• Aucun résultat trouvé

Pour une herméneutique critique : un premier saut vers l’éducation

PARTIE I: LA TRADITION RATIONALISTE COMME SOL

1.3 Les possibilités de la connaissance en sciences sociales chez Habermas : les

1.3.3 Pour une herméneutique critique : un premier saut vers l’éducation

La recherche philosophique en éducation, du moins au Québec, étant elle-même chose rare, il s’avère peu surprenant de constater le nombre restreint d’écrits sur l’herméneutique et l’activité éducative : dans une perspective québécoise, les travaux de Simard sur la question sont ainsi incontournables, d’autant plus que bon nombre de nos réflexions doctorales concernent des phénomènes spécifiques au système éducatif québécois. Toutefois, la question fondamentale à laquelle s’adresse Simard étant surtout située au niveau de l’articulation entre pédagogie et culture (Simard, 2004, p.3), les propos suivants ne font qu’effleurer l’ensemble à la fois macro et microsociologique des interrogations aux sources de notre thèse.

66 […] l’auteur affirme clairement et à plusieurs reprises son

appartenance au courant de l’herméneutique dite « modérée », celle de Gadamer et de Ricœur, qui met l’accent sur la part de réélaboration productrice de sens que comporte tout travail d’interprétation et le caractère dialogique de toute compréhension, par opposition à la fois à l’herméneutique « conservatrice » qui, à la manière de Schleiermacher, définit la compréhension comme saisie objective et reproduction fidèle des intentions d’un auteur (justifiant par là même l’éducation comme transmission d’un héritage culturel intangible), à l’herméneutique « critique », celle, représentée par exemple par Habermas, Bourdieu et les théories critiques du curriculum, qui cherche principalement à débusquer sous les productions textuelles et culturelles les effets de l’idéologie et les mécanismes de la fausse conscience, et, enfin, à l’herméneutique « radicale », portée notamment par les penseurs postmodernes de la « déconstruction », pour lesquels comprendre n’est ni restituer le sens authentique d’un texte ou d’une action, ni produire du sens à travers un procès de dialogue entre auteur et récepteur, ni dénoncer les déformations idéologiques de la communication, mais circuler, se déplacer sans fin sur une chaîne a-référentielle ou auto-référentielle de signifiants dont la fonction de désignation est sans cesse « différée ». (Forquin, 2006, p.3)

C’est en opposition, donc, avec les herméneutiques conservatrice, critique et radicale que se déploie l’argumentaire de Simard : mais dans le cas qui nous intéresse, quels reproches adresse-t-il à la perspective d’interprétation habermassienne? Il faut convenir qu’à la lumière d’Éducation et herméneutique : contribution à une pédagogie de la culture, Simard n’offre aucun argumentaire de fond précisant les attraits de l’herméneutique gadamérienne par rapport aux perspectives d’Habermas. Peut-être pouvons-nous trouver, toutefois, un tel positionnement dans la citation suivante :

Que la pédagogie ne puisse escompter une fondation certaine, qu’elle ne puisse s’appuyer sur la tradition ni sur la science, elle ne donne pas pour autant dans le n’importe quoi; elle cherche simplement à construire un espace où il est encore possible d’enseigner et d’éduquer tout en sachant qu’il n’existe pas de certitude pour le faire. Cette alternative nous conduit, comme on l’a vu, vers une considération herméneutique de la pédagogie, en lien avec la situation ou le contexte postmoderne, post- métaphysique et post-historiciste, selon l’acception que nous avons privilégiée. En clair, la culture actuelle pose à la pédagogie

67 des défis d’une ampleur considérable, défis qui ne trouvent pas de

solutions satisfaisantes ni dans l’humanisme traditionaliste ni dans la seule approche techniciste ou scientifique de la pédagogie. On est ainsi amenés à penser qu’une perspective herméneutique est en mesure de permettre à la réflexion sur la pédagogie aussi bien de compter sur une appréciation plus juste et plus fine de l’apport qu’elle peut recevoir des sciences et des techniques, que de prendre en compte les aspects éthiques et culturels de l’éducation. (Simard, 2004, p.70)

Mais en s’inspirant de la sorte de l’herméneutique gadamérienne, Simard néglige lui aussi, comme le pointait Habermas à Gadamer, la question de la réflexion critique et de la possibilité de nous extirper librement, en cours d’interprétation, d’une conscience individuelle prise dans la dépendance qu’elle entretient face au passé. C’est parce qu’il conçoit la pédagogie comme activité herméneutique (Forquin, 2006, p.5) que Simard ne parvient à admettre qu’elle peut être elle-même indûment teintée d’une autorité et d’une subjectivité susceptibles de nuire à la liberté des apprenants car, il faut le rappeler, l’herméneutique gadamérienne se passe bien des critères de validité que peut fournir la réflexion critique : mais que faire quand l’interprétation de l’enseignant se déploie, consciemment ou non, sous l’emprise d’impératifs symboliques (culture, traditions, exigences ministérielles, formation) possiblement nuisibles pour lui-même et pour ses élèves ou étudiants?

Si nous transférons quelque peu notre argumentaire du terrain herméneutique à celui de l’agir communicationnel, les motifs pour lesquels la perspective habermassienne nous semble plus pertinente au regard des questions éducatives deviennent encore plus clairs : en effet, il est possible de trouver, au sein de la théorie habermassienne, un assemblage de principes qui offre une posture réconciliant à la fois les présupposés herméneutiques pertinents à l’analyse éducative et ceux d’une reconnaissance critique des structures dominantes. D’abord, la théorie de l’agir communicationnel admet et conserve en ses principes la légitimité de l’acte interprétatif en lui-même : le monde vécu des individus est notamment ce lieu de déploiement de la tradition, du langage et de l’intersubjectivité de tous et chacun. De plus, Habermas reconnaît, à l’instar de Gadamer et Heidegger qui offrent la « possibilité herméneutique » comme résistance à la raison

68 instrumentale, l’idée qu’il s’agit d’un monde qui, menacé par les logiques techniques et instrumentalisées de ce mode de la Raison, risque de s’appauvrir sous les commandes de la spécialisation et de l’expertise :

La réélaboration de la tradition culturelle par des professionnels, chaque fois selon un angle de validité abstrait, fait apparaître la légalité spécifique des complexes de savoir cognitif-instrumental, moral-pratique et esthétique-expressif. Désormais, il existera aussi une histoire interne des sciences, de la théorie de la morale et du droit, de l’art – non certes qu’il y ait des développements linéaires, mais il y a néanmoins des processus d’apprentissage. Le fossé qui croît entre les cultures d’experts et le grand public est une conséquence de cette professionnalisation. Ce qui entre dans la culture grâce aux travaux et à la réflexion spécialisés ne devient pas sans plus un acquis de la pratique courante. Bien au contraire, avec la rationalisation culturelle, le monde vécu évidé des valeurs substantielles de sa tradition menace de s’appauvrir. (…) Cette infrastructure communicationnelle est menacée par deux tendances qui se compénètrent et se renforcent mutuellement : la réification que le système induit et l’appauvrissement culturel. (Habermas, 1987a, T2, p.359-360)

Mais là où Habermas surpasse vraiment, selon nous, les modèles des deux philosophes, c’est dans son articulation du monde vécu à celui des systèmes et sous-systèmes de l’État, de l’économie et du juridique : si le monde vécu rationnellement communicationnel des individus est en mesure, par sa structure langagière portée vers le consensus et les procès d’intercompréhension, de résister aux pressions des idéologies dominantes, il n’en demeure pas moins que ces dernières existent et se doivent d’être mises en lumière par l’effort critique; autrement dit, l’analyse sociologique et philosophique habermassienne permet un effort d’interprétation non seulement conscient de la tradition et de l’historicité, mais d’autant plus complet qu’il intègre des considérations critiques capables de fonder une pratique sociale libératrice et émancipatrice.

C’est en ce sens que nous jugeons que les phénomènes relevant de la sphère sociale de l’éducation méritent le dépassement d’une simple compréhension herméneutique de leur fonctionnement : comme mentionné plus haut, nous demeurons peu convaincus que l’herméneutique heideggerienne et gadamérienne peut contribuer substantiellement à

69 l’analyse de décisions et pratiques scolaires, qu’elles soient gouvernementales ou qu’elles relèvent du quotidien des enseignants et des élèves. Car il ne faut jamais oublier que c’est de problèmes pratiques dont il s’agit, et non d’objets seulement ontologiques : dans une perspective purement habermassienne, de tels problèmes nécessitent un traitement communicationnel, démocratique et délibératif exercé par l’ensemble des acteurs concernés (enseignants, directions d’établissement, conseillers pédagogiques, ministère, personnel scolaire, etc.) dans le cadre de discussions éthiques et de situations discursives idéales. Ces deux types de discussion sont fondés sur certaines présuppositions théoriques et mettent en lumière une série de règles qui, si respectées, devraient notamment permettre à tous les acteurs sociaux touchés par un problème pratique d’être inclus, d’avoir une voix égale et de jouir d’une liberté d’expression inaliénable par des forces de coercition psychologique au cours d’un échange donné. Une telle « formation politique de volonté démocratique », comme nommée par Habermas, offrirait la possibilité de contrer l’idéologie technique et instrumentale ayant pénétré les mécanismes de traitement de problèmes pratiques.

De par sa dimension transmissive et formatrice, il n’est donc pas étonnant que l’éducation soit intimement concernée par ce débat. Où commence, donc, le respect des traditions et où se termine-t-il? Quel équilibre entre tradition et critique lorsque vient le temps d’éduquer? Au final, les apports d’une herméneutique critique habermassienne nous poussent à reconnaître les limites de modèles théoriques ou épistémologiques trop souvent empruntés en sciences de l’éducation : si nous reconnaissons les contributions positives des paradigmes interprétativistes et subjectivistes à la recherche éducative, ils nous semblent non seulement surutilisés, mais aussi incomplets. À cet égard, nous sommes en accord avec la citation suivante de Leleux qui, au terme d’une étude sur les apports possibles de l’éthique de la discussion d’Habermas pour une éducation à la moralité et à la citoyenneté, affirme la complétude des théories habermassiennes :

La philosophie de Habermas nous permet de dépasser un certain relativisme des valeurs sans sombrer dans l’apologie des traditions, ni dans une philosophie qui nierait l’inconscient, ni dans une pensée libérale qui fait l’économie du social, ni dans une

70 philosophie de l’Un qui gommerait les singularités. (Leleux,

2002, p.35)

Au final, en démontrant comment la pensée habermassienne permet le dépassement des traditions dans lesquelles elle s’est initialement inscrite, soit la philosophie allemande et la Théorie critique de l’École de Francfort, il nous semble avoir suffisamment tracé, tout au long de ce premier chapitre, le fil historique et philosophique nous menant jusqu’ici à l’exposition de la théorie communicationnelle de Jürgen Habermas en vue d’une analyse de phénomènes sociaux proprement éducatifs. S’il nous a semblé pertinent de profiter de ces dernières considérations épistémologiques et méthodologiques pour annoncer notre posture quant au traitement de questions liées à l’éducation présentées aux chapitres 3 et 4 de cette thèse, il nous faut maintenant prendre le chemin de la plus grande idée habermassienne, de celle qui fait du théoricien l’un des plus importants philosophes contemporains : la rationalité communicationnelle.

71