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L’herméneutique dans l’histoire de la philosophie contemporaine

PARTIE I: LA TRADITION RATIONALISTE COMME SOL

1.3 Les possibilités de la connaissance en sciences sociales chez Habermas : les

1.3.1 L’herméneutique dans l’histoire de la philosophie contemporaine

Faire en sorte que les mots ne se limitent pas à dire, mais plutôt jeter la lumière sur ce qu’ils veulent dire : « La thèse cardinale de l’herméneutique, sa thèse universelle est que les mots restent toujours en deçà de ce qu’ils veulent dire. Le vouloir-dire ne se laisse jamais parfaitement traduire ou transmettre en mots », nous dit Grondin (1997, p.185). L’herméneutique serait ainsi cet exercice d’interprétation des mots, des textes, du langage mais aussi des mythes, des symboles et des œuvres qui, selon Gadamer, portent l’inévitable sceau de la subjectivité : elle n’est pas courant philosophique en soi, mais bien discipline, posture de compréhension, méthode qui, paradoxalement, ne saurait en être une car distanciée, du moins depuis Heidegger en philosophie, de l’analyse purement objective ou scientifique (Vattimo, 2002). Au fil de l’Histoire, elle a concerné toute tentative de compréhension du monde, des signes, des textes sacrés, religieux et juridiques par les hommes, car « penser, c’est interpréter, et tout demande à être interprété, tout demande à être expliqué : les choses du monde comme les choses du langage » (Molino, 1985, p.77). Herméneutique biblique chez les théologiens, littéraire chez Jauss, l’art de l’interprétation ne concerne en rien la seule réflexion philosophique : l’herméneutique se décline et se matérialise ainsi au travers de tous les principaux domaines ayant constitué

54 la connaissance humaine. Mais si se déploie, d’Aristote aux précurseurs Dilthey et Schleiermacher, l’histoire de l’herméneutique proprement philosophique depuis ses sources anciennes, nous concentrerons ici nos réflexions sur l’herméneutique contemporaine du XXesiècle initialement renouvelée par les travaux d’Heidegger.

Dans l’un des plus importants ouvrages consacrés à l’herméneutique contemporaine (L’horizon herméneutique de la pensée contemporaine, 1993), Grondin trace le fil historique d’une discipline qui, loin d’être consensuel et linéaire, est jonché de sauts, de rebonds et de crises :

Si nous avons perdu des amis en décrétant qu’il restait indispensable de partir de Heidegger, nous sacrifierons sans doute tous ceux qui nous restent en clamant ensuite qu’on ne peut en rester à Heidegger ou à la philologie de ses textes, qui demeurent, malgré tout, les plus forts qu’ait produits notre positiviste XXe

siècle. […] La pensée heidegerienne redevient elle-même métaphysique, c’est-à-dire totalisante, au moment précis où elle se pratique comme la seule qui soit possible et où elle se codifie en des formules incantatoires qui se ferment à tout ce qui paraît encore provenir de l’héritage métaphysique. D’où l’utilité cathartique d’un saut, abrupt, mais continu, de l’heideggeriannisme à la théorie dite critique […] qui rappelle utilement que le procès intenté à Heidegger à la rationalité occidentale oublie peut-être la rationalité communicationnelle ou dialogique […]. L’opposition ne devient manifeste et affichée qu’avec Habermas, d’où l’intérêt de confronter d’abord les pensées de Heidegger et d’Habermas (…) avant d’en venir à Gadamer. (Grondin, 1993a, p.9-10)

Même s’il n’avait que faire de l’acte d’interprétation par rapport à la préséance des phénomènes eux-mêmes (Grondin, 1993b, p.383), il conviendrait aussi d’en revenir à Husserl, maître d’Heidegger et Gadamer qui, en fondant les assises de la phénoménologie, caractérise la conscience du sujet face aux expériences phénoménologiques, face à ce que sont les choses dans leur plus pure essence. Il y aurait alors, dans cette connaissance pure des phénomènes, un mouvement analogue à celui qui propulse originairement l’élan herméneutique :

55 Les élèves les plus herméneutes de Husserl, c’est-à-dire

Heidegger et Gadamer, ont tout naturellement conçu le phénomène de la compréhension selon le modèle que Husserl leur avait proposé. Comprendre, c’est remonter du dit au sens qui l’anime, du discours extérieur à la question qui le motive. Toute la polémique de Heidegger contre le jargon du « on » n’est en fait qu’une application herméneutique de l’injonction phénoménologique du retour aux choses elles-mêmes. Les lieux communs du « on » nous déchargent en effet d’une vision directe des choses, celle que nous sommes pourtant en mesure d’acquérir par nous-mêmes, s’il est vrai que nous sommes, en principe, des « Dasein », des êtres susceptibles d’être « là », c’est-à-dire directement auprès des choses, lorsque tombent les décisions fondamentales quant à notre existence. L’appel à l’authenticité qui constitue le Dasein est celui d’un retour aux choses, d’une confrontation directe avec soi. (Grondin, 1993b, p.38)

D’abord retour aux choses, l’herméneutique devient rapport à l’Être chez Heidegger et rapport à la tradition chez Gadamer, avant de devenir impulsion critique chez Habermas : plus loin, avec Ricoeur, elle est notamment rapport à soi et à la mémoire historique et culturelle. Mais quelles sont les particularités respectives de l’herméneutique chez Heidegger, Gadamer et Habermas?

Chez le premier, toujours, la réputation précède l’homme : auteur obscur et illisible, sympathisant nazi, idéologue maquillé sous les traits d’un philosophe… Il n’en demeure pas moins que son œuvre, de plus en plus polémique au rythme des recherches s’accumulant à son sujet, est malgré tout d’une importance incontournable pour l’histoire de la philosophie contemporaine : il s’agit d’une philosophie complexe qui s’inscrit dans les paradigmes de la déconstruction, de l’existentialisme, de la métaphysique et de la phénoménologie, en faisant un objet d’étude beaucoup trop vaste pour être ici adéquatemment élaboré. Il nous importe donc davantage de caractériser spécifiquement les apports herméneutiques de la pensée heideggerienne qui, selon Grondin, participe de trois temps distincts : 1) l’herméneutique de la facticité, 2) l’herméneutique du Dasein dans Être et Temps et 3) l’herméneutique, plus tardive, de l’histoire de la métaphysique (Grondin, 2003, p.2) que nous présentons ici de façon sommaire.

56 L’herméneutique de la facticité concerne d’abord « le caractère d’être propre à notre Dasein, c’est-à-dire toujours et chaque fois ce Dasein-là » (ibid., p.5), soit le mode d’être propre à l’existence humaine. Il s’agit donc d’une herméneutique qui ne s’exerce pas dans l’interprétation d’un texte, d’un symbole ou d’un langage, mais plutôt dans « la façon unitaire d’attaquer, d’aborder, d’aller vers, d’interroger et d’expliciter cette facticité que constitue le Dasein » (ibid., p.6). Il s’agit de la défense du fait que l’être ne peut être qu’en tant que corollaire d’une interprétation dont il est capable, mais aussi dont il a besoin et dans laquelle il s’inscrit de façon perpétuelle. Le deuxième temps de l’herméneutique heideggerienne, celui du Dasein dans Être et Temps, représente une prolongation générale et existentielle de l’herméneutique de la facticité, dans la mesure où elle déplace l’interprétation du mode d’être propre à l’individualité de chacun vers celui de l’Être lui-même : elle devient une herméneutique « au sens de l’élaboration des conditions de possibilité de toute recherche ontologique » (ibid., p.10). Finalement, Heidegger en arrive à une herméneutique de l’histoire de la métaphysique tournée vers l’interprétation de cet « oubli de l’Être » qu’il observe tout au long du récit métaphysique occidental. Mais d’ici, comment passer à Gadamer, son plus célèbre élève et continuateur? Certes influencé par son maître en ce qui concerne la critique d’un idéal d’objectivité scientifique, Gadamer construit plutôt son projet herméneutique sur les prémisses d’une interrogation de la prétention de vérité des sciences humaines (ibid., p.15) :

Tout en reprenant les problématiques de Dilthey et de Heidegger dans une perspective qui tient compte également de la leçon hégélienne, [il] pose le problème de la vérité, non pas de façon abstraite, mais par rapport aux possibilités de l’homme d’en faire concrètement l’expérience, en référence surtout aux thèmes de l’art, de l’histoire et du langage. (Vattimo, 2002, p.616)

Il s’agit ainsi d’un passage qui tend à réhabiliter l’histoire dans un dialogue avec la tradition qui, chez Heidegger, se devait plutôt d’être détruite ou désobstruée considérant l’oubli de l’être (Grondin, 2003, p.16) ci-haut mentionné. Par les moyens du langage, Gadamer entreprend ainsi de résoudre le problème du caractère compréhensible et interprétable des objets du passé, « problème qui est résolu, contre l’historicisme relativiste, par l’analyse de l’historicité constitutive de l’existence : cette historicité n’est

57 pas une limite, mais au contraire le fondement positif d’un possible et fécond colloque avec la tradition » (Vattimo, 2002, p.616). Autrement dit, pour Gadamer,

L’expérience herméneutique doit permettre de réaliser la synthèse entre la distanciation aliénante et le rapport d’appartenance spécifiques aux sciences de l’esprit. Il place la notion d’historicité de l’être au centre de sa considération des trois sphères des sciences humaines (esthétique, historique et langagière). La compréhension est portée par le flux de la tradition, parce que la réalité même de l’être humain est définie par l’appartenance primordiale au devenir de l’histoire. Il est donc vain d’essayer de s’abstraire du flux historique et de prétendre à l’auto- détermination. Au contraire, il s’agit toujours pour la conscience d’assumer totalement la vérité de son passé. (Amherdt & Secrétan, 2004, p.101)

C’est justement en tant que théorie de l’interprétation permettant une perspective historique particulière que la pensée de Gadamer a d’abord retenu l’attention d’Habermas, même si ce dernier n’est généralement pas cité parmi les grandes figures de l’herméneutique : en étudiant la problématique de la compréhension du sens dans les sciences sociales, Habermas a contribué en profondeur à l’analyse et la redéfinition d’une herméneutique jugée insuffisamment critique. Moins occupé, au départ, à inscrire ses réflexions dans l’enceinte de l’herméneutique que dans celle de l’épistémologie des sciences sociales, c’est après avoir prolongé le débat de son prédécesseur, Adorno, contre le positivisme de Popper qu’Habermas s’intéresse aux théories gadamériennes :

Habermas souligne qu’au fond Gadamer soutient une autocompréhension de l’herméneutique qui absolutise le poids de la tradition. L’absolutisation de la tradition maintient la conviction naïve que les traditions ne perdent pas leur force par l’action de la conscience historico-effectuelle. Mais en fait, la réflexion déplace le poids de l’autorité incontestée des traditions vers le pouvoir de la raison. Gadamer semble ignorer la force de la réflexion qui est inhérente à toute compréhension. La réflexion est capable de dévoiler l’apparente absoluité de la tradition. Puisque la réflexion rend consciente la genèse de la tradition à laquelle elle-même appartient et sur laquelle elle se retourne, elle est en mesure de rompre le dogmatisme du monde vécu, son caractère incontestable. Il y a une voie pour la critique. (Aguirre Oraa, 1993, p.417)

58 La filiation entre Heidegger, Gadamer et Habermas devient ainsi plus limpide : d’une herméneutique heideggerienne accomplissant le procès de l’oubli de l’Être dans l’histoire de la métaphysique jusqu’à l’interprétation gadamérienne réhabilitant la tradition, nous en arrivons à une critique habermassienne dénonçant le rejet d’une réflexion capable de soumettre à ses mécanismes internes et rationnels la prétention à la validité des événements historiques et de leurs déclinaisons idéologiques. Et parce que les propositions de Gadamer et Habermas touchent beaucoup plus intimement l’analyse de faits historiques et sociaux que ne le font les considérations métaphysiques d’Heidegger, le débat qu’ils ont entretenu au cours des années 1960-1970 est particulièrement fécond pour quiconque s’intéresse à l’interprétation sociologique et philosophique.