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Paul Smaїl ou l’invention d’une autonomie idéale à travers l’acculturation

Chapitre I Le roman beur est-il un roman de formation et d’apprentissage ? d’apprentissage ?

I.2 Les caractéristiques du roman de formation

I.2.10 Paul Smaїl ou l’invention d’une autonomie idéale à travers l’acculturation

Le jeune narrateur excelle à l’école et détient un parcours scolaire sans faute, contrairement à la précédente héroïne de Kiffe Kiffe demain, qui se désintéresse complètement de l’école. Par contre, nous constatons que le personnage de Smaїl est identique à celui de Begag, dans Le Gone du Chaâba. Le problème c’est que Sid Ali ne compte pas s’intégrer par le biais de l’école comme c’est le cas pour le jeune Azouz, mais tente de montrer qu’être un élève exemplaire n’est pas synonyme d’intégration. Le narrateur nous invite à un voyage, en littérature classique. Paul Smaїl use à la perfection de la littérature canonique française :

Votre fils, Papa Maman, votre fils, le troisième né, celui que vous avez honoré du titre de Sid - un pressentiment, sans Cloute : noblesse de caractère, hauteur de vue, courage, panache dignes du Cid - eh ouais, les taches de souche ignares, Cid et Sid, kifkif ! - ce Cid, héros de Corneille, dont j'ai étudié la pièce au lycée, moi aussi, fils d'immigré, et dont je pourrais réciter encore les stances, percé jusques au fond du cœur comme je le suis ! -, votre fils bien-aimé, papa maman, le voici en première S3.97

95 Ibid., p. 28.

96 Ibid., p. 265.

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En se substituant au personnage de Corneille et en opérant un jeu sur les homonymes Sid et Cid, Paul Smaїl laisse apparaître son dévouement pour la littérature française et sa maîtrise parfaite du code arabe. Cette connaissance érudite de la littérature classique dénote l’appartenance de l’écrivain à la culture française. Cela dit, la connaissance du code arabe se met en place pour tromper, encore fois, le lecteur naïf et lui faire croire que c’est toujours un Beur ou un Arabe qui parle. Cependant, l’histoire classique nous informe que le personnage du Cid reste un personnage incongru :

Le Cid de l'histoire est un condottiere brave, mais cruel et tout à fait dénué de scrupules. La légende l'idéalise de plus en plus ; mais il est encore bien rude […] dans le Poème du Cid. Si Corneille ne connaissait pas ces sources, il a lu certainement le Romancero, où le Cid est surtout présenté comme un héros bon et pieux.98

Le lecteur se trouve confronté à un personnage qui maîtrise même l’histoire et le contexte de la littérature française classique comme c’est cas du

Cid de Corneille, et se pose des questions sur la véritable identité de l’auteur.

Autrement dit, le lecteur se demande si un Beur peut connaitre dans les plus brefs détails la littérature française et ses contextes historiques. Il faut dire que si, dans Le Gone du Chaâba et Kiffe kiffe demain, les narrateurs font allusion à la littérature canonique française, comme signe d’une admiration et d’une fascination pour la culture française, Paul Smaїl lui, en fait une évocation beaucoup trop élogieuse. Un autre point attire notre attention, celui où notre héros préfère s’assoir au premier rang, pendant les cours de français : « Et ce fut la rentrée scolaire. Et, au cours de français, je m'assis, évidemment, au premier rang, sous l'estrade ».99 Cela nous fait penser au Gone du Chaâba, quand le petit Azouz décide de se mettre au premier rang à coté de Jean Marc Laville, le Français. Si le protagoniste de Paul Smaїl aime se mettre au premier rang pendant le cours de français, c’est qu’il veut montrer son amour pour la langue et la culture françaises, invitant, ainsi, le Beur à faire de même, aimer et

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http://www.archive.org/stream/nouveaularoussei03laro/nouveaularoussei03laro_djvu.t xt, consulté le 3 février 2012.

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respecter la langue et la culture française. Nous dirons alors que l’allusion ou l’intertexte dans le roman beur est un procédé de base de l’écriture beure. Nous pouvons donc considérer le procédé de l’intertexte comme un élément discursif faisant partie des constituants du roman beur, un lieu commun dans l’écriture beure. Ceci peut être lu, aussi, comme un cliché, car la réussite scolaire est un procédé d’intégration qui a servi longtemps comme repère d’intégration à beaucoup de Beurs. La stratégie scripturale de Paul Smaїl est plutôt féconde : tout en s’appuyant sur les anciens clichés, elle en crée de nouveaux. L’auteur dénonce de manière originale la présence de schèmes figés, tel le fait de généraliser tout le monde et de mettre tous les aînés fils d’immigrés dans le même moule, dans les écritures beures :

Allons ! Fermons les yeux une fois encore ! Faisons-le pour la France, une France pluridimensionnelle ! Une France multicolore ! Tolérante ! Moderne ! Allègre et royale à la fois ! Une France ouverte à-l'Autre- avec un grand A, l'Autre, ouoh, l'euh Autre ! Allons ! Suivons les instructions ministérielles, aidons ces gens-là ! Assumons (un m), n'assommons pas (deux m)! Pour une fois que nous tenons sous la main le parfait modèle d'intégration culturelle, celui qui peut vous réciter les Stances du Cid en entier, nous n'allons pas le briser, nous allons le placer sous vitrine, le chérubin, et l'épousseter au plumeau des compliments et des satisfécits : «Bien, Sid Ali ! On voit que tu ne perds pas ton temps collé devant la télé, toi, ou à zoner dans les galeries marchandes, ou à fumer du cannabis et à te saouler à la bière dans les caves de ta cité avec tes potes, toi ! Tu lis, toi, Sid Ali !100

L’ironie de Paul Smaїl, dans ce passage, se fait très bien ressentir. Il ironise sur la politique menée en France au sujet de l’immigration et de la problématique de l’intégration sociale. En disant que la France est un pays qui s’ouvre à l’autre, en réalité il pense tout à fait le contraire. En même temps, l’auteur se place, cette fois-ci, dans sa véritable peau de Français de souche, pour se permettre de se moquer du cliché d’intégration culturelle qu’est la littérature. En d’autres termes, Paul Smaїl pense que connaître parfaitement la littérature et la culture françaises ne veut, en aucun cas, dire que le Beur est intégré à cette culture.

Paul Smaїl opère un sidérant renversement dans la perspective narrative

100 Ibid., p. 250.

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du roman de formation. II faut savoir que le personnage, Sid Ali, est un intellectuel, un enfant surdoué, surtout pour les études littéraires, et très actif pendant les cours. Paul Smaїl met l’accent, particulièrement, sur les scènes que vit notre héros durant les cours de français. Jouissant d’une parfaite connaissance de la littérature française et du français, le jeune Sid Ali ne manque pas de corriger son professeur de littérature, Mme Rénal, pour lui montrer qu’il maîtrise Rimbaud mieux qu’elle. Si le professeur n’a rien à apprendre à son élève, c’est que notre personnage n’a guère besoin de formation. Le héros de Smaїl n’a pas besoin de construire son intelligence car, contrairement aux Beurs du quartier, notre protagoniste est réputé être intelligent. Il est à remarquer que, pour se distinguer de ses amis de la cité, Sid Ali s’adonne à la lecture. Notre héros aime lire les écrivains classiques : Le Cid de Corneille, Le Rouge et le Noir de Stendhal, en somme la littérature canonique française :

J'ai changé. Je ne vais pour ainsi dire plus zoner aux Halles.

Ce n'est plus assez bien pour moi. Le mercredi après-midi, ou le samedi, si je ne reste pas à bouquiner chez moi - Islam et Chrétienté, Croc-Blanc, L'Étranger, Le Malade imaginaire -, je vais aux Champs. Dans le RER, je ne fais plus mon numéro comme autrefois: je m'assieds, si je peux, et je bouquine. Indifférent aux regards narquois des lascars – ouah !101

Nous dirons qu’à travers cette citation, Paul Smaїl incite, une fois de plus, le Beur à la lecture. L’auteur accorde une importance sans pareil à la lecture des œuvres de la littérature française. Le Beur doit lire et se cultiver pour pouvoir un jour égaler le Français. Cependant, Sid Ali finit par faire ce constat amer qui consiste à dire que souvent les immigrés et fils d’immigrés finissent très mal, même ceux qui réussissent dans leurs études ou, du moins, ceux qui arrivent à niveau louable. L’auteur voit le Beur comme étant un être fainéant, bon à rien, ce qui ébranle l’attente du lecteur qui se trouve complètement désorienté, car le roman beur l’a habitué à percevoir la réussite scolaire comme étant le corolaire de la réussite sociale. Le stéréotype de la

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réussite à l’école fonctionne tel un porte-à-faux, avec sa caractéristique d’image figée. Et voila que la plume Smaїlienne sort de sa trajectoire et nous dirige vers un autre stéréotype, celui du Beur qui tombe, par fatalité ou selon une certaine providence, dans la délinquance et cela même, quand il réussit à l’école. Et sous ce prisme, il est fatalement déterminé par son origine et non pas par ses efforts et ses durs labeurs :

[…] Ahmed. Exceptionnel lui aussi, brillantissime…

Tiens, qu’est-il devenu, celui-là ? Tombé le nez dans la poudre blanche, comme beaucoup de ces gavroches. J’ai remarqué, chers collègues, que souvent ces fils d’immigrés qui réussissent à l’école puis dans le secondaire, et particulièrement les fils aînés, va savoir pourquoi ? s’accrochaient très jeunes aux drogues dures, se suicident à vingt ans à l’héro ou au crack.102

Les Beurs de banlieue sont souvent désignés comme des trafiquants de drogue et des délinquants. Paul Smaїl use de ce stéréotype de la délinquance et en fait une généralisation. A comprendre ce passage, tous les Beurs sont des drogués ou des délinquants. Le narrateur choisit une autre voie, celle du meurtre : « Ah ouais, vous ne savez pas pourquoi ? Ni pourquoi moi, qui ne suis pas l’aîné, mais le troisième, je vais m’accrocher très vite à l’assassinat. »103 Les deux citations que nous venons de relever sont un moyen de dire, avec beaucoup d’ironie noire, ce que l’on pense des Beurs. Ils finissent tous un jour par basculer dans le vide. Dans notre roman, le héros a bien basculé dans le crime et l’assassinat. Comme si leurs conditions de vie ne leur permettent en aucun cas de faire autrement, et cela, bien sûr, est archi-faux, puisqu’il existe des Beurs qui ont bien réussi leur vie et leur intégration par le biais de l’école républicaine. Le lecteur est accroché à un suspense, il perd le fil conducteur du sens projeté par l’énonciateur, tant il est confronté à une mise en discours d’une nébuleuse de stéréotypes souvent contradictoires. La subtilité de la plume de l’auteur a permis la mise en place d'une relation de complicité entre lui et le lecteur. Celui-ci, est, chaque fois, interpellé à participer, activement, à

102 Ibid., p. 251. 103 Ibid., p. 251.

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l'entreprise de mise à distance et de démontage des stéréotypes, et des clichés de la littérature, pour en ériger de nouveaux.

I.2.11 Le conformisme aux normes républicaines chez Paul Smaїl