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Disjonction entre système et monde vécu

CHAPITRE II: La Théorie de l’agir communicationnel (1981)

2.2 Le concept de société à double niveau

2.2.2 Disjonction entre système et monde vécu

Jusqu’ici dans ce chapitre, nous avons observé comment Habermas caractérise d’un point de vue linguistique la raison communicationnelle : comme élément central d’une théorie de l’action essentiellement langagière, le philosophe propose une définition de l’intercompréhension basée sur les actes illocutoires d’Austin lui permettant de fonder son concept de rationalité sur le principe de prétention à la validité des énoncés en termes de justesse, de véracité et de vérité. De là, Habermas peut articuler les notions de système et de monde vécu, juxtaposant ainsi sa théorie langagière de l’action à une théorie des systèmes; mais ce terrain théorique n’est pas encore ce qui fait de la théorie habermassienne une théorie fondamentalement critique. Car si nous concevons la tradition francfortoise comme un effort constant visant à renverser les paradigmes de domination présents dans la société moderne afin de mettre en lumière les possibilités d’émancipation et de liberté des individus, il faut enfin au philosophe une solide conceptualisation de la façon dont est possible la domination elle-même : les germes de cette théorisation se trouvent précisément dans le phénomène de disjonction entre systèmes et mondes vécus analysée par Habermas. L’idée générale est la suivante :

Dans les sociétés tribales, la différenciation du système ne mène qu’à rendre plus complexes les structures d’un système de parenté donné; en revanche, à des niveaux d’intégration plus élevés, de nouvelles structures sociales se constituent, notamment des États et des sous-systèmes régulés par des médiums. À un degré faible de différenciation, les connexions systémiques sont encore étroitement imbriquées dans les mécanismes de l’intégration sociale; dans les sociétés modernes, elles se condensent et se

101 concrétisent en structures non soumises à des normes. Face aux

systèmes d’action formellement organisés, régulés par des processus d’échanges et de pouvoir, les membres se comportent comme envers une part de réalité qui est là naturellement – car les sous-systèmes d’action rationnels en vue d’une fin coagulent au point de devenir une seconde nature. Certes, les acteurs peuvent toujours se refuser à l’orientation vers la compréhension mutuelle, adopter une attitude stratégique et objectiver des contextes normatifs pour en faire une réalité dans le monde objectif : mais dans les sociétés modernes apparaissent des sphères de rapports sociaux de type organisationnel et régulés par des médiums : ces rapports ne permettent plus des dispositions de conformité aux normes et des appartenances sociales fournissant des identités; bien au contraire, ils les relèguent en marge. (Habermas, 1987a, T2, p.169)

Nous pouvons, suivant les analyses de Vandenberghe (1998, T2, p.270), retracer trois étapes distinctes à l’évolution de cette disjonction : 1) l’émergence du système économique, dans la Modernité, se fait d’abord au profit de son autonomisation. En institutionnalisant l’argent comme médium d’échange régulateur, la société moderne voit apparaître une première séparation entre le système économique et le système politique, alors que le sous-système argent se détache de la morale et des impératifs de normes établies de façon intercompréhensive. En second lieu, 2) le système politique se couple à nouveau à ce système économique gagnant en puissance : l’argent comme médium d’échange intersystèmes structure non seulement le système économique global, mais permet aussi de structurer efficacement le système politique. L’État devient alors un État fiscal qui assure les conditions de la production économique et qui, devant la complexité accrue d’un système économique s’étant réorganisé par lui-même, institutionnalise à son tour le médium du pouvoir par rapport au système économique et au monde vécu. Finalement, 3) les deux sous-systèmes économie et État se disjoignent progressivement du monde vécu lui-même :

Les sous-systèmes de l’économie et de l’État se différencient d’un système institutionnel encastré dans l’horizon du monde vécu, et ils le font en passant par les médiums que sont l’argent et le pouvoir; ainsi naissent des domaines d’action formellement organisés, qui ne sont plus intégrés grâce au mécanisme de

102 l’intercompréhension, qui se détachent des contextes du monde vécu

et coagulent dans une sorte de socialité sans normes. (...) Le social est dissocié en domaines d’action constitués en mondes vécus et en domaines neutralisés par rapport au monde vécu. Les uns sont structurés par la communication, les autres sont formellement organisés. (Habermas, 1987, T2, p.338, dans Vandenberghe, 1998, T2 p.270)

S’il est assez aisé de suivre l’argumentaire habermassien précédent concernant l’évolution de la disjonction entre systèmes et monde vécu dans la Modernité, il l’est un peu moins de voir en quoi l’intercompréhension devient, au sein de ce processus, fortement marginalisée. Comment Habermas caractérise-t-il précisément cette mise à l’écart?

La pratique communicationnelle courante est insérée, comme nous l’avons vu, dans le contexte d’un monde vécu déterminé par des traditions culturelles, des organisations légitimes, des individus socialisés. Les prestations interprétatives vivent sur un capital de consensus au sein du monde vécu. Mais le potentiel de rationalité présent dans l’intercompréhension par le langage est actualisé pour autant que la généralisation des motivations et des valeurs progresse et que se réduisent les zones non- problématiques. La pression dans le sens de la rationalisation, qu’un monde vécu devenu problématique exerce sur le mécanisme de l’intercompréhension, accroît le besoin d’intercompréhension, et par là même le coût de l’interprétation et le risque de dissension (qui augmente avec la prise en compte des capacités critiques) s’élèvent. (Habermas, 1987a, T2, p.200)

Ce qu’explique Habermas, s’appuyant sur le concept de généralisation des valeurs de Parsons (Habermas, 1987a, T2, p.196), c’est que l’autorité légale de l’État moderne implique une généralisation de valeurs et de conduites de vie selon des procédés contraignants (décisions politiques univoques, sphères professionnelles dominantes, obéissance au droit positif) : cette universalisation entre en choc direct avec le monde vécu traditionnellement intercompréhensif, et au sein duquel les décisions sont d’abord comprises dans un rapport langagier entre normes et prétentions à la validité.

Face à cette généralisation, deux phénomènes opposés se produisent : d’un côté, un besoin toujours plus grand d’intercompréhension se fait sentir chez les individus dans

103 le but de coordonner leurs actions face à une généralisation extérieure de valeurs et de conduites, et de l’autre, l’apparition de médiums régulateurs comme l’argent et le pouvoir qui visent implicitement à limiter les potentialités intercompréhensives et critiques des acteurs sociaux. La force de ces médiums par rapport à l’intercompréhension réside en ceci :

Substituer des médiums régulateurs au langage dans la coordination de l’action signifie disjoindre interaction et contextes du monde vécu. Des médiums comme l’argent et le pouvoir partent d’obligations empiriquement motivées : ils codifient le commerce rationnel en vue d’une fin avec des valeurs quantifiables et calculables, et rendent possible une influence stratégique généralisée sur les décisions d’autres participants de l’interaction, en contournant les processus de formation d’un consensus par le langage. Non seulement ils simplifient la communication linguistique, mais ils la remplacent en généralisant symboliquement les dommages et dédommagements; le contexte du monde vécu, où les processus d’intercompréhension sont toujours insérés, est dévalué pour des interactions menées grâce aux médiums : on n’a plus besoin du monde vécu pour la coordination des actions. Les sous-systèmes sociaux différenciés grâce à de tels médiums peuvent se rendre autonomes par rapport à un monde vécu relégué dans le monde ambiant (Umwelt) du système. La recomposition de l’action à partir de médiums régulateurs apparaît dès lors, sous l’angle du monde vécu, comme une façon d’amortir le coût de la communication et ses risques, comme une façon de conditionner les décisions avec des marges de contingence accrues, et en ce sens comme une technicisation du monde vécu. (Habermas, 1987a, T2, p.200)

De la sorte, nous avançons peu à peu vers une théorie générale du Moderne qui met en lumière cette technicisation du monde vécu. La porte d’entrée sera alors la question de la bureaucratisation : en reprenant Weber, Habermas étudie notamment la rationalisation du monde moderne par la mise en forme essentiellement juridique et administrative des sphères de vie personnelles et sociales, autrefois déterminées par les valeurs partagées du monde vécu. Mais la théorie générale du philosophe sera élaborée suivant une toute autre considération qui, elle, part des présupposés fondamentaux de la théorie wébérienne :

104 Les tendances à la bureaucratisation décrites par Weber

atteindront-elles le stade prévu par Orwell, où toutes les opérations d’intégration seront inversées et passeront du mécanisme de socialisation qu’est l’intercompréhension par le langage, fondamental, à mon sens, aujourd’hui comme hier, à des mécanismes de type systémique? Et une telle situation est-elle en réalité possible sans modification dans les structures anthropologiques profondes? Voilà une question ouverte. Pour ma part, je vois la faiblesse méthodique d’un fonctionnalisme du système, posé en absolu, précisément dans le fait qu’il choisit ses principes théoriques comme si le processus, dont Weber avait perçu les commencements, était déjà terminé, comme si une bureaucratisation devenue totale avait déjà déshumanisé la société dans son ensemble; et notamment, comme si elle l’avait rassemblée en un système qui s’est arraché à son ancrage dans un monde vécu structuré par la communication, tandis que pour sa part, ce monde vécu aurait été rabaissé au statut d’un sous- système. Ce « monde administré » était pour Adorno la vision même de la terreur; chez Luhmann, il est devenu un présupposé trivial. (Habermas, 1987a, T2, p.343)

La rationalisation instrumentale de la société moderne en est-elle réellement arrivée à ce point wébérien de non-retour? Les potentialités de l’intercompréhension, à la fois permises et limitées par la généralisation des valeurs et des conduites de vie au sein de l’État moderne, sont-elles complètement annihilées par la domination symbolique des sous-systèmes économie et État, par la force régulatrice des médiums de l’argent et du pouvoir?

Les réponses que propose Habermas à ces questions prennent finalement la forme d’une critique des théories de Marx et Weber développée dans la toute dernière section de la TAC, soit la Considération finale qu’élabore le philosophe afin d’en arriver à définir les tâches renouvelées d’une théorie critique de la société. Ce point culminant de la TAC est le dernier passage obligé que nous nous devons de considérer avant de pouvoir articuler la théorie habermassienne de la société à un certain nombre de phénomènes liés à la sphère sociale éducative : car si nous concentrons nos efforts, dans le troisième chapitre de cette thèse, à l’explicitation des mécanismes sous-jacents de rationalisation instrumentale, de domination, d’aliénation et de perte de sens et de liberté au sein des structures macro et

105 microsociologiques dynamisant l’éducation (partant des principes de gouvernance qui la caractérisent jusqu’à l’activité pédagogique entre un enseignant et un élève), notre dernier chapitre vise, comme le fait la Considération finale habermassienne, à harmoniser ces constats aux visées d’une pédagogie critique qui permettrait l’émancipation et la liberté des acteurs éducatifs, et plus spécialement des enfants et élèves.