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Critiques du modèle habermassien : Taylor et Honneth

CHAPITRE II: La Théorie de l’agir communicationnel (1981)

2.4 Critiques du modèle habermassien : Taylor et Honneth

Nous pourrions, dans le cadre de cette section, évoquer une longue série de débats tenus entre Habermas et certains philosophes contemporains d’envergure : nous avons déjà exposé les grandes lignes du choc herméneutique entre Habermas et Gadamer, mais tout aussi célèbres sont les échanges engagés avec Hans Albert sur le positivisme, Foucault sur la généalogie philosophique et Rawls sur la théorie de la justice. Quoiqu’ils

120 puissent, à certains égards, nous apporter un éclairage pertinent pour l’épistémologie habermassienne sous-jacente à la TAC, ces débats ne concernent pas intimement ses rouages propres : c’est en ce sens que nous choisissons plutôt de concentrer notre analyse sur la critique de deux auteurs ayant spécifiquement traité de l’agir communicationnel, soit Taylor et Honneth dans Communicative Action : Essays on Jürgen Habermas’s Theory of Communicative Action (1991) et The Critique of Power : Reflective Stages in a Critical Social Theory (1993).

Il est connu qu’Habermas et Taylor sont amis de longue date : l’un et l’autre font mention, dans différents écrits, de la grande stimulation intellectuelle provoquée par les commentaires de leur vis-à-vis à l’égard de leurs travaux, comme le mentionne Habermas dans la préface à la première édition de la TAC (Habermas, 1987a, T2, p.16) ou Taylor dans Sources of the Self : The Making of the Modern Identity (1992, p.XI). Évidemment, cela n’empêche en rien les différends conceptuels, et dans l’ouvrage qui nous concerne, Taylor s’attarde ainsi à ce qu’il juge comme la plus sévère faiblesse de la TAC, soit l’éthique formelle qu’Habermas présuppose comme sous-jacente à la rationalité communicationnelle :

The central problem, to my mind, is that the concept of reaching rational understanding is develop using a merely formal ethics of rationality. (…) Habermas wishes to limit himself to a purely proceduralist ethics. We strive, according to his underlying principle, to reach rational understanding. We should endeavour to replace non-rational mechanisms of action coordination by rational forms of reaching understanding. Yet this demand is also confronted by the question ‘‘why I should strive for this’’. (…) Why then should I prefer rational understanding? Why should precisely this aim occupy a special position? (Taylor, 1991, p.30- 31)

La question est légitime : quelles raisons motivent un individu à atteindre l’intercompréhension rationnelle plutôt qu’une autre forme d’entente, voire aucun dialogue quel qu’il soit? Cela ne nie-t-il pas la liberté et l’émancipation individuelles chères à Habermas, dans le sens où je ne peux choisir, suivant cette forme d’entente, les

121 normes langagières qui me conviennent personnellement, même aux dépens du respect des autres acteurs engagés dans la communication? Selon Taylor,

The fitting answer to this question is to be found only at another level. I must be able to show why it is I attach a value to rational understanding so great that it should be preferred to all other purposes. In which case, reaching understanding comprises one purpose among others, one which can lay claim to primacy only owing to a substantialist concept of human life. (Taylor, 1991, p.31)

L’argument taylorien s’articule alors au fait qu’Habermas inscrirait insuffisamment son éthique procédurale dans l’enceinte d’un seul sentiment implicite partagé sur l’humanité, « a concept of humankind which allocates a central position to discourse and rational understanding » (Taylor, 1991, p.31). Il s’agit d’une notion qui nécessite toutefois, pour Taylor, une profonde réinterprétation avant d’être convaincante au regard de sa légitimité : certes, la nécessité de résister à la technicisation de la société en protégeant notre monde vécu des intrusions possibles semble légitime, mais une simple éthique formelle n’est pas en mesure de fonder, à elle seule, une vision élargie de l’humanité reposant sur la nécessité de l’entente et de la discussion. Au final,

Our deliberations when weighing up these purposes, justifying them or assessing their relative importance can be considered neither factually nor in principle to be a processus of reflexion that addresses questions of objective truth indirectly. Quite the opposite is true: our deliberations on those purposes to which we should accord recognition are inextricably linked to those considerations on what we as humans are. As a consequence, questions of morals are closely tied to theories of human motivations, the same concepts appears in both types of investigations. (Taylor, 1991, p.33)

Un tout autre raisonnement est déployé par Honneth dans sa critique de l’agir communicationnel habermassien. Il s’oppose non pas à l’éthique d’entente purement formelle et procédurale permettant à Habermas de justifier son concept intercompréhensif de rationalité, mais plutôt à la nature respective des deux composantes habermassiennes de la société, soit le système et le monde vécu :

122 If capitalist societies are conceived in this way as social orders in

which system and lifeworld stand over against each other as autonomous spheres of action, two complementary fictions emerge: We suppose (1) the existence of norm-free organizations of action and (2) the existence of power-free spheres of communication. In both of these fictions produced by the concept of system the theoretical errors that we have already recognized as reifications in Habermas’s critique of the technocracy thesis appear. (Honneth, 1993, p.298)

Les erreurs dont traite Honneth relèvent de contradictions argumentatives, qu’il nomme « fictions » : en théorisant un système purement rationnel-instrumental, Habermas contredit d’abord sa première thèse selon laquelle l’organisation systématique des sphères administratives et bureaucratiques de la société a été permise, au départ, par une incarnation à la fois instrumentale et pratique-politique. Ainsi, « the political-practical standards that at any time determine the normative conditions under which the corresponding organizational tasks are purposive rationally fulfilled may be conceived as the result of a continuous process of communication among concerned actors » (Honneth, 1993, p.298) : autrement dit, Habermas a peine à démontrer comment, si elles partent réellement d’une origine communicationnelle, les sphères administratives et bureaucratiques de la société ont pu à ce point se métamorphoser en de pures structures rationnelles en vue d’une fin. Un raisonnement analogue explique la contradiction relevée par Honneth dans le fonctionnement du monde vécu :

Whereas purposive-rational domains of action seem to be separated out from all processes of the integration of the lifeworld, the social lifeworld is represented as freed from all forms of the exercise of power. "Power," as a means for the coordination of social action, is considered only at the level of systems integration, so all presystemic processes of the constitution and reproduction of domination must fall out of view. On the other hand, the socially integrative achievements of the lifeworld are observed in only those spheres of social action that aid the symbolic reproduction of a society, so all processes of moral consensus formation internal to an organization must fall out of view. The first fiction contradicts all that we have encountered as achievements of the action-theoretic approach, though not, of course, the systems-theoretic completion, of Foucault's theory of power: namely, the importance of pre-state,

123 situationally bound forms of the exercise of everyday domination

in the reproduction of a society. The second fiction contradicts all that is to be learned from the communication-theoretic critique of classical sociology of organizations: namely, the importance of processes of social interaction internal to an organization for the functioning of social organizations. (Honneth, 1993, p.300)

Ce que soutient Honneth, c’est que le concept habermassien de société à double niveau écarte d’un côté, en ses présupposés, l’apport des théories du pouvoir quant à l’exercice d’une domination au sein même du monde quotidien et partagé des individus, et de l’autre côté les contributions d’une critique de la sociologie classique (Weber, Durkheim) voulant que les interactions communicationnelles soient aux fondements de l’organisation sociale systématique. La première critique honnethienne nous paraît particulièrement intéressante pour l’éducation : si nous caractérisons, dans les chapitres suivants, l’activité éducative et son organisation sociale dans une perspective habermassienne qui sous-tend l’entente communicationnelle des participants du monde vécu, il s’avérerait peu réaliste de considérer le monde scolaire comme le terrain d’une intercompréhension sans failles. En effet, n’y a-t-il vraiment aucune domination interne entre enseignants expérimentés et jeunes enseignants fraîchement entrés dans la profession? Entre directions d’établissements et enseignants, ou encore entre enseignants et parents? Ne constatons- nous jamais la présence de rapports de force entre les différents corps de travail constituant une école donnée, soit entre les enseignants et les éducatrices ou les surveillantes, le concierge ou la secrétaire? Les critiques d’Honneth sont certes pertinentes à cet égard. Toutefois, il ne faudrait pas sous-estimer l’appréciation qu’il fait de l’œuvre habermassienne :

It would hardly be an exaggeration to say that Habermas’s writings as a whole and this book in particular have become a focal point of international debate on theory in the social sciences - and with good reason. There can be few other authors who, in terms of systematic argumentation and knowledge of intellectual history, thematic breadth and the drive to diagnose the present, are so capable of drawing together the most diverse areas and issues to discussion. Indeed, anyone participating in debate today with nothing at all to say about this great figure excludes

124 him/herself from the ranks of serious theorists. (Honneth & Joas,

1991, p.1)

Voilà notre propre point de départ pour la suite de cette thèse : si nous considérons, à l’instar d’Honneth et Joas, que la théorie habermassienne de l’agir communicationnel est l’un des piliers de la pensée philosophique et sociologique contemporaine, qu’elle est incontournable pour le juste traitement analytico-théorique des différents domaines qui relèvent des sciences sociales, la TAC devrait nous permettre d’analyser les différents rouages de l’éducation comme constituante essentielle de la société. Nous n’avons jusqu’ici qu’esquissé quelques-uns des constats auxquels procède Habermas quant à la question éducative (sa critique du respect de l’autorité et de la tradition scolaire chez Gadamer, le développement de la personnalité au regard des structures sociales dominantes, la colonisation intérieure de l’État social dans les sphères sociales de l’école et de la pédagogie) : il nous incombe maintenant de resserrer ces argumentaires, de les approfondir, mais surtout de les prolonger et de mettre en lumière leur potentialité pour deux niveaux distincts d’analyse éducative, soit celui des thèses de la disjonction et de la colonisation au regard de l’éducation moderne, puis celui de la question de la rationalité de l’enfant dans une perspective éducative habermassienne.

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