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L’incontournable Weber : théorie de l’action et rationalité

CHAPITRE II: La Théorie de l’agir communicationnel (1981)

2.1 Le concept de rationalité communicationnelle

2.1.1 L’incontournable Weber : théorie de l’action et rationalité

Jusqu’ici, nous n’avons pas encore exposé la thèse de la rationalisation de la société telle que conçue par Max Weber. Pourtant, elle fut d’une influence majeure sur le développement de la pensée horkheimerienne et adornienne au regard de la rationalité instrumentale et, de ce fait, aurait pu être présentée en juxtaposition aux théories d’Horkheimer et Adorno préalablement décrites :

Essentiellement, la modernité se caractérise selon Weber par une rationalisation des conceptions du monde. Cette rationalisation peut être définie, négativement, comme un effort de désenchantement ou de désensorcellement (Entzauberung). En termes classiques, la modernité réside dans le passage, interminable, du mythe au logos. (…) Ce processus complexe de rationalisation s’étend de la démythisation religieuse à l’essor des sciences et de la technique en passant par le développement du droit positif, de la morale et de l’art autonome. Weber avait repéré dans ces processus l’émancipation d’une rationalité fins-moyens, que Horkheimer qualifia plus tard d’instrumentale. (…) La rationalité n’a pas réussi à combler le vide laissé par l’évacuation du mythe et du sacré. (Grondin, 1993a, p.113)

La principale raison pour laquelle nous préférons plutôt l’inscrire dans ce second chapitre est que le diagnostic wébérien s’avère le point de départ d’Habermas dans la TAC, qui prend appui sur les rapports intimes entre la théorie de la rationalisation de Weber et le développement d’un concept communicationnel de rationalité : en effet, avant de présenter sa Première Considération Intermédiaire qui, dans le cadre de la TAC, permet au philosophe de passer du commentaire philosophique à l’exposition de ses propres prémisses communicationnelles, Habermas dédie un chapitre complet à la théorie wébérienne de la rationalisation et qui s’amorce, d’ailleurs, par une comparaison sommaire de la rationalité instrumentale chez Weber, Marx, Horkheimer et Adorno (Habermas, 1987a, T1, p.160). Comme mentionné en introduction de ce chapitre, nous privilégions ici une exposition « positive » des théories habermassiennes aux dépens d’une reconstruction systématique de ses commentaires philosophiques à l’endroit de divers auteurs, mais il nous apparaît tout de même incontournable de considérer la définition de la rationalité que propose Weber et que retient Habermas dans la TAC :

77 Qu’on pense déjà au type de rationalisation mis en œuvre par la

pensée systématique face à l’image du monde : une maîtrise théorique croissante de la réalité par des concepts abstraits toujours plus précis, - ou plutôt, qu’on pense à la rationalisation au sens de l’obtention méthodologique d’un objectif pratique déterminé, grâce au calcul toujours plus précis des moyens adéquats. Nous avons là deux choses distinctes, bien qu’en dernière instance, elles aillent de pair. (…) Agit rationnellement par rapport à une fin celui qui oriente son action d’après les buts, les moyens et les conséquences annexes, et qui en même temps soupèse rationnellement tant les moyens par rapport aux fins que les fins par rapport aux effets connexes, et finalement, les différentes fins possibles les unes par rapport aux autres. (Weber, 1920-1921/1922, p.20-23, dans Habermas, 1987a, T1, p.182)

De cette définition globale de la rationalité, Weber fait découler un ensemble de trois complexes de rationalisation (rationalité cognitive-instrumentale, rationalité morale- pratique et rationalité esthétique-pratique, qui équivalent chacun à autant de systèmes d’action) au sein desquels se cristalliseraient les structures modernes de la conscience : autrement dit, dans la Modernité, trois sphères culturelles différenciées de valeurs (la science et la technique, le droit et la morale ainsi que l’art et l’érotisme) s’attachent aux systèmes d’action correspondants et fondent ensemble des ordres de vie différenciés et hiérarchisés (Habermas, 1987a, T1, p.182). C’est alors en partant d’un problème précis observé dans la théorisation wébérienne qu’Habermas s’engage de front dans le développement du concept de rationalité communicationnelle :

Lorsqu’on suit les travaux de sociologie religieuse de Max Weber, émerge une question empirique, et donc a priori ouverte : pourquoi les trois complexes de rationalité, différenciés après la désagrégation des images du monde traditionnel, n’ont-ils pas tous trois trouvé à s’incarner institutionnellement de façon équilibrée, dans les ordres de vie du monde moderne, et pourquoi ne déterminent-ils pas dans une mesure équivalente la pratique communicationnelle quotidienne? Or, à travers les présupposés fondamentaux de sa théorie de l’action, Weber a préjugé cette question de telle sorte que les procès de rationalisation sociale ne peuvent jamais être ressaisis que dans des perspectives de sa théorie de l’action sous l’angle des impasses de la stratégie conceptuelle, en faisant de cette critique le point de départ pour

78 une analyse ultérieure du concept d’agir communicationnel.

(Habermas, 1987a, T1, p.283)

Les impasses de la stratégie conceptuelle wébérienne notées par Habermas se situent essentiellement au niveau du problème de la coordination de l’action chez Weber : la rationalisation de la société moderne s’est-elle opérée dans l’unique cadre instrumental de rapports à soi et au monde voués à la réalisation d’objectifs, ou au sein d’interactions sociales possiblement appuyées sur d’autres fondements que la rationalité purement instrumentale (Habermas, 1987a, T1, p.291)? En constatant que Weber n’a pas mené à bien un projet théorique substantiel relatif à la deuxième possibilité, Habermas cherche ainsi à compenser les lacunes conceptuelles de la théorie de l’action de son prédécesseur : « je pars ainsi d’une classification des actions qui s’appuie sur la version non officielle de la théorie wébérienne de l’action pour autant que les actions sociales sont distinguées d’après deux orientations d’action : la coordination des actions assurée par des situations d’intérêts ou par un consensus normatif » (Habermas, 1987a, T1, p.291). Mais de quelle version « non officielle » de la théorie wébérienne Habermas parle-t-il?

Dès que Weber essaie d’adopter une typologie au niveau conceptuel de l’activité sociale, il rencontre d’autres aspects de la rationalité de l’action. Les actions sociales peuvent être distinguées en fonction de mécanismes de coordination de l’action, suivant qu’une relation sociale repose seulement sur des situations d’intérêts ou également sur un accord normatif. C’est ainsi que Weber distingue entre l’existence purement factuelle d’un ordre économique et la validité sociale d’un ordre juridique; les relations sociales doivent leur existence, là à l’intrication factuelle de situations d’intérêts, ici à la reconnaissance de prétentions normatives à la validité. (Habermas, 1987a, T1, p.292)

Habermas reprend et prolonge alors la distinction, jugée insuffisamment approfondie chez Weber, entre situations d’intérêts et accord normatif sous le thème de l’orientation vers le succès et l’orientation vers l’intercompréhension des types d’action (Habermas, 1987a, T1, p.296). Le philosophe passe dès lors d’un registre théorique surplombant à celui d’une perspective redonnée aux acteurs dans l’analyse des actions concrètes :

79 En déterminant comme des types d’action les actions stratégiques

et communicationnelles, je pars de l’idée que des actions concrètes peuvent être classées de ce point de vue. En parlant de « stratégique » et de « communicationnel », je ne veux pas seulement désigner deux aspects analytiques sous lesquels la même action peut être décrite tantôt comme l’influence réciproque de partenaires agissant de façon rationnelle par rapport à une fin, tantôt comme un processus d’intercompréhension entre ressortissants d’un monde vécu. Au contraire, les actions sociales peuvent être distinguées en fonction de l’attitude adoptée par les participants, selon que cette attitude est orientée vers le succès ou vers l’intercompréhension; et de fait, ces attitudes doivent pouvoir, dans des circonstances appropriées, être identifiées au regard du savoir intuitif des participants eux-mêmes. (Habermas, 1987a, T1, p.296)

C’est en théorisant l’intercompréhension d’un point de vue linguistique, comme nous le verrons dans les sections suivantes, qu’Habermas donne au concept de rationalité sa forme communicationnelle : mais il importe ici d’apporter une précision fondamentale quant à la préséance de cette forme de rationalité sur la raison instrumentale telle qu’analysée chez Weber, Horkheimer et Adorno. En effet, une lecture précipitée des théories habermassiennes mène parfois certains commentateurs, plus ou moins avertis, à la conclusion hâtive qu’Habermas ne reconnaît pas la forme instrumentalisée de la raison ou, du moins, a cherché à la remplacer complètement par le concept de rationalité communicationnelle. Il en est tout à fait autrement : ce que nous trouvons chez Habermas est moins le congédiement de la rationalité instrumentale qu’une mise en lumière d’un concept de rationalité complémentaire à celui préalablement décrit par les théoriciens précédents. Habermas est lui-même fort clair à ce propos :

Weber a lui aussi restitué le procès global de rationalisation au niveau d’une théorie de l’action, comme une tendance à remplacer l’agir de la communauté par l’agir de la société. Mais c’est seulement lorsque, à l’intérieur de « l’agir de la société », nous différencions entre un agir orienté vers l’intercompréhension et un agir orienté vers le succès, que la rationalisation communicationnelle de l’agir quotidien et la formation de sous-systèmes économiques et administratifs pour l’agir rationnel par rapport à une fin peuvent être conçues comme des évolutions complémentaires. Toutes deux reflètent

80 assurément l’incarnation institutionnelle de complexes de

rationalités, mais à d’autres égards, il s’agit de tendances allant à contre-courant l’une de l’autre. (Habermas, 1987a, T1, p.349)

En s’appuyant sur la théorie des actes de langage d’Austin, Habermas réussit à fonder cette théorie de l’intercompréhension basée sur la rationalité communicationnelle. Son interprétation d’Austin marque alors l’entrée définitive de la pensée habermassienne dans l’enceinte d’une pragmatique formelle :

Une pragmatique empirique qui ne se serait pas d’abord assurée du point de départ pragmatique formel ne saurait disposer des instruments conceptuels nécessaires pour reconnaître de nouveau, dans la complexité déconcertante des scènes observées tous les jours, des fondements rationnels de la communication langagière. C’est seulement dans les recherches de pragmatique formelle que nous pouvons nous assurer d’une idée d’intercompréhension qui puisse amener l’analyse empirique sur des problèmes pleins de présupposés ou la représentation langagière de niveaux de réalités différents, telles les manifestations pathologiques affectant la communication, ou encore, l’émergence d’une compréhension décentrée du monde. (Habermas, 1987a, T1, p.339)

La section suivante présente donc les prémisses de cette pragmatique susceptible de justifier un concept de rationalité ancré dans la communication : à quelles récupérations et à quelles critiques de la théorie d’Austin procède alors Habermas pour mener à terme cette théorisation?