• Aucun résultat trouvé

Horkheimer et Adorno : pessimisme et Négativité

PARTIE I: LA TRADITION RATIONALISTE COMME SOL

1.2 L’École de Francfort et la rationalité instrumentale

1.2.2 Horkheimer et Adorno : pessimisme et Négativité

Si, à la naissance de l’Institut, la rationalité telle que conçue et modulée par les idéalistes allemands occupe toujours une place fondamentale dans l’esquisse de la philosophie sociale de Horkheimer, elle ne la gardera pas pour encore bien longtemps : Horkheimer et Adorno procéderont à un changement de paradigme complet face à la rationalisation issue de la grande tradition germanique. Devant la terreur inhumaine inspirée par le fascisme, les conditions politiques soviétiques et leur désillusion commune face à la classe ouvrière d’Allemagne, la pensée de Horkheimer et Adorno, s’exprimant souvent d’une seule et même voix, change radicalement de nature avec La Dialectique de la raison (1944-1947) et Éclipse de la raison (1947) :

43 En compagnie d’Adorno, il [Horkheimer] effectue le passage de

la critique de l’économie (post)capitaliste à la critique de la raison formelle-instrumentale, passant ainsi du même coup du paradigme (marxiste) de l’organicité pseudo-naturelle au paradigme (wébérien) de la réification. La rationalisation n’est plus conçue comme la solution, elle est elle-même perçue comme partie intégrante du problème. (…) Pour bien saisir la critique radicale de la raison à laquelle Horkheimer et Adorno se livrent, il est important de voir qu’ils comprennent le fascisme et l’holocauste comme l’accomplissement de la rationalisation formelle-instrumentale, comme le résultat du renversement pervers de la rationalisation en réification. (Vandenbergue, 1998, p.35)

La Raison, noble et empreinte d’objectivité depuis Platon jusqu’à Hegel, se serait ainsi réduite et pervertie, selon Horkheimer et Adorno suivant Weber, à une forme purement subjective et formelle dans un processus de « désenchantement du monde » (Vandenbergue, 1998, p.37). S’ensuit alors une perte de sens, naissant du cynisme engendré par un agir fondamentalement et uniquement stratégique, au bout duquel ne comptent que l’utilité, l’intérêt, et qui emporte la Modernité entière, subissant les conséquences du mensonge instrumental de l’Aufklärung des Lumières :

Horkheimer was firmly convinced that the will of humanity was directed towards complete mastery over nature, ‘the domination of nature both inside and outside us by means of rational resolve’. Refering to Hegel and Marx, Horkheimer described this concept – the perfect domination over nature by means of limitless reason – as a dialectical one. He defended it on two fronts – against rationalism and against irrationalism. (…) On the one hand, rationalism (represented for Horkheimer mainly by positivism) considered the scientific disciplines in their current form to be the only legitimate form of knowledge, and saw speculative thought as not competent to discuss the problems of society as a whole. In Horkheimer’s eyes, rationalism was therefore only an imperfect, inflexible, impoverished rationality. On the other hand, irrationalism – represented for Horkheimer by the ‘philosophy of life’ (Lebensphilosophie), for example, and by existential philosophy – condemned thought as a destructive force, and made the soul or intuition the sole deciding authority in all the critical problems of life. (Wiggershaus, 1995, p.136)

44 La thèse d’Adorno et Horkheimer est relativement simple : la rationalité est, depuis toujours, un mécanisme inhérent à la technologie, la domination et le pouvoir, mais prend au sein des Lumières et du progrès scientifique une forme d’autant plus puissante qu’elle s’érige en un fétichisme technologique de la maîtrise humaine de la nature aux sources mêmes du capitalisme et du fascisme. Parallèlement, la raison objective laisse sa place à la raison subjective, l’exercice critique étant incompatible avec l’efficacité technique, la technicisation des sphères de vie :

Les Lumières et toute la civilisation à l’origine de laquelle elles sont jusqu’à aujourd’hui n’ont jamais travaillé à l’incarnation historique des grandes valeurs dont elles se réclament orgueilleusement. La vérité et la science ne leur importent pas. Pour elles ne compte que l’efficacité. Elles sacrifient donc la science à la technique qu’elles mettent au service d’intérêts matériels et mercantiles. Certes, les auteurs marquent bien que l’Aufklärung a été trahie au cours de son histoire, mais ils sont surtout sensibles à la fatalité logique du processus interne qui conduit très vite les Lumières à l’autotrahison et a l’autodestruction, l’efficacité technique étant inconciliable avec l’exercice souverain de l’esprit critique. Bacon est le meilleur représentant de la philosophie des Lumières. Sa valorisation de la méthode expérimentale aboutit à sacrifier l’homme et la nature au culte de la réussite. (Paul, 1995, p.95)

En remontant jusqu’aux mythes grecs, Horkheimer et Adorno critiquent cette propension humaine à la maîtrise du temps et de l’espace, cette « grandeur de l’homme dans sa capacité de défier les forces qui l’écrasent et d’en triompher par la raison » (Paul, 1995, p.97). Mais la rationalité instrumentale ne procéderait pas à la seule destruction de la nature externe : la domination de la nature externe (technique et industrie) est inséparable de la domination sociale (discipline et soumission), elle-même mère d’une domination de la nature interne (maîtrise de soi et autorépression) qui engendre cette perte de sens et de liberté chez l’individu. De là, les deux Francfortois franchissent un point de non-retour :

Tel est l’aboutissement extrême de cette dialectique de la raison, qui, par différence avec la dialectique hégélienne, ne fait point place à une « Aufhebung » réconciliant l’esprit avec lui-même, le penser et l’être, mais reste une dialectique négative logique de la

45 dislocation devant rendre compte d’une perversion essentielle de

la raison que cette dialectique négative déchiffrera dans trois faits contemporains : Auschwitz, impensable comme simple accident ou déviation de l’histoire face à une dynamique de l’Aufklärung, les aventures de la dialectique marxiste dans le stalinisme, l’avènement enfin dans les sociétés occidentales d’un « homme unidimensionnel ». (Belaval, 1990, p.205)

Habermas, comme nous le montrons en de plus amples détails dans la section suivante, sera profondément sensible à ce point de non-retour, comme le démontre la description qu’il rapporte de la pensée horkheimerienne et adornienne à l’aide d’un vocabulaire particulièrement évocateur :

Ainsi, tout en s’éloignant sans cesse des origines par un processus des Lumières à l’échelle de l’histoire universelle, l’humanité ne serait pas libérée de la répétition compulsive du mythe. Parfaitement rationalisé, le monde moderne n’est pourtant qu’apparemment désenchanté, porteur de cette malédiction que sont la réification démoniaque et l’isolement mortel. (…) C’est la raison elle-même qui détruirait l’humanisme qu’elle a rendu possible; c’est là une thèse importante qui, nous venons de le dire, est justifiée dans la première digression par l’argument selon lequel le processus des Lumières a été déclenché, depuis ses origines, par un instinct de conservation qui réduit la raison dans la mesure où il se contente de la solliciter à travers des formes où la raison est mise en œuvre dans la perspective téléologique d’une domination de la nature et des pulsions, c’est-à-dire comme raison instrumentale. (Habermas, 1988, p.132)

Quel héritage les deux penseurs laissent-ils au regard du but premier de la Théorie critique, soit la libération des individus et de la société? Que faire, dans une perspective émancipatoire, des allusions horkheimeriennes à la « nuit de l’humanité », à la « nouvelle barbarie » et à « la dernière expression de sa ferveur révolutionnaire » (Sawchuk, 2005, p.540)? La réponse se trouve dans l’enceinte même de l’École de Francfort, au sein de sa seconde génération : car en plus de réhabiliter la rationalité et ainsi nous permettre d’approcher le terme de cette courte histoire de la Raison moderne, la pensée habermassienne s’opposera farouchement à la négativité de celle de ses premiers maîtres.

46 C’est en ce sens qu’Habermas s’imposera comme l’un des plus dignes représentants des Lumières modernes et contemporaines :

The dark writers of the bourgeoisie - such as Machiavelli, Hobbes and Mandeville - had always appealed to Horkheimer, who was himself influenced by Schopenhauer. Clearly, from their works there still remained ties to Marx's social theory. These connections were broken by the really nihilistic dark writers of the bourgeoisie, foremost among them the Marquis de Sade and Nietzsche. It is to them that Horkheimer and Adorno turn in the Dialectic of Enlightenment, their blackest, most nihilistic book, in order to conceptualize the self-destructive process of Enlightenment. (…) We no longer share this attitude. However, under the sign of a Nietzsche restored by some post-structuralist writers such as Derrida and the recent Foucault, attitudes are being disseminated today which appear as the spitting image of those of Horkheimer and Adorno in the Dialectic of Enlightenment. It is the confusion of the two attitudes that I want to prevent. (Habermas, 1982, p.13)

Dans cette optique, quel chemin Habermas emprunte-t-il pour refonder la rationalité des Lumières violemment noircie par ses premiers mentors?