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Le mariage comme moyen de stabilité et de reconnaissance sociale dans le récit de Faїza Guène

Chapitre I Le roman beur est-il un roman de formation et d’apprentissage ? d’apprentissage ?

I.2 Les caractéristiques du roman de formation

I.2.5 Le mariage comme moyen de stabilité et de reconnaissance sociale dans le récit de Faїza Guène

L’héroïne est en quête perpétuelle d’expériences nouvelles, afin de briser les entraves de l’espace et de dépasser les obstacles susceptibles de freiner ou de ralentir son ascension et son émancipation. Cela nous rappelle bel et bien la fonction du roman de formation. Le roman de Faїza Guène peut donc être inscrit dans la grande tradition allemande du roman de formation (Bildungsroman).Maintenant que nous avons compris que l’école ne fait point partie des projets de notre personnage, nous allons essayer de voir comment notre narratrice réussira-t-elle à se reformuler, au sein de son environnement.

La narratrice tient un discours sur le mariage, en s’imaginant derrière la caisse d’un Mc Donald, faisant une faveur à un client qu’elle aura peut être la chance d’épouser. Il faut dire que, dans Kiffe kiffe demain, la seule chose qui préoccupe les pensées de Doria, c’est le mariage, un mariage qu’elle aura choisi elle-même, un mariage d’amour et pas de raison, ni arrangé. Le mariage est donc, dans Kiffe kiffe demain, un thème d’écriture décisif. La narratrice ne voit d’autres solutions pour elle que de se marier et fonder une famille :

74 Ibid., p.14.

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Mais Hamoudi dit qu’il s’en fou du mariage. Que ça ne sert à rien. Que c’est une contrainte de plus. Comme si on n’en avait déjà pas assez comme ça. Il a raison. Sauf que moi, j’ai plus de famille. On est plus qu’une demi-famille maintenant76.

Avoir une vie conjugale est une sorte d’échappatoire pour notre protagoniste. Pour Doria, le mariage sert à combler la lacune engendrée par l’absence du père. A lire ce passage, nous soulignons un certain manque affectif chez la protagoniste au point de n’être intéressée que par le mariage. Ce mariage va-t-il lui apporter la stabilité qu’elle recherche ? La preuve que notre personnage est hanté par l’idée de se marier se voit quand elle apprend, par sa mère, que l’assistante sociale va bientôt se marier. Elle pense qu’elle a de la chance d’avoir trouver un mari. Elle rajoute même qu’elle est jalouse que son assistante se marie :

Notre assistante de la mairie, par contre, elle se fait pas prier pour raconter sa vie. J’ai appris par maman qu’elle allait se marier […] Nous, on s’en claque qu’elle se marie. C’est bon, elle a de la chance, on a compris.77

Doria va même jusqu’à raconter les rêves auxquels elle s’adonnait, quand elle n’était alors qu’une enfant. Elle rêvait d’épouser l’homme idéal, qui fera rêver toutes les autres filles. Elle imaginait un mariage magnifique : «J’imagine un super mariage, une cérémonie de ouf, une robe blanche avec plein de dentelles partout, un beau voile et une longue traine d’au moins quinze mètres.»78 A cet effet, le père est évoqué de nouveau, pour dire qu’il a failli encore une fois à ses prérogatives paternelles: «Le problème, c’est que celui qui doit me conduire à l’autel, c’est censé être mon connard de paternel. Mais comme il ne sera pas là, on sera obligé de tout annuler».79 La jeune narratrice fait allusion au mariage traditionnel religieux qui ne reconnait pas le mariage de la femme sans la présence du père ou, dans le cas de l’absence de ce dernier, d’un autre tuteur puisque, dans la culture arabo-musulmane, la femme demeure

76 Ibid., p. 28. 77 Ibid., p. 40. 78 Ibid., p. 41. 79 Ibid., p. 42.

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mineure jusqu’à ce qu’elle se marie. La jeune héroïne ne manque pas de narrer l’histoire d’une jeune fille qui est tombée malade, parce qu’elle a été ensorcelée avant son mariage. Le lecteur est attiré par le mal, voire l’envie qui existe dans la société et qui cible surtout la jeune fille. Même la littérature, que notre personnage aime lire, est une littérature qui raconte des histoires d’amour et de mariages.

Doria raconte, nous faisant part d’un roman qu’elle a lu, Coup de foudre

au Sahara. Cette mise en abîme narre une histoire d’amour qu’elle jugera

bizarre par l’incompatibilité physique des deux personnages. L’héroïne calque cette histoire sur la relation qu’entretiennent les personnages d’Hamoudi et de Karine, une jeune Française. Un moyen de dire que ces derniers sont incompatibles physiquement et que, c’est de l’ordre de l’incongru de réunir deux races différentes, l’une d’origine européenne et l’autre d’origine arabe. Doria fait allusion au faciès, souvent considéré comme une figure représentative de l’étranger et du principe de l’étrangeté.

Doria continue d’évoquer le mariage, en parlant, cette fois-ci, d’une jeune fille qui ouvre, dans le quartier, un salon de coiffure et, pour Doria, ce commerce ne fonctionne que lorsqu’il y’ a des mariages dans le quartier. Par la même occasion, elle cite un éventuel mariage, celui d’Aziz l’épicier avec une certaine femme qui vit au Maroc. Doria est abasourdie, car elle pensait qu’Aziz voulait épouser sa mère. Et en fin de compte, l’heureuse élue est une fille du Maroc. Doria appelle cela « un mariage import-export ».80 Doria n’a rien dit du mariage d’Aziz à sa mère. Elle ne voulait pas la blesser. Aziz a organisé une grande fête pour célébrer son mariage. Il a fait appel à un orchestre de Fès et des « négafas », un mot qui désigne des marieuses chargées de l’organisation du mariage. Pour comble de malchance, Doria et sa mère n’ont pas été conviées à la cérémonie. Dans un autre passage, Doria finit par déclarer : « C’est dur d’être séparé des gens qui comptent pour nous… Je pense à tante Zohra et à Youssef et puis à d’autres gens »81

.Cette phrase laisse entendre qu’une personne manque à Doria. Cette personne pourrait bien être son père, mais elle refuse de le dire, car au fond d’elle-même, elle est révoltée par cet

80 Ibid., p. 112.

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abandon et cette insouciance paternelle vis-à-vis de sa fille. A la séance d’entrevue psychologique, Mme Burleau demande à Doria si elle voulait bien que sa mère refasse sa vie avec un autre homme et Doria répond par un oui.

Doria ne manque pas de raconter l’histoire du mariage de Lila, une femme d’origine algérienne qui décide de se marier avec un breton. Les deux familles étaient contre cette union, sous prétexte que les deux familles ne partagent ni la même origine, ni la même culture. Du coté du mari, ils sont tous bretons de pères en fils ; la fille est issue d’une famille musulmane soucieuse de conserver les rites et les traditions ancestraux. L’union de Lila et du Breton semble traduire une rupture avec les traditions, la culture et la religion :

Le problème c’est que les deux familles étaient contre cette union. Dans la famille du père de Sarah, ils sont bretons depuis au moins…je sais pas moi…dix-huit générations, alors que chez Lila, c’est tendance famille algérienne traditionnelle soucieuse de préserver les coutumes et la religion. 82

Il faut dire que le mariage structure bien le récit de notre narratrice. Elle se dit que Nabil, un personnage qu’elle qualifie de moche, pourrait être l’époux idéal pour elle. En fait, à lire ce passage, nous réalisons que Doria voit le mariage en termes d’intérêts et d’attentions. Le fait que Nabil l’ait aidée à maintes reprises, cela a tissé un lien entre eux. Un lien parce qu’il a accepté d’aider une jeune fille en difficulté d’apprentissage et aussi un lien intéressé dans le sens où Doria songe à se marier avec lui parce qu’il l’a aidée : « Si ça se trouve, l’homme idéal que je regarde même pas et avec qui j’aurai deux enfants plus tard, c’est Nabil ».83

Et elle rajoute :

Avant, je me foutais de sa gueule, je disais que ce mec était une tache et d’autres trucs comme ça. Mais si j’analyse la situation, je vois qu’il m’a aidée pendant des mois en échange de rien, et surtout qu’il a été très courageux d’oser m’embrasser par surprise en prenant le risque de recevoir un coup.84

Elle invite le lecteur à adhérer à son opinion, qu’après tout, les défauts physiques de Nabil seront compensés par son courage et son exemplarité

82 Ibid., p. 127-128.

83 Ibid., p. 129.

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paternelle. La jeune Doria ne cesse de négocier, il y a toujours pertes et gains dans sa vie et ce, dans tous les domaines.

La narratrice s’oppose cette fois-ci aux mœurs de la société maghrébine en banlieue :

Dans mon immeuble, il y a une fille qui est détenue au onzième étage. Elle s’appelle Samra et elle a dix-neuf ans. Son frère la suit partout. Il l’empêche de sortir quand elle rentre un peu plus tard que d’habitude des cours, il l’a ramène par les cheveux et le père finit le travail.85

Notre narratrice dénonce, virulemment, certaines pratiques

traditionnelles en banlieue liées au pays d'origine, et les voit comme étant très

répressives pour la femme. Ce qui constitue le facteur, par excellence, de la non émancipation de la femme beure. Le personnage de Samra finit par quitter la maison. Les habitants l’auraient aperçue pas loin de la cité et les rumeurs courent qu’elle s’est enfui de chez elle pour vivre librement avec un homme qu’elle a rencontré. La narratrice est bien contente pour elle, car certes elle a fugué, mais elle est libre maintenant. La narratrice invite le lecteur à voir les divers facteurs de libération de la femme tels que contracter un mariage avec un étranger, fuguer à la recherche d’autres horizons. Faїza Guène rejette ce contrôle démesuré des mœurs, qu’exerce le patriarche au sein de la famille maghrébine.

Un autre critère du roman de formation surgit dans le récit de Guène, l’errance et le déplacement, mais cette fois-ci, il s’agit plutôt d’un déplacement onirique. Le rêve représente pour Doria une mise en lumière de soi, afin de sortir de l’ombre de la banlieue. Constatant son impuissance à mettre ses compétences en lumière, Doria se réfugie dans le rêve qui lui permet l’errance d’un espace réel « HLM » vers un autre espace, virtuel peut être, mais permettant un vrai déplacement psychique, facilitant la réussite et la reconnaissance de soi par l’Autre :

Ça fait déjà plusieurs nuits que je fais le même rêve. Un de ces rêves chelous dont on se souvient parfaitement au réveil et qu’on est capable de raconter au détail prés. J’ouvrais la fenêtre et j’avais le soleil qui me tapait fort dans le visage. J’arrivais même plus à ouvrir les yeux. J’ai passé mes jambes par-dessus

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la fenêtre jusqu’à me retrouver assise sur le rebord, puis d’un élan, je me suis envolée. J’allais de plus en plus haut, je voyais les HLM qui s’éloignaient et devenaient de plus en plus petits […] c’était plutôt dur de revenir à la réalité de cette façon.86

Ce passage nous a beaucoup interpelé quant à l’avenir de la jeune Doria et ses ambitions. On comprendra, par cette citation, que Doria se voit propulser en société. Elle rêve de pouvoir un jour quitter les HLM pour une meilleure ascension sociale. Le soleil est comme la lumière de la réussite et voir les HLM s’éloigner ressemble plutôt à un déménagement. L’envol est perçu, quant à lui, comme une ascension et une réussite sociales. Une autre citation met en scène l’idée de déplacement : « Bref, j’ai ouvert mon atlas au planisphère, là où le monde tient en une seule page. Et comme je galérais pas mal, j’ai tracé un itinéraire sur la carte pour partir. C’était le chemin que j’allais faire plus tard… »87

A travers cette écriture romanesque, la jeune narratrice a brisé tous les tabous entravant la liberté et l’émancipation de la femme en rayant, des consciences, toute trace de soumission. Y a-t-il plus réducteur et plus simplificateur pour la femme que le cliché de la soumission ? L’analyse narrative, que nous venons d’effectuer, nous a permis de plonger, à travers le « je/jeu » de l’autofiction, à la fois, dans la vie du personnage Doria et dans la vision du monde féministe de l’écrivaine. Ainsi, avons-nous suivi cette jeune narratrice jusque dans ses rêves les plus fous. Nous dirons que Guène est une écrivaine hors pair, qui s’engage, à travers la voix de sa narratrice, dans la lutte contre le sexisme et la misogynie. La narratrice prend la défense de la femme en lui attribuant caractère et liberté. A ce propos, la féministe Antoinette Fouque défend l’idée que :

L’avenir sera ce que les femmes qui ont trente ans aujourd’hui feront de leur héritage. (…) Nos filles, si elles ont le courage de compter sur leurs propres forces, pourront compter sur elles et sur les hommes libérés de la peur, de l’envie, les hommes de bonne volonté88…

86

Ibid., p. 71.

87 Ibid., p. 72.

88 Antoinette Fouque, Il y a 2 sexes- Essais de féminologie, Paris, Gallimard, coll. Le Débat, 2004.

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Il n’y a pas que l’émaciation de la femme qui intéresse notre jeune narratrice. Elle prône aussi la mixité sociale et se bat pour la tolérance sociale :

Quand j’étais petite et que ma maman m’emmenait au bac à sable, aucun enfant ne voulait jouer avec moi. J’appelais ça « le bac à sable des Français », parce qu’il se trouvait au cœur de la zone pavillonnaire et qu’il y avait surtout des familles d’origine française qui y habitaient. Une fois, ils faisaient tous une ronde et qu’ils ont refusé de me donner la main parce que c’était le lendemain de l’aïd, la fête du mouton, et que maman m’avait mis du henné sur la paume de la main droite. Ces petites tètes à claques croyaient que j’étais sale.89

Notre protagoniste se trouve confrontée à un problème culturel. Les enfants issus de familles françaises ne savent pas ce qu’est le henné, encore moins ce qu’est l’aïd. Mais, l’enfant de culture maghrébine ressent cela comme une véritable intolérance et le refus des autres enfants prend une dimension significative chez la petite maghrébine.

Ce que nous pouvons constaté dans le roman de Faїza Guène, Kiffe kiffe

demain, c’est que la protagoniste se fait sa propre formation et construit son

propre apprentissage. Comme dans Le Gone du Chaâba, l’héroïne de Kiffe kiffe

demain s’oppose aux mœurs de sa société d’origine qui réduit sa condition de

femme, l’empêchant ainsi d’atteindre son objectif, l’ascension sociale. Le parcours formateur de Doria est marqué par le féminisme et l’émancipation de la femme beure. Il est indépendant de l’école républicaine, ce qui nous amène à dire que la rue ainsi que la société en banlieue jouent le rôle de l’école, où Doria fait son apprentissage et achemine sa promotion sociale. Nous finirons par dire que le roman de formation prend toute une autre tournure dans le roman de Faїza Guène. Certes, il remplie les critères du Bildugsroman, à savoir, l’héroïne qui s’oppose à son environnement, le bilan du passé qui est fait par les soins de l’autofiction, l’appropriation d’expériences nouvelles par notre protagoniste et sa réconciliation avec le monde, mais subsiste, tout de même, un décalage important par rapport au parcours de formation que nous lisons dans ce que nous avons désigné comme modèle de Bildugsroman beur,

Le Gone du Chaâba. En d’autres termes, l’école qui occupe tout le décor

89 Faїza Guène, op.cit., p. 89-90.

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formateur du Gone du Chaâba importe peu dans le roman de la féministe Faїza Guène.

Nous pourrions dire alors que, dans ce roman, Faїza Guène se lance dans une écriture féministe, pour promouvoir les droits et les libertés de la femme arabo-musulmane. La subtilité de son écriture réussit, tout au long de cette aventure romanesque, à mettre en scène des héros et antihéros pour dire que la femme, poussée par les affres de la vie quotidienne, crie continuellement à la liberté. Doria, le protagoniste de Faїza Guène, après s’être efforcée de se libérer de la tradition et épouser la modernité, rejette les aspects de la culture d’origine et recherche un certain conformisme avec la communauté d’accueil, en tentant une stratégie d’insertion pour ne pas dire d'assimilation. Ce roman, écrit pour un public en quête ou en attente de modèle d’émancipation féminine, se trouve submergé par cette écriture si audacieuse et exceptionnelle fondée sur la rébellion contre les clichés et les stéréotypes sociaux.

I.2.6 A travers le poncif, Paul Smaїl pastiche le roman