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PATHOLOGIES SOCIALES DU MONDE DE L’ÉDUCATION

Si la première partie de cette thèse nous a permis d’inscrire la théorie de l’agir communicationnel dans la tradition philosophique rationaliste et d’en expliciter les fondements au regard du triple mandat que se donne Habermas dans les toutes premières pages de la TAC (proposer successivement un concept de rationalité qui résiste à celui de raison instrumentale et une définition de la société à double niveau qui, ensemble, jettent les bases d’une nouvelle théorie du Moderne), cette seconde partie vise à articuler les thèses habermassiennes à une analyse philosophique et sociologique de l’éducation moderne et contemporaine : moderne, d’abord, car la TAC offre au sociologue et philosophe de l’éducation un système théorique susceptible d’expliquer, comme le fait Habermas pour éclaircir les rouages de la modernisation des sociétés capitalistes avancées, les différents processus par lesquels s’est constituée l’éducation moderne comme forme organisée, institutionnalisée, bureaucratisée et judiciarisée de transmission culturelle. Mais l’éducation contemporaine est tout aussi concernée par les thèses défendues dans la TAC, et plus spécifiquement par le concept de rationalité proposé par Habermas : quelles impasses et quels questionnements soulève, pour la philosophie de l’éducation, une théorie rationaliste qui nie le potentiel de rationalité communicationnel de l’enfant? De quelle manière cette négation ne participe-t-elle pas d’un rejet de l’enfance caractéristique de l’éducation moderne prolongé jusqu’à nos jours et, ultimement, quels paradoxes ou incohérences résistent à une théorie qui, visant l’émancipation et la libération des individus par l’agir communicationnel, en refuse tout de même l’accès à ceux qui subissent, selon nous, le plus fortement les conséquences d’une colonisation du monde vécu?

Ainsi, le chapitre 3 de cette seconde partie se fonde spécifiquement sur une analyse, appuyée sur les conceptualisations habermassiennes, des processus de disjonction et de colonisation aux fondements de l’éducation et de l’école modernes. En effet, c’est au sein des thèses de la disjonction entre système et monde vécu et de la colonisation intérieure que loge le cœur de la TAC : ce sont ces théorisations qui permettent à Habermas de lier le concept de rationalité communicationnelle à sa négation,

126 toujours plus forte, au sein de la Modernité; ce sont aussi ces thèses qui sont aux sources de la théorie habermassienne du Moderne, soit d’une analyse des pathologies sociales découlant directement de ces processus de disjonction et de colonisation. Comment l’éducation, dans la Modernité, passe donc d’une sphère intime et familiale profondément attachée au monde vécu des individus à une pratique essentiellement institutionnalisée, normée et organisée, et de quelle façon la TAC habermassienne nous permet-elle d’expliquer les rouages sociologiques et idéologiques de ce passage? Pour répondre à cette question, qui constitue le fil conducteur de ce troisième chapitre, nous divisons ce dernier en deux sections dont la première vise la caractérisation de la disjonction entre monde vécu familial et système scolaire organisé : quels étaient la nature et le fonctionnement de l’éducation prémoderne comme sphère de vie privée? Comment l’agir communicationnel et l’entente intersubjective étaient alors préservés au sein de ce monde vécu, et de quelle façon s’est enclenché le processus de disjonction qui l’a finalement séparé des impératifs étatiques?

La seconde section, articulant la thèse habermassienne de la colonisation intérieure du monde vécu à la sphère éducative moderne, vise à mettre en lumière deux phénomènes, illustrés par Habermas dans la TAC, qui se transposent aisément au monde de l’éducation : 1) le culte de l’expertise tel qu’initialement décrit par Weber, puis repris par le philosophe, et 2) la mise en forme juridique et l’extension du droit dans les sociétés modernes. De quelle manière, suite au processus de disjonction, l’État et les mécanismes bureaucratiques, administratifs et juridiques colonisent le monde vécu des parents, des enseignants et des enfants scolarisés au point de départir ces derniers de leur autonomie et de leur liberté? Et comment le culte moderne de l’expertise en vient-il à proposer des méthodes pédagogiques et attitudes professionnelles suffisamment contraignantes pour que s’en suivent des possibilités d’aliénation, de dépersonnalisation et de démotivation professionnelles chez les enseignants?

Toutefois, si la TAC offre un système théorique fort de ses prétentions universalistes et susceptible d’éclairer les processus sociaux au cœur des transformations historiques, symboliques et institutionnelles de l’école, elle ne fournit qu’un concept de

127 rationalité tout à fait limité, voire inutile pour une philosophie éducative désireuse de s’appuyer sur les potentialités émancipatoires et libératrices qu’elle sous-tend : le quatrième et dernier chapitre de notre étude s’attaque donc de front à la question de la rationalité infantile, et présente la thèse de l’absence inquiétante de l’enfant dans les modèles rationalistes en philosophie de l’éducation, problématique pour laquelle le corpus habermassien est tout sauf éclairant. Il s’agit donc d’un chapitre final qui constitue à la fois une critique et un prolongement de la rationalité habermassienne, et qui boucle notre étude par un retour incontournable à la problématique de la raison ayant inauguré cette thèse : Habermas est, avant tout, un philosophe rationaliste qui s’inscrit dans une tradition intellectuelle précise, et cette tradition entretient, depuis toujours, une série de liens étroits avec l’éducation. Dès lors, comment penser l’éducation au regard de la question de la rationalité, et ce, suivant les théories des principaux représentants du rationalisme antique, moderne et contemporain?

Puisque Habermas, comme la grande majorité de ses prédécesseurs, ne reconnaît pas l’enfance comme partie intégrante de sa définition de l’agir communicationnel au regard des participants qui y contribuent quotidiennement, il s’avère difficile de penser une philosophie éducative s’inscrivant dans un paradigme rationaliste considérant que l’enfant lui-même, comme principal destinataire de l’éducation prévue par le système social auquel il appartient, n’est pas doté de raison pour le philosophe. Comment, donc, renouveler certains apports théoriques habermassiens issus de la TAC et qui, nous le croyons, recèlent un potentiel théorique fort intéressant pour certaines pratiques éducatives visant la pensée critique et l’émancipation? Telles sont quelques-unes des questions aux fondements de ce dernier chapitre, réflexions qui s’inspirent grandement de l’absence, dans la grande majorité des écrits destinés à une articulation de la pensée habermassienne à l’éducation, de cette impasse théorique pourtant incontournable pour une juste application de la TAC à différents phénomènes éducatifs.

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