, comme ils le déclarent, des travaux linguistiques de De Saussure ou encore de Martinet sur la double nature du signe linguistique (signifiant-signifié) et la superposition de multiples articulations du langage où des traits pertinents s’associent en phonèmes qui s’associent eux- mêmes en monèmes lesquels constituent les syntagmes, Signoret et North (voir Sabouraud, 1995 ; Le Gall, 1998 ; Eustache et Blondel, 2000) proposent de distinguer des kinèmes et des gestèmes. Leur conception est une des premières à donner une définition au terme de "gestes". Pour eux, le geste à une double finalité de communication et d'utilisation mais sa structure fonctionnelle est unique. Tout geste est : « un comportement appris reliant un but –

communication ou utilisation – à une production motrice organisée » (p. 686).

Les kinèmes sont présentés comme relevant de la réalisation motrice du geste par analogie avec la réalisation sonore d’un message. Ce sont des actes moteurs élémentaires dont le défaut de choix et de combinaison constitue l'apraxie idéomotrice. Les perturbations qui

découlent d’un défaut d’actualisation des kinèmes seraient à rapprocher des troubles de désorganisation phonémique des aphasies : mauvais point d'insertion de la main dans une posture mais aussi mauvaise orientation d'un objet, par exemples. Cela est à distinguer des troubles des commandes motrices elles-mêmes, perturbant la synergie des muscles agonistes et antagonistes et caractérisant, par un défaut de mélodie cinétique, l'apraxie motrice mélokinétique.

Les kinèmes s’articulent en gestèmes qui se définissent soit par l’utilisation d’un objet soit par une fonction de communication. Ce sont des "sortes" de modèles internes de gestes, des représentations. Les gestèmes peuvent eux-mêmes se regrouper dans une séquence d’action constituant une "sorte" de syntaxe d’action. Leur altération correspondrait donc davantage à l’apraxie idéatoire. Les auteurs concèdent que la réalisation d'un geste isolé ne permet pas nécessairement d'identifier le niveau de perturbation. Une solution se trouve alors, comme chez Liepmann, dans les tâches d'imitation qui n'imposent pas le recours aux gestèmes.

Signoret et North, avec beaucoup de prudence, proposent un tableau de correspondance entre aphasie et apraxie (tableau I-2) :

Tableau I-2. Correspondances entre troubles phasiques et troubles praxiques (d’après Signoret et North, 1979).

Monèmes = paraphasies sémantiques Gestèmes = apraxie idéatoire Phonèmes = paraphasies phonémiques Kinèmes = apraxie idéomotrice

Réalisation phonémique = troubles arthriques Exécution motrice = apraxie mélokinétique

Cette approche est séduisante dans sa volonté d’analyser les troubles gestuels de manière structurelle et de décentrer l'analyse des troubles praxiques de la dichotomie gestes transitifs/gestes intransitifs. Toutefois, elle reste collée aux propositions de Liepmann et ne permet pas de se dégager des notions de représentation et d'apprentissage. Le Gall (1998) souligne l’intérêt des apports de la linguistique mais suggère également que les auteurs n’ont pas tiré toutes les conséquences de leur proposition. Il relève quelques problèmes théoriques sur la nature des kinèmes, leur mode d’analyse et pose la question de ce qui les distingue d’un trouble moteur ou de programmation. Sabouraud (1995) ajoute que la séparation entre

mouvement, kinème et gestème est peu opérationnelle car ces entités ne sont pas distingables à l’observation. La critique principale qui émane des travaux de Sabouraud (1995) et de Le Gall (1998) réside dans le fait que les kinèmes ou les gestèmes ne peuvent pas avoir une existence d’objets matériels, ils ne peuvent pas être objectivement ni répertoriés, ni additionnés. En ce sens, ces deux auteurs proposent qu’ils doivent plutôt être considérés comme des principes formels d’analyse. Toutefois, l’inspiration de Signoret et North (1979) à raisonner par analogie avec le langage reste à saluer pour l’effort de formalisation dans le champ du geste.

CONCLUSION

Il se dégage depuis Liepmann un certain nombre de points de repère sur la notion d’apraxie mais, du fait de confusions conceptuelles initiales, de nombreuses questions restent ouvertes sur l’apraxie en général, et sur les troubles d’utilisation d’objets en particulier. La taxinomie de Liepmann, précise en apparence, est en fait basée sur des concepts qui ne sont pas suffisamment définis, et comme les différentes classifications qui suivent conservent souvent un rapport avec cette taxinomie, elles ne permettent pas d’éclaircir le propos, bien au contraire.

Considérant les aspects généraux sur l’apraxie, une première critique concerne le principe de dissociation automatico-volontaire et les correspondances anatomo-cliniques. Il est consensuel depuis Liepmann que l’apraxie intéresse l’activité motrice volontaire. Cela devrait donc exclure de son champ les troubles d’expression unilatérale, rassemblés sous les termes d’apraxie motrice ou d’apraxie mélo-kinétique, qui ne sont pas astreints à la dissociation automatico-volontaire et sont à rapprocher de difficultés motrices élémentaires. Il est curieux que Liepmann ait gardé le terme d’apraxie pour ce type de troubles alors que simultanément, il isole l’apraxie des difficultés motrices élémentaires avec l’argument que son expression est bilatérale par lésions unilatérales.

Par ailleurs, comme le font remarquer Hanna-Pladdy et Rothi (2001) la confusion conceptuelle de la définition initiale de la notion de formule de mouvements, qui comprend à la fois l’idée globale du mouvement, l’objectif de l’action et une certaine représentation des paramètres temporo-spatiaux du mouvement, n’a de cesse de faire osciller l’apraxie entre des

points de vu très physiologiques, centrés sur l’exécution du geste et des conceptions plus psychologiques sur l’idée de l’action. Le regroupement par Liepman (1920) des apraxies mélo-kinétique et idéo-kinétique sous le terme d’apraxie motrice en opposition à l’apraxie idéatoire ne permet pas de dépasser ce problème de définition (Le Gall, 1992). Au contraire, cette distinction entre des aspects physiologiques intéressant la réalisation, la forme temporo- spatiale du mouvement et des aspects plus cognitifs concernant l’objectif, les étapes programmées de l’action, ne se superposent pas précisément avec la description des trois grandes formes d’apraxie et ne permettent pas d’y associer des épreuves et des erreurs caractéristiques. Leurs limites deviennent donc floues et leur évaluation difficile comme le montre le manque de consensus sur la délimitation des tableaux et le mode d’expression des troubles à la fin des années 70. En effet, les troubles d’imitation caractérisent principalement l’apraxie idéomotrice mais rien n’empêche également d’en attribuer certaines manifestations à une apraxie mélo-kinétique tout comme les défauts de pantomimes ou d’utilisation d’objets peuvent ressortir d’un déficit idéatoire ou idéomoteur. De plus, Liepmann fait de l’apraxie un désordre autonome, distinct des autres syndromes comme l’aphasie, l’agnosie ou encore l’asymbolie qui lui sont contemporains. Mais, la définition de l’apraxie idéatoire, en rapport avec un déficit touchant la construction des formules de mouvements, ne permet pas de l’extraire définitivement d’un problème symbolique, d’intelligence générale qui pourrait être commun avec des troubles perceptifs, du langage voire de mémoire.

Concernant plus particulièrement l’utilisation d’objets, le modèle associationniste à deux voies de Geschwind, qui s’arrête longuement sur des dissociations précises n’évoque que brièvement la question. Luria fournit une approche physiologique dynamique, dont il nous paraît intéressant de retenir l’idée d’une complémentarité antéro-postérieure du fonctionnement cérébral et du rôle des différents types de cortex dans les activités mentales. Cependant, cette approche dilue complètement la notion d’apraxie et particulièrement les troubles d’utilisation d’objets dont l’existence par lésions postérieures n’est pas même évoquée. De même, la séduisante approche sémiotique de Hécean, qui décline abondamment les troubles des capacités gestuelles, ne fait qu’une petite place aux troubles du maniement réel d’objets. Toutefois, comme pour Signoret et North (1979), nous retenons de lui la tentative de proposer un modèle logique et non plus physiologique, anatomo-clinique, et d’insister sur l’importance de ne pas confondre des troubles praxiques authentiques et des troubles d’une autre nature pouvant interférer sur le geste. Nous retenons également avec

Luria et Hécaen les notions de programme et de sélectivité qui restent à préciser (voir Le Gall, 1992). Enfin, Heilman et al. (1982) font pratiquement disparaître l’apraxie idéatoire au profit de plusieurs formes d’apraxie idéomotrice et contribuent, avec le concept d’engrammes moteurs, visuokinesthésiques, à créer une confusion sur les formules du mouvement qui ne sont plus créées mais stockées sous forme de représentations gestuelles.

Ainsi, ces distinctions et ces modélisations du concept d’apraxie ne permettent pas de fournir un cadre cohérent, simultanément explicatif des capacités humaines d’utilisation d’objets et des troubles qui pourraient représenter la manifestation de leur dégradation. Des troubles d’utilisation des objets sont plus particulièrement évoqués du côté de l’apraxie idéatoire mais la nature de ces troubles est confuse et l’intérêt qui leur est porté est réduit. Par ailleurs, ces premières modélisations sont construites de manière très clinique, descriptives des difficultés des patients mais elles ne s’articulent pas avec des connaissances sur le fonctionnement normal de la construction du geste qui pourraient permettre d’articuler les différents troubles ou d’en envisager d’autres et de créer de nouveaux modes d’observations. L’analogie avec le langage (Hécaen, 1967 ; Signoret et North, 1979) est une approche séduisante qui permet de décentrer un peu la problématique d’une perspective strictement anatomo-clinique pour aller vers des considérations un peu plus formelles, structurales, mais qui appelle des développements (Le Gall, 1992 ; Sabouraud, 1995). A ce stade une modélisation de l’activité gestuelle volontaire cohérente, avec une taxinomie précise des troubles gestuels et d’utilisation d’objets, est nécessaire. Elle doit plus particulièrement préciser la nature des mécanismes permettant de manipuler des objets, de les utiliser les uns avec les autres et de programmer l’action.

Chapitre II- LES MODÈLES DE L’APRAXIE ISSUS DE LA PSYCHOLOGIE COGNITIVE ET DE LA NEUROPSYCHOLOGIE

INTRODUCTION

Suite aux critiques faites à la taxinomie de Liepmann et aux modèles anatomo- cliniques, nous explorons dans cette partie les modélisations de l’apraxie issues de la psychologie et de la neuropsychologie cognitives. Les trois modèles auxquels nous allons nous intéresser présentent comme point commun d’être construits à partir de dissociations cliniques mais également à partir de connaissances du fonctionnement normal du contrôle gestuel et sur la base des théories du traitement de l’information. Au demeurant, ils s’articulent par plusieurs aspects avec les précédents modèles que nous avons examinés. Nous allons voir que, même remaniée, la distinction exécution-idéation reste très présente comme la distinction de plusieurs modalités d’entrée ou l’analogie avec le langage. Enfin, dans ces modèles le concept de représentation gestuelle devient crucial.