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PARTIE I: LA TRADITION RATIONALISTE COMME SOL

1.1 Histoire moderne de la Raison : trois temps de ruptures et prolongements

1.1.2 Idéalisme allemand et Raison

La pensée de Hegel est largement reconnue comme l’une des plus complexes de l’histoire de la philosophie, et ne pourrait de ce fait être proprement discutée dans le cadre limité des pages suivantes. Ce qui nous importe ici est plutôt de rendre compte, fort grossièrement, d’un nouveau visage emprunté par la rationalité dans le système théorique hégélien : parce qu’elle est d’abord profondément marquée par la pensée kantienne que nous venons de voir et, surtout, parce que la théorie critique de l’École de Francfort ne

26 peut être comprise sans une exposition minimale de l’influence hégélienne chez ses principaux théoriciens, la question de la rationalité chez Hegel ne peut être évitée.

Le premier problème qui se pose à la compréhension de la Raison chez Hegel est celui du vocabulaire particulier employé par le philosophe pour la caractériser. À cet égard, les clarifications de Grégoire sont certainement utiles :

Rappelons, tout d’abord, ce que Hegel entend par rationnel et par raison. Le rationnel est l’ensemble des essences possibles, dialectiquement enchaînées, et qui, à titre de souverainement parfait, exige d’être. En d’autres termes, l’ensemble des réalités effectives (passées, présentes et futures), en tant que dialectiquement structuré, et, pour cette raison, nécessaire. La raison (…) consiste dans la connaissance purement a priori de l’ensemble des essences possibles dialectiquement liées et de son existence nécessaire. (…) Au total, c’est donc parce que le rationnel, y compris, à son sommet, la raison, exige d’être, est pour soi et par soi, que la raison est. Le rationnel est le fondement et la fin de la raison. (Grégoire, 1940, p.252-258)

Ce couple corrélatif s’engage non pas, comme chez Kant, dans la réalisation rationnelle de l’autonomie du sujet critique, mais plutôt dans celle de l’Esprit (Geist) comme sorte de conscience générale, d’essence unique commune à tous les hommes qui permet notamment de résoudre les problèmes épistémologiques apparentés à la dysharmonie entre sujet et objet (Solomon, 1970, p.642). C’est en ce sens que la rationalité hégélienne est articulée dans un rapport totalisant entre Raison et rationalité dans l’Esprit, comme le souligne Taylor :

Mais tout change si la volonté dont l’homme doit réaliser l’autonomie n’est pas celle de l’homme seul, mais celle du Geist. Elle a alors pour contenu l’Idée qui produit un monde différencié à partir d’elle-même, de sorte que disparaît l’absence de fondement à l’action. Nous dirons alors que chez Hegel la volonté rationnelle libre échappe au vide parce que, contrairement à celle de Kant, elle ne demeure pas seulement universelle, mais produit, à l’extérieur d’elle-même, un contenu particulier. Telle est, en effet, sa prérogative en tant que sujet cosmique. Elle est l’Idée absolue qui déploie un monde différencié. (Taylor, 1998, p.80)

27 Chez Hegel, donc, la Raison se départ de la scission qui la caractérise, depuis Platon, comme faculté subjective en rapport parallèle à un monde ordonné, lui-même doté de rationalité. Au contraire, au sein du système hégélien qui vise la totalisation et l’unification de la pensée et de l’Histoire,

La raison ne désigne en premier lieu ni une faculté subjective ni une entité objective mais un rapport de réconciliation entre le sujet et l’objet – quels que soient par ailleurs le sujet et l’objet concernés. La raison nomme ainsi un moment de chaque processus systématique, à savoir le troisième, et s’oppose à l’immédiateté du premier moment et à la scission du deuxième. La raison correspond à l’unité des contraires, et plus précisément à une unité qui respecte l’autonomie des termes associés. Est rationnel, au sein d’un cycle quelconque, le moment où un principe intérieur gouverne de manière cohérente une extériorité différenciée. (…) Est rationnel le sujet qui rend compte par lui- même de son objectivité. Pour utiliser un lexique post-hégélien, on dira que cette définition de la raison n’est pas substantielle mais procédurale. Ou plutôt, en termes hégéliens cette fois-ci, que la raison n’est pas caractérisée par un contenu déterminé mais par une forme d’activité, celle qui assure l’unification de moments scindés. C’est pourquoi elle n’apparaît jamais qu’en situation, et constitue, au sein d’un cycle, la phase de la réconciliation. (Marmasse, 2011, p.27)

Il en est de même, à certains égards, de l’interprétation habermassienne qui se fait également sous le sceau de la réunion d’un monde différencié, soit « a priori comme une puissance non seulement qui différencie et disjoint le système des situations vécues, mais aussi qui les réunit » (Habermas, 1988, p.32). Habermas, dans le Discours philosophique de la Modernité (1988), procédera toutefois à une critique de la conception hégélienne ainsi que de celle des jeunes hégéliens se réclamant de son influence, s’appuyant principalement sur les failles de l’argumentation permettant à Hegel d’« assurer » le caractère unificateur de la Raison et de l’Absolu :

Two related (reasons) are given to this failure. Although having previously applauded Hegel’s firm adherence to the modern ‘‘principle’’, Habermas now takes him to task for remaining hostage to a self-enclosed subjectivity unable to perform a synthetic function. ‘‘With the notion of the absolute (spirit)’’, we

28 read, ‘‘Hegel regresses behind the intuitions of his youth: he

conceives the overcoming of subjectivity only within the limits of the philosophy of the subject’’. By claiming the power of synthesis for absolute reason or subjectivity, Hegel is said to have feigned reconciliation by a slight-of-hand: ‘‘He would have had to demonstrate, rather than merely presuppose that (absolute) reason – which is more than abstract Verstand – can strictly reconcile or unify those divisions which reason also must discursively disassemble’’. (Dallmayr, 1987, p.688)

En d’autres termes, l’héritage hégélien représente pour Habermas l’enfermement épistémologique au sein duquel se confinent les philosophies du sujet qui ne peuvent appréhender l’objectivité que dans un simple rapport circulaire à soi-même et à sa propre conscience : doublée d’une nature exagérément contemplative, et donc passive, la perspective hégélienne ne donne ainsi aucune arme pratique permettant la participation des individus aux processus sociaux, historiques et politiques vécus (Dallmayr, 1987, p.688). Il serait toutefois malheureux de ne pas reconnaître et esquisser le « moment nécessaire » (Ezoua, 2003, p.1) que représente la pensée de Hegel dans la constitution de la rationalité habermassienne, que ce moment soit purement négatif ou prolongatif; en effet, il est généralement reconnu qu’Hegel et Habermas partagent, à certains égards, une critique de la liberté et de la morale kantiennes articulée autour de la notion de Raison :

On the one hand, Kant and his followers defend a version of the moral standpoint, that consists in formal and universally valid principles, which have their basis in rationality. On the other, Hegel and his followers claim that formally valid moral principles are themselves historically and socially situated; that they only accrue validity within a set of distinctively ‘modern’ cultural practices and political institutions, which are the product of an historical evolution, and are not in need of any further justification. Discourse Ethics (…) represents arguably the most explicit and thoroughgoing attempt to overcome this disjunction and to define and defend a position in normative ethics between Kant and Hegel. (…) Roughly speaking, Habermas immunises the moral standpoint against Hegel’s critique by weakening Kant’s conception of normative moral theory, or, in Habermas’ eyes, liberating Kant’s moral theory from its metaphysical presuppositions. (Finlayson, 1999, p.29)

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Dit fort simplement, la liberté kantienne s’arrime à l’idée qu’elle est un « fait de la raison », sine qua non de la moralité elle-même : la critique d’Hegel concerne

le fait que les principes moraux kantiens présupposent une liberté jamais inscrite dans les contextes historiques, ou en lien nécessaire avec le Monde (Miller, 2002, p.65) :

Particularly important is the way that Hegel transcends Rousseau and Kant in embodying morality within the empirical and political world. The problem of ‘‘rational freedom’’ becomes the nature of its embodiment, the question of whether or not the state is the appropriate location of freedom. (…) Hegel rejects Kantian individualism and Rousseauan democracy not for their radical implications but for their failure to appreciate the extent to which freedom requires a supporting institutionnal and social environment. (Critchley, 2001, p.5)

Ces considérations ont un impact majeur sur les liens entre rationalité et liberté tels que les conçoit Habermas dans l’ensemble de son œuvre : s’il rejoint Hegel dans l’idée d’une nécessité pratique pour la liberté rationnelle, il s’oppose radicalement à celle d’un impératif d’incarnation de la liberté dans les institutions étatiques. Pour Habermas, la défense idéaliste d’Hegel d’une forme d’institutionnalisation harmonieuse de la liberté des individus suppose une vision de la Modernité complètement ignorante des réalités modernes elles-mêmes :

Il réfléchit son époque dans une période qui voit s’effondrer les modèles classiques. Il présuppose donc, pour la réconciliation que le destin réserverait à la modernité décadente, une totalité morale qui n’a pas ses racines dans le sol de la modernité, mais qui est empruntée à une vision idéalisée du passé renvoyant à la fois à la polis grecque et à la pratique religieuse des premières communautés chrétiennes. (…) Il est fort possible que ce soit là la raison pour laquelle Hegel, ne poussant pas plus avant les prémisses d’une raison communicationnelle – pourtant clairement dégagée dans ses écrits de jeunesse –, a alors développé, quand il enseigna à Iéna, un concept d’Absolu qu’il pût dans les limites d’une philosophie du sujet, substituer aux modèles de l’Antiquité grecque et chrétienne – mais c’était, à vrai dire, au prix d’un nouveau dilemme. (Habermas, 1988, p.35)

30 Ce nouveau dilemme, c’est celui d’un État moderne qui, en se fondant dans l’Absolu hégélien, entraînerait que « les mouvements politiques qui transgresseraient les limites fixées par la philosophie iraient, selon Hegel, à l’encontre de la raison elle-même » (Habermas, 1988, p.49). La philosophie hégélienne de l’État, institutionnalisme total et totalisant, couvre le problème fondamental auquel s’adresse toute l’œuvre d’Habermas, soit la nécessité de fonder une philosophie de la modernité capable d’autocritique :

Hegel n’est pas le premier philosophe qui appartienne à la modernité, mais c’est le premier pour lequel elle soit devenue un problème. C’est dans sa théorie, d’abord, qu’apparaît cette constellation conceptuelle regroupant modernité, conscience du temps et rationalité. Or, en faisant en sorte que la rationalité – gonflée en esprit absolu – neutralise les conditions qui avaient permis à la modernité d’accéder à une conscience d’elle-même, Hegel a, de son propre fait, brisé cette constellation et, partant, n’a pas résolu le problème que représente, pour toute la modernité, le fait de trouver ses propres garanties en elle-même. (Habermas, 1988, p.52)

Mais avant d’en arriver au moment où l’École de Francfort et Habermas repenseront cette rationalité moderne, il nous faut d’abord passer par ceux qui l’ont radicalement déconstruite.