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Le débat Gadamer-Habermas sur les fondements de l’herméneutique

PARTIE I: LA TRADITION RATIONALISTE COMME SOL

1.3 Les possibilités de la connaissance en sciences sociales chez Habermas : les

1.3.2 Le débat Gadamer-Habermas sur les fondements de l’herméneutique

Le débat Gadamer-Habermas se caractérise d’abord par le fait qu’il n’a pas pris lieu et place à un moment précis, dans le cadre d’un événement situé comme ce fut le cas, par exemple, pour celui entre Adorno et Popper amorcé à Tübingen en 1961 dans le cadre de la Tagung der deutschen Gesellschaft für Soziologie, et poursuivi à Heidelberg en 1963 durant le Soziologentag. De plus, il s’agit d’un débat qui ne relève pas, originairement, d’une opposition théorique complète entre les deux philosophes, ou d’irréconciliables différends conceptuels : comme soulevé par Gall,

With the publication of Hans-Georg Gadamer’s Wahrheit und Methode in 1960, and Jürgen Habermas’s Zur Logik der Sozialwissenschaften in the Philosophische Rundschau in 1965, German philosophy appeared to have once again entered into the age old debate between mythos and logos. (…) However, to characterize the debate between Gadamer and Habermas in these terms is a bit too simplistic; the debate is far more complicated. For instance, Gadamer and Habermas show a great deal of respect for each other’s work. Indeed, Gadamer’s critique of objectivism and emphasis on hermeneutical consciousness are an important part of Habermas’ attempt to develop self-conscious methodologies in the sciences, particularly social sciences. Gadamer, for his part, has commented on Habermas’ lucid analysis of social-scientific logic and his working out the

59 epistemological interest of true sociologists. Clearly, Gadamer

and Habermas are in accord on some fundamental points; the battlelines cannot simply be drawn along the lines of romanticism vs. enlightenment. (Gall, 1981, p.5)

Ainsi, le point de départ du débat s’est plutôt situé dans l’argument habermassien selon lequel Gadamer aurait absolutisé la compréhension herméneutique au profit de la critique, idée contre laquelle s’est opposé ce dernier en affirmant ses doutes quant à un savoir objectif possible en sciences sociales et, plus particulièrement, dans le cadre même de la théorie critique (Mendelson, 1979, p.57). Selon Mendelson, l’argumentaire gadamérien ne niait pas la validité et la pertinence de la réflexion critique dans le traitement de questions sociologiques, mais visait surtout à situer cette réflexion critique dans l’enceinte d’une herméneutique qui, selon ses termes, appelait l’universalité : « Gadamer believed that in this way he was defending the anchoring of human existence in practical reason, dialogue, and the assimilation of tradition against a critical theory which seemed to him to show signs of succombing to the scientific idolatry of objectifying methods characteristic of positivism » (ibid., p.57). Il importe particulièrement de souligner, ici, le terrain respectif sur lequel les deux philosophes s’engagent : si Gadamer articule sa critique depuis un point de vue ontologique d’autocompréhension de l’Être inspiré d’Heidegger, Habermas inscrit sa pensée dans une approche épistémologique qui cherche à comprendre comment la conscience herméneutique peut servir à critiquer les fondements normatifs et méthodologiques au sein même de la science.

Le second litige entre les visions gadamérienne et habermassienne s’écarte toutefois des considérations propres aux paradigmes ontologique et épistémologique. Il concerne davantage la question de la réflexion en elle-même, et du statut qu’elle possède au sein des deux théories :

Habermas argued, secondly, that Gadamer failed to do justice to the power of reflection and therefore could not grasp the opposition between reason on the one hand and prejudice and authority on the other (…) [and] defended the continuity between tradition and interpretation to the point where he lost sight of the effect historical self-consciousness has on our relation to

60 tradition. Specifically, he argued that a reflective appropriation of

tradition breaks down its natural-like substance and alters the place of the subject in it. Interpretations accompanied by a reflective awareness of effective-history have consequences; they alter our relation to the traditions under scrutinity. Ultimately, by seeing through the genesis of tradition, from which reflection arises and to which it bends back, the dogmatics of life-praxis are shaken. (ibid., p.59)

Ici, c’est la fonction possible de la réflexion critique qui est discutée : Habermas soutient que la réflexion peut avoir des conséquences pratiques dans un présent caractérisé par les présuppositions idéologiques, alors qu’elle s’inscrit davantage dans une lucidité susceptible d’éviter les erreurs sémantiques dans l’acte même d’interprétation de la tradition chez Gadamer. Habermas voit d’ailleurs, dans cette négation du potentiel émancipateur et actualisé de la réflexion au profit d’une pensée visant la réhabilitation des traditions, les dangers possibles d’une dérive autoritaire qui s’avère particulièrement intéressante dans le cadre de ce travail doctoral concernant l’éducation :

When Gadamer attempts to rehabilitate authority as being illegitimately discredited, like prejudice, by an overly abstract Enlightenment dualism of reason and authority, he particularly has in mind the authority of the teacher or parent which provides legitimacy for the message he adresses to the student. In this case, Gadamer argues, authority need not behave in an authoritarian fashion. The teacher’s authority is recognized by the student who acknowledge his superior knowledge. This is not a case of blind obedience but indeed rests on a kind of recognition and knowledge. But Habermas points out that this framework of authority which mediates tradition contains the threat of sanction as well as the possibility of reward, and he refers to the process of identification on the part of the student with the teacher or parent which lend them authority. The point is that even an authority which does not seem to behave in an authoritarian fashion may be rooted not only in knowledge but also in force and fear. Gadamer’s hermeneutics seems to be unable to make this distinction between genuine non-coercitive recognition and a pseudo-recognition based on force, or at least he seems unwilling to grasp its implications. (Mendelson, 1979, p.60)

61 Il s’agit d’une illustration parfaitement représentative du débat Gadamer-Habermas : d’un côté se trouve un effort d’interprétation du passé qui décrit l’expérience humaine en termes d’événements et de passivité visant à réhabiliter le rôle central de la tradition comme formation de la conscience, et de l’autre, la nécessité de dépasser un respect ontologique de la tradition susceptible de créer et recréer encore les gâchis des rapports de domination et d’aliénation. À ce débat s’en est superposé un autre, presque aussi fascinant : Habermas a-t-il bien compris les fondements de l’herméneutique gadamérienne lorsqu’il en relève le manque de critique et une réhabilitation indue de la tradition et de l’autorité, ou Gadamer est-il, en effet, réellement conservateur? Ce second débat nous mène, un peu plus loin dans cette section, à nous pencher sur les tenants et aboutissants d’une adoption de l’herméneutique critique aux dépens d’une herméneutique ontologique : car au-delà des considérations exposées jusqu’à maintenant se trouve une opposition encore plus fondamentale, encore plus incontournable lorsqu’il s’agit de départager les herméneutiques habermassienne et gadamérienne : la Raison des Lumières défendue par Habermas et sa négation par Gadamer.

Si plusieurs des commentateurs et philosophes s’étant intéressés au débat entre les deux auteurs ont clamé, suite au tournant linguistique pris par Habermas avec Logique des sciences sociales et consacré dans Théorie de l’agir communicationnel, que cette nouvelle avenue « naissait d’une rencontre éclairante avec l’herméneutique gadamérienne » (Brouillet, 1997, p.132), il apparaît tout à fait imprudent de négliger les distinctions persistantes entre les deux penseurs quant aux concepts de rationalité qu’ils défendent respectivement et qui, inévitablement, teintent leurs approches herméneutiques. L’opposition de Gadamer prendrait, selon Ipperciel, la forme d’une opposition à un mode précis de rationalité, et non à la Raison elle-même :

En effet, au cours des siècles, le rationnel aurait été réduit, selon Gadamer qui s’inspire manifestement de Weber, à une rationalité instrumentale qui, comme la citation précédente l’indique, ne considérerait que le bien-fondé de moyens vers une fin, sans soumettre celle-ci à l’examen. Par la raison instrumentale, la fin est expulsée hors du domaine du rationnel et se trouve alors livrée à l’arbitraire et au relatif. Paradoxalement, l’esprit

62 « scientifique » sombrerait dans un irrationalisme — celui de la

fin — au nom même de la rationalité, puisque les fins seraient reléguées à un espace axiologique plutôt que rationnel. Et de fait, on ne peut évaluer autrement cette situation où la fin procède d’un pur décisionnisme, faute de pouvoir être déterminée rationnellement. Dans ce contexte, tout ce qui ne se prête pas aux rigoureux et infaillibles syllogismes de la raison instrumentale est exclu du domaine du rationnel. C’est donc à la perversion de la raison que s’en prend Gadamer, une raison qui prétend opérer in vacuum, exhaustivement, impérativement et exclusivement. (Ipperciel, 2005, p.612)

Sous cet aspect, Gadamer et Habermas se joignent : ce dernier a toujours reconnu, à certains égards, la force aliénante d’une raison instrumentale qui ne vise que le seul accomplissement de fins techniques et idéologiques. Pour contrer les pathologies sociales qui en découlent, Habermas propose toutefois une conception de la rationalité qui ne pourrait être admise par Gadamer, puisque relevant du projet inachevé des Lumières auquel s’attache Habermas :

Gadamer objecte que la vision de la rationalité communicationnelle de Habermas est elle-même historiquement située, qu’elle trouve sa source dans l’histoire récente de l’Occident, qu’elle prend donc place elle aussi sur un fond de tradition bien particulier. Habermas rétorque que si, d’une part, sa théorie de la communication est effectivement historique (comment pourrait-elle ne pas l’être?), il demeure qu’elle peut représenter une évolution par rapport à d’autres types de connaissance. Ici nous rencontrons de nouveau la dissension profonde entre les deux auteurs, à savoir : la valeur de la rationalité moderne; le scepticisme de Gadamer face à la raison instrumentalisée l’amène à valoriser la tradition alors que le même scepticisme incite Habermas à voir dans la modernité un projet inachevé. Habermas ne croit pas que la rationalité instrumentale soit le tout de la rationalité prônée par l’Aufklärung, il persiste à penser qu’il est impossible et dangereux de rejeter en bloc les acquis des Lumières. Sur ce point comme sur tant d’autres, Gadamer reste prisonnier de l’herméneutique ontologique de Heidegger, qui interdit le retour critique inscrit dans la question épistémologique. (Brouillet, 1997, p.140)

63 Il semble ici, et c’est d’ailleurs la raison fondamentale pour laquelle une raison critique et une herméneutique qui en découle nous paraissent préférables pour interpréter le monde social dans lequel nous sommes inscrits, que l’herméneutique gadamérienne soit tout à fait impuissante face aux problèmes sociaux auxquels nous sommes confrontés. Comme exposé par Brouillet au sujet de « la valeur d’un discrédit jeté ici sur le processus des Lumières qui préférait sans doute le retour au mythe ou, à tout le moins, la contemplation silencieuse du berger de l’Être qui, de l’aveu même de Heidegger, n’a aucune ébauche de solution à apporter au problème socio-politique de notre époque » (Brouillet, 1997, p.138), l’herméneutique gadamérienne teintée de l’œuvre d’Heidegger a-t-elle quelque chose à laisser pour la suite du monde, ne serait-ce qu’une esquisse de solution contre l’injustice, les inégalités, la violence symbolique et physique, l’aliénation et la domination? Pouvons-nous réellement nous permettre, collectivement, de nous limiter à une méditation herméneutique visant davantage à réhabiliter le potentiel sémantique des traditions et des préjugés plutôt que de les combattre activement lorsqu’il le faudrait?

Cette posture philosophique passive participe d’un relativisme et d’un subjectivisme depuis longtemps reprochés à Heidegger et Gadamer, et qui concerne tout autant les paradigmes interprétativistes et subjectivistes en sciences sociales. Si la citation suivante de Richard Rorty n’était originairement pas articulée à l’idée d’une disqualification de l’herméneutique gadamérienne (au contraire), elle nous permet paradoxalement de resserrer la critique du trop grand relativisme de Gadamer :

To defend my suggestion that nominalism can best be summarized in Gadamer's doctrine that only language can be understood, I shall take up the obvious objection to that claim. Techies are quick to expostulate that the paradigm of achieving greater understanding is modern science's increasing grasp of the nature of the physical universe — a universe that is not language. The nominalist riposte to this objection is: we never understand anything except under a description, and there are no privileged descriptions. There is no way of getting behind our descriptive language to the object as it is in itself — not because our faculties are limited but because the distinction between “for us” and “in itself” is a relic of a descriptive vocabulary, that of metaphysics, which has outlived its usefulness. We should interpret the term

64 “understanding an object” as a slightly misleading way of

describing our ability to connect old descriptions with new. It is misleading because it suggests, as does the correspondence theory of truth, that words can be checked against nonwords in order to find out which words are adequate to the world. (Rorty, 2000, p.23)

L’idée de l’herméneutique gadamérienne consiste ainsi en un croisement perpétuel, une interpénétration constante des interprétations individuelles et inscrites dans la tradition et l’histoire au regard des choses de l’existence : de surcroît, elle suppose qu’il n’y a aucune limite à l’imagination humaine, aux relations de langage et aux contextes qui nous permettent d’approcher et de décrire les objets, et qu’il est donc impossible d’entrevoir la fin de cet exercice de compréhension (Rorty, 2000, p.27). Mais il y est surtout impossible de s’arrêter sur le bien, le juste et le vrai, et c’est dans cette perspective qu’il nous paraît dangereux de souscrire à l’approche gadamérienne aux dépens de celle d’Habermas : car en face d’un acte de violence symbolique ou matérialisée, pour ne prendre que cet exemple, est-il plus légitime et fondamental de se questionner sur les éternelles interprétations possibles que l’Histoire peut nous fournir à propos de la domination, ou plutôt de critiquer l’idéologie que cet acte sous-tend, de le condamner et de le dénoncer? Devant l’urgence de proposer des issues, ne serait-ce qu’à portée théorique, aux problèmes d’inégalités et d’injustice scolaires, de domination programmatique et ministérielle, d’aliénation professionnelle et d’empêchement de l’autonomie et de l’autodétermination que devrait idéalement permettre l’éducation, une approche essentiellement ontologique de l’herméneutique semble, au final, revêtir très peu d’intérêt.

La reprise sommaire des arguments soulevés par Habermas lui-même contre les propositions de Gadamer, tout comme ceux des commentateurs évoqués précédemment, nous permet alors de proposer le portrait général d’une herméneutique critique destinée à l’analyse de phénomènes liés à l’éducation : si nous admettons sans difficulté la dimension interprétative de notre thèse (nous interpréterons un nombre de faits sociaux à la lumière de la théorie habermassienne), nous comptons le faire dans une perspective épistémologique et non ontologique. Nos interprétations ne s’inscrivent pas uniquement dans un rapport de conscience à nous-mêmes et à l’Histoire, mais bien dans une fonction

65 d’autocritique au sein des sciences sociales : de ce fait et suivant l’argument d’Habermas, nous ne saurions nous opposer au caractère normatif d’une telle démarche, qui relève principalement d’une nécessité d’analyser les phénomènes sociaux au regard de critères de validité et de vérité qui, contrairement à ce que soutient Gadamer, ne sont pas constitutifs d’une approche purement objective et positiviste, mais tiennent plutôt compte de la dimension réflexive et critique d’une telle herméneutique. Ce faisant, nous espérons éviter le relativisme de certaines postures de recherche qui prêchent par excès, nous le croyons, la peur des normes et de l’universalité de certains principes que nous jugeons rationnellement fondés (la liberté, l’émancipation, la reconnaissance des structures dominantes, des idéologies aliénantes).

Il serait toutefois mal avisé de négliger, avant de conclure ce chapitre, certaines réflexions herméneutiques construites spécifiquement pour l’analyse de l’éducation : la section suivante vise donc à rendre compte d’une démarche particulièrement intéressante en ce sens, celle de Simard dans Éducation et herméneutique (2004).