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CHAPITRE III: Éducation et Modernité chez Habermas

3.2 Habermas et la pédagogie : l’extension du droit dans la Modernité

3.2.2 Colonisation juridique de la pédagogie

Avant de conclure la TAC sur une redéfinition des visées d’une théorie proprement critique, Habermas se donne pour tâche d’illustrer la thèse de la colonisation intérieure du monde vécu de façon à vérifier sa consistance empirique : en suivant sa pensée, nous avons aussi tenté de le faire, dans les sections précédentes, en soumettant les hypothèses habermassiennes au développement historique de l’éducation et de la pédagogie modernes. En effet,

Les affirmations sur une colonisation intérieure du monde vécu ont un degré relativement élevé de généralité. Même dans les réflexions théoriques sur la société, comme le montre d’ailleurs le fonctionnalisme systémique, elles ne sont pas si inhabituelles. Mais une telle théorie est constamment exposée au danger d’hyper-généraliser, et elle doit pour le moins pouvoir indiquer quel genre d’empirie lui correspond. C’est pourquoi je voudrais illustrer par un exemple les évidences qui pourraient permettre de vérifier la thèse de la colonisation intérieure; il s’agit de la tendance à étendre le droit aux domaines d’action structurés par la communication. (Habermas, 1987a, T2, p.392)

Il convient maintenant de voir si la manière et les phénomènes par lesquels Habermas choisit de justifier ses prétentions universalistes sont cohérents et révélateurs pour une analyse générale de la pédagogie, considérant qu’il se propose d’illustrer sa thèse de la colonisation à l’aide de la question de l’extension du droit dans les domaines familiaux et scolaires du monde vécu : comment expose-t-il, d’abord, l’évolution du droit moderne, puis de quelle façon ce processus affecte-t-il la pédagogie? Et si Habermas articule principalement ses considérations en rapport au cas allemand, pouvons-nous dégager de ses propos certains éléments qui correspondent également aux autres réalités nationales, européennes ou nord-américaines?

170 S’impose, d’abord, la nécessité de définir ce qu’Habermas entend par extension du droit et les grandes lignes du processus sociohistorique qui l’accompagne :

L’expression « extension du droit » (Verrechtlichung) se réfère très communément à la tendance, observable dans les sociétés modernes, d’une inflation du droit écrit. Dans cette tendance, nous pouvons distinguer entre l’extension du droit, donc entre les normes juridiques mises sur des réalités sociales nouvelles, jusque-là régulées de manière informelle, et la concentration du droit, c’est-à-dire la désagrégation, par les spécialistes, des faits juridiques globaux au profit de nouveaux faits particuliers. (…) Grossièrement, nous pouvons distinguer quatre processus d’extension du droit qui ont fait date. La première poussée en ce sens mène à l’État bourgeois; en Europe de l’Ouest, il s’est constitué au moment de l’absolutisme, sous la figure qu’a pris le système des États européens. La deuxième impulsion mène à l’État de droit : dans la monarchie allemande du XIXesiècle, il a

pris sa nature exemplaire. La troisième étape conduit à l’État de droit démocratique, qui s’est répandu en Europe et en Amérique du Nord à la suite de la Révolution française. Le dernier stade atteint jusqu’à présent mène finalement à l’État de droit démocratique et social : il a été conquis de haute lutte par le mouvement ouvrier européen au XXesiècle, et il a été codifié, par

exemple, dans l’article 21 de la Loi fondamentale de la République d’Allemagne. (Habermas, 1987a, T2, p.393-393)

Puisqu’il nous intéresse davantage d’interpréter la thèse habermassienne au regard de la pédagogie que de caractériser en détail chacune de ces poussées historiques, exposons seulement, de façon succincte, les principaux jalons de cette évolution : l’État bourgeois représente d’abord ce moment d’« institutionnalisation des deux médiums qui permettent à l’économie et à l’État de se différencier en sous-systèmes » (Habermas, 1987a, T2, p.393), synonyme d’un nouvel ordre politique de type industriel-capitaliste. Cette période voit apparaître, sous l’influence des écrits de Hobbes et Hegel, une séparation partielle entre les concepts de personne juridique privée apte et libre de transiger (acquérir, vendre, hériter) et du pouvoir d’État souverain (violence « nécessaire », bureaucratie régulatrice) qui fait abstraction du substrat historique des formes de vie prémodernes : « le monde vécu est d’abord mis à la disposition du marché et de la souveraineté absolue », et l’argent et le pouvoir s’ancrent dans celui-ci afin d’assurer la légitimité de l’État (Habermas, 1987a,

171 T2, p.395). Pour sa part, l’État de droit civil-bourgeois, comme deuxième poussée d’extension,

Signifie la formation de normes du droit constitutionnel pour une autorité qui jusqu’alors n’était limitée et liée que par la forme légale et les moyens bureaucratiques d’exercice de la souveraineté. Les citoyens bénéficient maintenant, en tant que personnes privées, de droits subjectifs-publics, exigibles contre un souverain dont ils ne partagent cependant pas encore démocratiquement la formation de la volonté. Dans cette ligne de la formation de l’État de droit, l’ordre du droit civil privé est coordonné avec l’appareil exerçant la souveraineté de telle sorte que le principe de légalité de l’administration peut être interprété dans le sens d’une souveraineté de la loi. Dans la sphère de liberté du citoyen, l’administration n’a à intervenir ni contra, ni praeter, ni ultra legem. Les garanties de vie, de liberté et de propriété des personnes privées n’apparaissent plus seulement comme les effets fonctionnels de relations d’affaires institutionnalisées par le droit privé; avec l’idée d’État de droit, elles sont bien au contraire élevées au rang de normes constitutionnelles moralement justifiées, et elles informent l’ordre de la souveraineté dans son ensemble. (Habermas, 1987a, T2, p.395)

Il s’agit, pour Habermas, d’un couteau à double tranchant : certes, cette deuxième phase d’extension du droit permet aux individus de se détacher d’un État absolutiste qui refoulait le monde vécu au profit d’une défense première des sous-systèmes différenciés par l’argent et le pouvoir, mais la nouvelle « reconnaissance » du monde vécu par l’État civil- bourgeois favorise ainsi une meilleure pénétration des aspects juridiques de la vie civile dans les sphères privées à partir du monde vécu lui-même, soit sur la base d’un monde vécu modernisé (Habermas, 1987a, T2, p.396). L’État de droit démocratique, troisième jalon du processus s’étant d’abord matérialisé dans le cadre de la Révolution française, assure quant à lui une première massification des droits des citoyens à participer à la vie politique : s’il concrétise un concept de liberté accru et un pouvoir d’État constitutionnellement démocratisé, il permet aussi au médium de l’argent d’arriver au terme de sa fonction « colonisatrice » et fige un rapport social de pouvoir ancré dans la structure de classe. Comme le souligne Habermas, « du fait même arrive à terme, au moins partiellement, le processus par lequel le médium de l’argent s’incruste dans un monde

172 vécu rationalisé qui, de toute évidence, n’est plus différencié dans la seule bourgeoisie » (Habermas, 1987a, T2, p.396) : autrement dit, au fur et à mesure que le monde vécu affirme sa spécificité et ses droits par rapport aux impératifs étatiques, l’État social qui naît de cette avancée tend à régler, par des moyens essentiellement économiques, les problèmes rationalisés du monde vécu privé. Ces problèmes contribuent notamment à la dernière poussée extensive du droit moderne, prenant la figure de l’actuel État de droit social et démocratique :

La première avancée dans l’extension du droit, constitutive pour les rapports du capital et du travail salarié, devait son ambivalence, d’une part, à la contradiction entre le sens d’émancipation sociale attaché aux normes du droit civil privé et, d’autre part, à ses effets de répression sociale pour ceux qui étaient obligés de proposer leur force de travail comme une marchandise. Le réseau des garanties de l’État social est censé ensuite amortir ces effets externes d’un processus de production fondé sur le travail salarié. Mais plus ce réseau est resserré, plus des ambivalences d’une autre nature apparaissent avec netteté. Les effets négatifs de cette avancée dans l’extension du droit – la dernière pour le moment – n’apparaissent pas comme des effets indirects, ils résultent de la structure même de cette extension. Voilà donc que ce sont les moyens mêmes de garantir la liberté qui menacent la liberté de leurs bénéficiaires. (Habermas, 1987a, T2, p.398)

Considérant l’actualité et la forme, « la dernière pour le moment » comme le dit Habermas, de l’extension du droit dans l’État social et démocratique, nous en arrivons à une caractérisation contemporaine de la pédagogie et de l’école comme sphères sociales judiciarisées : en ce sens, quels sont les moyens juridiques, bureaucratiques et administratifs dont parle Habermas quand il soulève le paradoxe d’une liberté familiale et scolaire garantie et menacée? Et ce phénomène vaut-il seulement pour l’éducation allemande, le terrain empirique particulier sélectionné par le philosophe pour articuler la thèse de la colonisation intérieure du monde vécu et des pathologies sociales?

Dans la perspective habermassienne, la nature même des services sociaux dispensés par l’État social procède d’une conception contradictoire de l’agir étatique :

173 Les services sociaux sont en fait une thérapeutocratie, qui s’étend

de l’application des peines jusqu’au travail auprès des jeunes, au système d’éducation et à la santé publique, aux mesures de prévention générales, en passant par les soins médicaux apportés aux malades mentaux, aux toxicomanes et aux conduites déviantes, par les formes classiques du travail social et par les formes plus récentes d’aide – psychothérapie et dynamique de groupes –, par l’assistance spirituelle, par la formation religieuse de groupes; mais à leurs conséquences paradoxales, on voit avec une particulière évidence l’ambivalence de la plus récente avancée dans l’extension du droit, celle de l’État social. L’État social va au-delà de la pacification du conflit de classes qui surgit immédiatement dans la sphère de la production, il étend un réseau de rapports clientélaires sur les sphères de la vie privée : plus s’accentue ce processus, et plus nettement entrent en scène les effets indirects pathologiques d’une extension du droit qui signifie simultanément bureaucratisation et monétarisation de domaines centraux de la vie vécue. Le dilemme inhérent à cette structure de l’extension du droit vient de ce que les garanties de l’État social doivent servir à l’objectif d’intégration sociale : en réalité, elles suscitent la désintégration des contextes vécus, qui sont détachés, par une intervention sociale de nature juridique, des mécanismes d’intercompréhension coordonnant l’action et reconvertis sur des médiums comme l’argent et le pouvoir. (Habermas, 1987a, T2, p.400)

Habermas le dit bien : tout procède, en ce sens, d’un spectre d’agir politique oscillant constamment entre garantie de liberté et privation de liberté. Pour l’école, cela signifie d’abord un État social qui garantit à tous l’égalité des droits à l’éducation, mais aussi une imposition de formes de vie scolaire spécifiques; le bien de l’enfant est symboliquement institutionnalisé comme valeur éducative première, alors que s’enchaînent parallèlement et quotidiennement une suite d’actions et de prescriptions pédagogiques, juridiques et administratives qui le contraignent à se soumettre, souvent inconsciemment, au rythme rationalisé, calculé, monétarisé et légalisé des journées du calendrier scolaire. Nous insistons ici sur la réalité de l’élève mais, chez Habermas, l’accent est surtout posé sur les structures professionnelles (les enseignants, les travailleurs de l’éducation) et

174 pédagogiques affectées par ce paradoxe, analyse appuyée sur les travaux de Frankenberg7:

Frankenberg analyse les conséquences de l’extension du droit dans le travail pédagogique sous l’angle suivant : comment les maîtres, en tant que destinataires de normes, perçoivent-ils les consignes juridiques et comment y réagissent-ils? Entre la forme juridique où la justice et l’administration scolaire exercent leur compétence et une mission d’éducation à réaliser exclusivement par le biais de l’action orientée vers l’intercompréhension, il y a des différences structurelles que Frankenberg fait bien ressortir : « Comme signes distinctifs dominants de la dimension politique et juridique attachée au travail pédagogique, nous pouvons retenir : 1. l’écart entre les prescriptions sur la conduite à tenir et la situation d’action concrète; 2. une ‘‘double défense’’ pour la ‘‘mission d’éducation’’ de l’État, par le biais de la ‘‘compétence à fournir des directives’’ de l’administration scolaire et par la compétence sur la mise en œuvre concrète appartenant aux tribunaux administratifs; 3. la délimitation peu nette de l’espace d’action pédagogique du maître et 4. dans tous les cas, des menaces de sanction, ouvertes ou déguisées, pour des comportements contraires aux normes ». (…) Ces différences structurelles insécurisent nécessairement le maître et provoquent des réactions que Frankenberg décrit comme des transgressions ou des sous-utilisations de l’espace d’action pédagogique, c’est- à-dire comme une hyper-adaptation ou comme une insubordination masquée par rapport au droit. (Habermas, 1987a, T2, p.409)

Les travaux de Frankenberg permettent à Habermas de justifier la thèse d’une Modernité contradictoire, au sein de laquelle le monde vécu intercompréhensif est à la fois surstimulé (les acteurs transgressent les impératifs étatiques et juridiques sous les impulsions de l’intercompréhension) et atrophié sous les pressions systémiques (menaces de sanction, hyper-adaptation réactive aux normes) : dans ce cadre actionnel, les enseignants et enseignantes sont constamment forcés de conjuguer leurs besoins et intérêts personnels par rapport aux normes de droit. Comme nous l’avons souligné au deuxième chapitre de

7 Frankenberg, G. (1978). Verrechtlichung schulischer Bildung – Elemente einer Kritik und Theorie des

Schulrechts (« Extension du droit dans l’éducation scolaire – Éléments d’une critique et d’une théorie des

droits scolaires » [traduction libre par A. Robichaud]), thèse de doctorat présentée à l’Université de Munich, dans Habermas, J. (1987a). Théorie de l’agir communicationnel – Tome II, Paris : Fayard, p.473.

175 cette thèse, ce contexte pousse Habermas à décrier une série de pathologies « éducatives » menaçant l’identité des maîtres dans leur propre monde vécu, soit des contraintes à leur liberté pédagogique, des phénomènes de dépersonnalisation, le freinage de l’innovation, l’absence de responsabilité et l’immobilisme (Habermas, 1987a, T2, p.409). Mais au-delà du cas allemand étudié par Frankenberg et Habermas, pouvons-nous lier la thèse habermassienne de la colonisation pédagogique et des pathologies éducatives à d’autres situations géographiques? La judiciarisation des normes pédagogiques est-elle, en cette ère de mondialisation de l’éducation, un phénomène internationalement partagé?

Si Habermas ne propose pas de catégorisation spécifique d’éléments de juridiction scolaire, nous dégageons librement de ses considérations trois aspects témoignant d’une judiciarisation de la pédagogie : 1) des structures de contrôle administratives et judiciaires encadrent le travail enseignant, en vue de 2) la protection juridique de l’élève, faisant de l’école un 3) établissement d’assistance pour vivre qui organise et dispense la formation scolaire comme une prestation sociale (Habermas, 1987a, T2, p.408-410). Dans cette perspective, les systèmes éducatifs occidentaux soumis à une judiciarisation de la pédagogie devraient présenter, plus concrètement, les caractéristiques suivantes : a) des lois encadrent la pratique des enseignants, b) la protection légale de l’enfant fait figure de valeur inaliénable au sein du corpus juridico-administratif prévoyant l’éducation, et c) la tâche des enseignants est convertie, d’une nature essentiellement transmissive, à une activité largement thérapeutocratique. Quelles tendances internationales répondent, ou non, à ce découpage théorique? Différentes lois touchent, directement ou indirectement, le travail pédagogique des enseignants européens et nord-américains : parmi les législations que nous pouvons observer dans le dernier rapport de l’OCDE sur la question (Perspectives des politiques de l’éducation 2015 : Les réformes en marche), celles de l’Espagne, des États-Unis, de la France et de l’Italie sont aptes à fournir quelques indicateurs de mouvements généraux en termes de juridiction pédagogique.

En Espagne, la Loi organique pour l’amélioration de la qualité de l’enseignement prévoit notamment de renforcer l’évaluation externe des élèves et définir un tronc commun pour l’éducation de base dans tout le pays (OCDE, 2015, p.255), ce qui risque,

176 en termes habermassiens, de resserrer le contrôle extérieur de l’État sur les apprentissages, d’uniformiser les pratiques enseignantes et, fatalement, de freiner l’innovation pédagogique. Aux États-Unis, ce sont essentiellement des programmes incitatifs (Race to the Top en 2011, Teacher Incentive Fund Program en 2012), et non des lois à proprement parler, qui affectent les pratiques pédagogiques (OCDE, 2015, p.262) : par des compensations monétaires récompensant l’initiative pédagogique et les bons résultats des élèves, c’est le médium de l’argent qui s’incruste dans le quotidien des enseignants et influence possiblement leurs méthodes d’enseignement. Pour sa part, la France semble plus prompte à embrasser la voie de la judiciarisation : la Loi d’orientation et de programmation pour la refondation de l’École de la République (2013) et l’Amendement au projet de loi sur la refondation de l’École de la République (2014) prévoient notamment de faire entrer l’école dans l’ère du numérique, faire évoluer le contenu des enseignements et rendre exceptionnel le redoublement (OCDE, 2015, p.271) : ces trois aspects, intimement liés au travail enseignant quotidien (utiliser ou non les nouvelles technologies en classe, remanier les contenus scolaires et avoir droit de regard, en toute connaissance de cause, sur la situation scolaire d’un élève), sont dès lors transformés en éléments soumis aux impératifs juridiques du système éducatif français. L’Italie présente également des symptômes habermassiens de judiciarisation pédagogique : une loi italienne (Décret ministériel 249, 2010) prévoit une vaste réforme de la formation initiale des enseignants articulée à de nouvelles obligations de sélection, de qualité et d’homologation (OCDE, 2015, p.293). Ces différentes mesures législatives correspondent-elles aussi à l’idée d’un statut juridique particulier pour l’enfant? Selon Youf,

Le droit de l’enfant, tel qu’il a été édifié dans le même mouvement que l’État-providence, doit affronter une mutation où serait reconnue la subjectivité de l’enfant. Il ne peut plus être cet incapable et cet irresponsable juridique dont la négation des droits subjectifs était compensée par l’attribution de droits objectifs à la protection et à l’éducation. Il ne saurait, non plus, être ce sujet pourvu de droits, mais dénué de responsabilité, redouté par les critiques de la Convention des droits de l’enfant. Ce danger est réel, nous en payons déjà les effets aujourd’hui, mais, paradoxalement, il est antérieur à l’adoption de la Convention. Il

177 relève d’un droit qui ne voulait voir dans l’enfant qu’un

irresponsable, devant en toute circonstance bénéficier de protection. Les effets pervers de la protection judiciaire de l’enfance furent, en effet, de déculpabiliser et de déresponsabiliser les mineurs délinquants ou en danger. Qu’ils commettent un délit, qu’ils fuguent ou n’aillent pas en classe, les jeunes contrevenants se voyaient dénier leur dimension de sujet lorsque leur acte était neutralisé et leur protection affirmée. Ils pouvaient avoir le sentiment d’avoir des droits sans responsabilité. Aujourd’hui, le risque le plus important n’est plus de considérer l’enfant comme un irresponsable, il est de lui donner trop de responsabilités, de le considérer comme un alter ego, nous délestant de nos responsabilités à son égard et, notamment, de notre devoir d’éducation. (Youf, 1999, p.82)

Cette thèse est particulièrement intéressante dans le cadre d’une analyse habermassienne de judiciarisation pédagogique : Habermas parle spécifiquement, comme Youf, de possibles phénomènes d’immobilisme et d’absence de responsabilité de la part des enseignants face aux pressions juridiques découlant d’une hypertrophie des droits de l’enfant (Habermas, 1987a, T2, p.407). Comme nous l’avons fait au chapitre 2, il importe encore une fois de préciser que ce n’est pas la nature même d’une reconnaissance des droits de l’enfant qui est ici décriée, mais bien une reconnaissance qui, au lieu d’être ancrée dans des mécanismes d’intercompréhension, contourne l’espace délibératif des individus et se fixe de façon juridique. Il en va de même pour la pression, bien documentée, induite par les droits des enfants nécessitant des besoins éducatifs spéciaux sur les pratiques enseignantes quotidiennes : si la valeur intrinsèque de ces droits est indiscutable et majoritairement reconnue, par les enseignants et enseignants, en termes de dignité humaine, il n’en demeure pas moins que l’obligation d’éducation et d’intégration des enfants à besoins particuliers affecte considérablement le quotidien enseignant. Se présente alors une série de correspondances entre la réalité scolaire des enseignants et la thèse habermassienne, relevée plus haut, de l’éducation comme activité