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Critiques habermassiennes de l’héritage francfortois

PARTIE I: LA TRADITION RATIONALISTE COMME SOL

1.2 L’École de Francfort et la rationalité instrumentale

1.2.3 Critiques habermassiennes de l’héritage francfortois

Habermas est recruté à l’Institut au semestre d’été 1956, à l’époque d’une profonde réforme universitaire en Allemagne dont l’impact sur les premiers travaux du philosophe à Francfort, alors supervisés par Adorno, est certain : l’heure semble, pour Habermas, aux enquêtes sociologiques engagées, dans un rapport positif et participatif à la démocratie (Bouchindhomme, 2002, p.64). Jusque-là, l’École de Francfort avait certes toujours été liée aux questionnements politiques et à la remise en question des mécanismes de pouvoir sous-jacents aux fondements de la société allemande et occidentale, mais l’influence du jeune Habermas semble rapidement donner une couleur particulière aux travaux de l’École. Si, par son arrivée à l’Institut, le philosophe permet ainsi un certain renouvellement de posture politique, il n’est toutefois pas dès 1956 ouvertement critique des travaux de ses prédécesseurs :

47 A well-known newspaper caricature, printed some twenty years

ago, pictures the Frankfurt School as a closely knit group with Horkheimer as a large father figure watching over the other members of the school, among them Theodor W. Adorno and Jürgen Habermas. This view of the relationship between the members of the Frankfurt School was quite common in Germany at that time: Habermas was seen not only as a member of the School but more specifically as a disciple of the older generation, someone who had started out from the position of Critical Theory, as it was developed in the 1940s and 1950s by Horkheimer, Marcuse and Adorno. Although this interpretation cannot account for all of Habermas' early work, notably not for his Strukturwandel der Öffentlichkeit (1962) (Structural Change of the Public Sphere), it was plausible enough to find wide acceptance. (Hohendahl, 1985, p.3)

Le moment précis de scission théorique entre le philosophe et les pères fondateurs de Francfort est, d’ailleurs, toujours matière à débats chez les plus grands commentateurs de la Théorie critique, voire les philosophes eux-mêmes associés à l’École comme Axel Honneth : est-ce dès le départ que la pensée habermassienne se distingue de celle de Horkheimer et Adorno, dans son appui à une démocratie positive et radicale? Est-ce plutôt quand Habermas écrit son essai critique sur le pessimisme d’Adorno (1969)3, ou lorsqu’il

emprunte pour de bon un tournant rationaliste linguistique dans Logique des sciences sociales, qui culmine ultimement dans la Théorie de l’agir communicationnel? Chose certaine, lorsque Habermas articule ses critiques à l’endroit des pères fondateurs francfortois, il remet en cause, avant toute chose, le rapport à la rationalité de Horkheimer et Adorno :

While the chapter devoted to Horkheimer and Adorno in The Theory of Communicative Action is still characterized by critical sympathy, his re-reading of Dialectic of Enlightenment under the title "The Entwinement of Myth and Enlightenment", first published in 1982, not only sharpens the critique of Horkheimer and Adorno but also displays a certain amount of acrimony absent from Habermas' earlier essays. Habermas states in no uncertain terms that something went wrong in the evolution of Critical

3Habermas, J. (1969). Theodor Adorno : The Primal History of Subjectivity – Self-Affirmation Gone Wild,

48 Theory during the 1940s. This harsh verdict is directed against

Horkheimer's and Adorno's work from Dialectic of Enlightenment on. In particular, it is directed against Adorno's Negative Dialectic and Aesthetic Theory. (Hohendahl, 1985, p.4)

Selon Hohendahl, cette distanciation représente beaucoup plus qu’un éloignement théorique « intrafrancfortois » entre Habermas et les pères de l’Institut : pour Habermas, c’est l’importation de Nietzsche dans la Théorie critique qui représente l’essentiel de l’élan épistémologique et de la posture négative de Horkheimer et Adorno dans La Dialectique de la Raison. La critique nietzschéenne de la rationalité, avec celle d’Horkheimer et Adorno, procèdent alors d’une critique de l’idéologie qui détruit la faculté critique elle-même, quand la Raison ne devient qu’un outil d’auto-conservation de soi et de pouvoir (Hohendahl, 1985, p.15) :

L’attitude de Horkheimer et Adorno à l’égard de Nietzsche est ambigüe. D’une part, ils conviennent qu’il ‘‘fut l’un des rares philosophes après Hegel qui reconnut la dialectique de la Raison’’. Ils acceptent évidemment la ‘‘doctrine impitoyable’’ de ‘‘l’identité de la domination et de la raison’’, et donc la base d’une surenchère totalisante de la critique de l’idéologie. Mais, d’un autre côté, ils ne peuvent ignorer que Hegel est aussi l’antagoniste par excellence de Nietzsche. Chez celui-ci, la critique de la raison est à ce point tournée en affirmation que la négation déterminée – et donc la seule méthode dont Horkheimer et Adorno, en présence d’une raison chancelante, entendent précisément conserver l’exercice – perd elle-même de son mordant. La critique nietzschéenne finit par miner l’impulsion critique elle-même. (…) Cette ambiguïté vis-à-vis Nietzsche est instructive. Elle révèle par ailleurs que la Dialectique de la Raison doit davantage à Nietzsche que la seule stratégie d’une critique de l’idéologie qui se retourne contre elle-même. (Habermas, 1988, p.145)

Pour Habermas, la critique chez Nietzsche, Horkheimer et Adorno est ainsi autoréférentielle, et « s’ils ne veulent pas renoncer à l’effet d’une ultime démystification et s’ils souhaitaient poursuivre le travail critique, ils sont obligés, pour expliquer la corruption de tous les critères rationnels, d’en préserver un qui reste intact » (Habermas, 1988, p.152). Cette observation participe de la première de trois considérations

49 habermassiennes, telles que soulevées par Vandenberghe, qui résumeraient l’analyse faite par Habermas des principales faiblesses de l’ancienne théorie critique : 1) le concept de vérité et le rapport aux sciences déployés par ses prédécesseurs, 2) le besoin de fondements normatifs pour une théorie critique et 3) une sous-estimation de l’État de droit démocratique (Vandenbergue, 1998, p.173).

Le philosophe s’oppose d’abord à l’idée d’une emprise totalitaire de la raison formelle-instrumentale, telle que défendue dans le cadre de la première théorie critique suite à l’influence nietzschéenne, sur la recherche de la vérité et les possibilités de la science : pour réaliser l’émancipation horkheimerienne et adornienne, nous devrions idéalement nous tourner vers une forme de rationalité originelle, un nébuleux concept de raison « d’avant la raison » (Vandenberghe, 1998, p.174) qui, pour Habermas, apparaît tout à fait contradictoire au sein d’une thèse radicale sur la totalisation de la rationalité instrumentale. Pour le philosophe, l’argumentation des pères de Francfort s’en trouve affaiblie :

In fact, the Dialectic of Enlightenment does not do justice to the elements of reason in cultural modernity which are contained in what Marx and the Marxist tradition call the bourgeois ideals (and became instrumentalized along with them): I mean the internal theoretical dynamic which constantly propels the sciences - and the self-reflexion of the sciences as well - beyond the creation of merely technologically exploitable knowledge; furthermore, I mean the universalist foundations of law and morality which have also been embodied (in no matter how distorted and imperfect a form) in the institutions of constitutional states, in the forms of democratic decision-making, and in individualistic patterns of identity formation; finally, I mean the productivity and the liberating force of an aesthetic experience with a subjectivity set free from the imperatives of purposive activity and from the conventions of everyday perception. Contained in the works of avant-garde art, in the discourses of art criticism, and in the innovations of our vocabularies of values, such aesthetic experiences do have somewhat of an illuminating effect or at least provide an instructive contrast. (Habermas, 1982, p.18)

50 L’idée habermassienne précédente consiste essentiellement en la mise en lumière d’autres formes de rationalité ignorées par Horkheimer et Adorno, mais elle suit aussi l’intuition que la lecture du projet des Lumières à laquelle procèdent les deux philosophes est injustement poussée aux extrêmes en plus de dépendre d’une contradiction performative, terminologie qu’Habermas emprunte à Karl-Otto Apel :

This critique of ideology describes the self-destruction of the critical faculty, however, in a paradoxical manner, because in performing the analysis it must make use of the same critique which it has declared false. It denounces the totalitarian development of Enlightenment with its own means - a performative contradiction of which Adorno was well aware. Adorno's later work, especially his Negative Dialectics, reads like an explanation of why we should no longer attempt to resolve this unavoidable performative contradiction, and why only the insistent and incessant development of this paradox offers the prospect of that almost magically charmed "remembrance of nature in the subject in whose fulfillment the unacknowledged truth of all culture lies hidden". In the 25 years since the completion of the Dialectic of Enlightenment Adorno has remained faithful to his philosophical impulse and has not evaded the paradoxical structure of thinking engaged in totalized critique. (Habermas, 1982, p.22)

C’est d’ailleurs face à cette impossibilité de fonder rationnellement la science et la connaissance que s’articule la seconde remarque d’Habermas à l’égard d’Horkheimer et Adorno, visant le caractère beaucoup trop abstrait de leur critique de la réification comme thèse qui « par défaut d’une conception claire de ses propres fondements normatifs, bute nécessairement sur une contradiction performative (Apel) et, par conséquent, s’autoréfute » (Vandenberghe, 1998, p.174). Habermas fait alors reposer son argument de nécessité de fondements normatifs pour la science et la recherche sociale sur l’erreur horkheimerienne et adornienne :

En partant d’une opposition abstraite à la raison instrumentale, Adorno ne peut clarifier la faculté mimétique. Les structures d’une raison auxquelles Adorno ne fait qu’allusion ne sont accessibles à l’analyse que si les idées de réconciliation et de liberté sont décodées comme les chiffres donnant la formule, si utopique qu’elle soit, d’une intersubjectivité qui permet aussi bien

51 une intercompréhension sans contrainte des individus en relation

les uns aux autres que l’identité d’un individu qui communique sans contrainte avec lui-même : socialisation sans répression. Cela signifie deux choses : d’une part, un changement de paradigme dans la théorie de l’action – on passe du modèle de l’agir dirigé vers un objectif au modèle de l’agir communicationnel; d’autre part, un changement de stratégie dans la tentative pour reconstruire le concept moderne de rationalité, tel qu’il est devenu possible avec une décentration de la compréhension du monde. (Habermas, 1987a, T1, p.395)

Résumé simplement, en totalisant le pouvoir de la raison formelle-instrumentale, Habermas reproche à ses prédécesseurs d’écarter les autres formes possibles de rationalité, dont la raison communicationnelle aux fondements de l’agir social; de plus, le raisonnement sur lequel s’appuient Horkheimer et Adorno se réfute lui-même dans la mesure où il suppose une impossibilité de la faculté critique, et donc l’impossibilité même d’articuler une critique sur cette critique. Toutefois, comme le pointe Vandenberghe, une troisième considération caractérise la fracture entre Habermas, Horkheimer et Adorno :

Épistémologiquement, le mode de présentation de la théorie critique de Habermas est fondé sur la conception (apelo)- peircienne de la ‘‘communauté de communication scientifique illimitée’’. La conviction que toute théorie doit pouvoir se justifier devant le tribunal des savants est l’autre face de la querelle du positivisme. Contrairement à Adorno et Marcuse, Habermas ne veut plus soustraire sa théorie à la vérification intersubjective. Les débats qu’il a menés avec, entre autres, la théorie analytique de Hans Albert, l’herméneutique de Gadamer et la théorie des systèmes de Luhmann, montrent que sa théorie de la communication se développe dans et par le dialogue. (…) Transposant le principe peircien du socialisme logique en principe démocratique de la publicité des débats politiques (Öffentlichkeit), la théorie de la communication cherche à promouvoir une démocratisation radicale de la société. Alors que Horkheimer, Adorno et Marcuse étaient extrêmement sceptiques quant à la capacité des hommes à déterminer volontairement et consciemment les relations sociales, Habermas insiste quant à lui sur la nécessité et la possibilité de revitaliser l’espace public en tant que médiateur actif entre la société civile et le sous-système politique. (Vandenberghe, 1998, p.175)

52 Cette impulsion habermassienne consistant à soumettre sa propre théorie communicationnelle au dialogue scientifique nous mène en toute logique à la dernière section de ce premier chapitre, puisqu’elle délimite le terrain sur lequel s’est déployée la posture épistémologique d’Habermas au regard de la recherche en sciences sociales. C’est en effet en rapport constant avec sa propre tradition francfortoise, mais aussi avec celles d’autres penseurs extérieurs à l’École de Francfort que le philosophe a développé une perspective herméneutique critique pour le traitement de la question de la compréhension du sens en sociologie et philosophie : afin d’appuyer et justifier notre propre approche épistémologique et méthodologique quant aux phénomènes éducatifs qu’il nous intéresse d’analyser dans les chapitres subséquents de cette thèse, il convient enfin d’exposer en détail la prise de position habermassienne à ce sujet.

1.3 Les possibilités de la connaissance en sciences sociales chez Habermas : les