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Austin et les actes de langage aux fondements de la TAC

CHAPITRE II: La Théorie de l’agir communicationnel (1981)

2.1 Le concept de rationalité communicationnelle

2.1.2 Austin et les actes de langage aux fondements de la TAC

Comme nous l’avons vu, Habermas insiste fortement, dans son analyse des théories wébériennes, sur l’absence de la composante intercompréhensive des relations sociales. Mais quelle définition exacte donne-t-il de l’intercompréhension, avant de passer à l’étude formelle des actes de langage lui permettant de fonder ses thèses communicationnelles?

81 Afin d’expliquer ce que je veux dire par « attitude orientée vers

l’intercompréhension », il me faut analyser le concept d’« intercompréhension ». Il ne s’agit pas par là des prédicats qu’applique un observateur lorsqu’il décrit des procès d’intercompréhension, mais du savoir pré-théorique de locuteurs compétents qui peuvent, par eux-mêmes, distinguer intuitivement quand ils exercent une influence sur d’autres et quand ils s’entendent (sich verständigen) avec d’autres; des locuteurs qui savent en outre quand des tentatives d’intercompréhension (Verständigung) échouent. (Habermas, 1987a, T1, p.296)

De là, l’intercompréhension représente ce procès d’entente entre des sujets capables de parler et d’agir, et non une catégorie analytique dont seuls les sociologues ou les linguistes détiennent la clé : il s’agit d’une perspective située et rendue aux acteurs qui permet, nous le verrons plus tard, d’assurer les possibilités d’autonomie et d’émancipation des individus et de la société dans le cadre d’une théorie critique. C’est d’ailleurs ce qui permet à Habermas de prendre ses distances avec le totalitarisme de la rationalité instrumentale :

Un accord obtenu communicationnellement, ou présupposé ensemble, dans l’agir communicationnel, est propositionnellement différencié. Grâce à cette structure langagière, l’accord ne peut pas être induit par une simple influence exercée de l’extérieur, il doit être accepté comme valide par les participants. Pour cette raison, il se distingue d’une concordance (Übereinstimmung) purement factuelle. Les procès d’intercompréhension visent un accord qui satisfasse aux conditions d’un assentiment (Zustimmung), rationnellement motivé, au contenu d’une expression. Un accord obtenu par la communication, a un fondement rationnel : il ne peut notamment être imposé d’aucun côté, que ce soit instrumentalement, par l’intervention directe dans la situation d’action, ou stratégiquement, par l’influence prise, calculée pour le succès, sur les décisions d’un partenaire. Certes, un accord peut être objectivement contraint, mais ce qui advient de façon visible par l’influence extérieure ou l’emploi de la violence ne peut compter subjectivement. L’accord repose sur des convictions communes. (Habermas, 1987a, T1, p.296)

Le philosophe ouvre alors la porte à une nouvelle conception de la rationalité qui s’impose en négatif face à deux conceptions historiquement dominantes dans l’histoire de la philosophie : d’abord, la Raison de la philosophie de la conscience et du sujet qui ne se

82 réalise que dans la seule enceinte d’un entendement personnel en rapport au monde, et celle de la Raison instrumentale qui absorbe toutes les potentialités du dialogue et, comme le conçoit Habermas, d’une émancipation possible. En affirmant que « l’intercompréhension (Verständigung) est inhérente au langage humain comme son telos », il transfère complètement le concept de rationalité défendu depuis l’Antiquité grecque dans la sphère de la communication vouée à l’accord rationnellement motivé. Mais Habermas est conscient des difficultés pratiques que comporte ce passage :

Si, grâce à une analyse des actions langagières, nous voulons délimiter la frontière entre les actions orientées vers le succès et les actions orientées vers l’intercompréhension, nous rencontrons certes la difficulté suivante. (…) Toute intervention médiatisée par le langage n’offre pas un exemple d’activité orientée vers l’intercompréhension. Indubitablement, il y a des cas innombrables d’intercompréhension indirecte : par exemple, lorsque l’un fait comprendre quelque chose à l’autre, à travers des signaux, lorsqu’il l’amène indirectement à se faire une opinion déterminée ou à former une intention déterminée, grâce à l’élaboration raisonnée de situations perçues; ou, encore lorsque sur la base d’une pratique communicationnelle quotidienne déjà bien établie, l’un embrigade subrepticement l’autre pour réaliser ses buts, lorsque, par conséquent, il se sert du langage comme d’un moyen de manipulation pour amener l’autre au comportement souhaité, l’instrumentalisant ainsi en vue du succès de son action propre. (Habermas, 1987a, T1, p.297)

Comme soulevé dans la section précédente, Habermas est bien au fait des potentialités instrumentalisantes du langage : comment fonder, alors, une théorie du langage solidement ancrée dans l’intercompréhension et l’accord partagé qui puisse aussi rendre compte des distorsions communicationnelles imposées par la manipulation langagière d’autrui? Qui ne fait pas simplement qu’écarter les contre-exemples et contre-arguments possibles à l’endroit de la validité de ses prémisses?

Ces exemples où l’usage du langage est orienté par les conséquences semblent dévaluer l’action langagière en tant que modèle d’activité orienté vers l’intercompréhension. Mais cette apparence tombe si l’on peut montrer que la façon dont l’usage du langage est orienté vers l’intercompréhension constitue le

83 mode original par rapport auquel l’intercompréhension indirecte,

le donner-à-comprendre ou le laisser-entendre, se parasitent mutuellement. C’est ce que la distinction d’Austin entre illocutions et perlocutions permet de faire, à mon sens. (Habermas, 1987a, T1, p.298)

Précisons d’abord que la théorie des actes de langage d’Austin s’inscrit dans les travaux de la philosophie du langage ordinaire, de laquelle il est d’ailleurs l’un des plus illustres représentants contemporains. La vision austinienne suppose que la philosophie doit, d’abord et avant tout, voire exclusivement, s’attarder à la clarification et l’analyse des formes et des concepts du langage commun quotidien : « son apport le plus durable est cependant resté sa théorie des performatifs et ensuite celle des actes linguistiques, qui lui ont permis de développer certaines distinctions fondamentales (notamment entre ce que l’on dit et ce que l’on fait en disant quelque chose), et de donner un cadre théorique à l’analyse du langage », nous dit Vattimo au sujet du philosophe (2002, p.114). Habermas voit alors un terreau fertile pour sa propre théorisation de l’intercompréhension quotidienne dans les théories du philosophe anglais et, plus particulièrement, dans sa distinction entre actes locutoires, illocutoires et perlocutoires :

Austin appelle « locutoire » le contenu de phrases énonciatives (’p’) ou de phrases énonciatives nominalisées (’que p’). Par les actes locutoires, le locuteur exprime des contenus objectifs; il dit quelque chose. Avec les actes illocutoires, le locuteur accomplit une action en disant quelque chose. Le rôle illocutoire consiste à fixer le mode d’une phrase employée comme affirmation, promesse, ordre, aveu, etc. (…) Avec les actes perlocutoires enfin, le locuteur vise un effet chez l’auditeur. Du fait qu’il produit une action langagière, il cause quelque chose dans le monde. Les trois actes qu’Austin distingue peuvent donc être caractérisés par les formules suivantes : dire quelque chose; agir en disant quelque chose; causer quelque chose du fait qu’on agit en disant quelque chose. (Habermas, 1987a, T1, p.298)

Si nous laissons ici de côté les différentes critiques soulevées à l’endroit de la distinction austinienne entre actes illocutoires et perlocutoires, nous nous concentrons davantage sur la façon dont Habermas interprète et s’approprie cet aspect de la théorie d’Austin : dans la pensée habermassienne, l’acte illocutoire précède l’acte perlocutoire dans le sens où le

84 premier nécessite une compréhension et une acceptation de l’auditeur quant à l’affirmation d’un locuteur. Exprimé simplement, dans un acte illocutoire de la forme « X affirme à Y qu’il a fait quelque chose », X atteint le succès illocutoire seulement si Y comprend et accepte l’affirmation de X comme étant vraie, illustration de l’aspect rationnel de l’intercompréhension entre individus engagés dans la communication. C’est toutefois dans un autre ordre que s’accomplissent les actes perlocutoires :

Tandis que la partition des actes de parole en actes locutoires et en actes illocutoires a pour sens de séparer, en tant qu’aspects analytiques, le contenu propositionnel et le mode des actions langagières, la distinction entre, d’une part, ces deux types d’actes, et d’autre part, les actes perlocutoires, n’a nullement un caractère analytique. Des effets perlocutoires ne peuvent être obtenus à l’aide d’actions langagières que si ces dernières sont englobées en tant que moyens dans des actions téléologiques orientées vers le succès. Les effets perlocutoires sont l’indice d’une insertion des actions langagières dans des contextes d’interaction stratégique. Ils appartiennent aux conséquences intentionnelles de l’action ou aux résultats d’une action téléologique que l’acteur entreprend avec l’intention d’influencer l’auditeur dans un certain sens à l’aide de succès illocutoires. (Habermas, 1987a, T1, p.302)

C’est là qu’Habermas inscrit la façon dont il peut justifier les fondements linguistiques de l’intercompréhension : pour le philosophe, les actes perlocutoires ne peuvent réussir que si les objectifs illocutoires sont atteints. Autrement dit, « si l’auditeur ne pouvait comprendre ce que dit le locuteur, un locuteur agissant de façon téléologique ne pourrait pas, en recourant à des actes communicationnels, amener l’auditeur à se comporter de la manière souhaitée » (Habermas, 1987a, T1, p.302). Voilà donc le type précis d’actions, les actes illocutoires, sur lequel Habermas appuie alors sa définition de l’intercompréhension langagière :

Ce que nous voulons dire lorsque nous parlons d’intercompréhension et d’attitude orientée vers l’intercompréhension doit être élucidé seulement au regard des actes illocutoires. Une tentative d’intercompréhension entreprise à l’aide d’un acte de parole réussit lorsqu’un locuteur atteint son objectif illocutoire au sens d’Austin. Les effets perlocutoires,

85 ainsi que les succès d’actions téléologiques en général, peuvent

être décrits comme des états dans le monde, entraînés par une intervention dans le monde. Les succès illocutoires sont en revanche obtenus au niveau de relations interpersonnelles, où des parties prenantes d’une communication s’entendent mutuellement sur quelque chose dans le monde. En ce sens, ils ne sont rien d’intramondains, ils sont – extramondains. Tout au plus, les effets illocutoires adviennent-ils à l’intérieur du monde vécu auquel appartiennent les parties prenantes de la communication, et qui constitue l’arrière-fond de leurs procès d’entente.