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Partir des pratiques sociales plutôt que des catégories sociales

PARTIE II : Le cancer et les MAC, l’entrée dans d’autres mondes

CHAPITRE 4 : LE MONDE DES MAC : DES NIVEAUX D’ADHÉSION ET DES

4.5 Partir des pratiques sociales plutôt que des catégories sociales

Pendant leur traitement, les sept soignés inscrits dans une forte adhésion aux MAC ont continué d’utiliser leurs propres techniques d’automédication afin d’améliorer l’efficacité des traitements et renforcer leur système immunitaire. Ces stratégies, sur lesquelles nous revenons dans le prochain chapitre, visaient à contourner des interdits émis par le corps médical à propos des différents usages de MAC. Ces conduites rendent compte d’une quête d’autonomie et d’engagement de la part des soignés, telles que l’ont soulevés Broom et Tovey (2008) ou Andrews, Adams et Segrott (2009) dans leurs travaux sur des localités anglo-saxonnes.

Les formes plurielles d’adhésion forte aux MAC et antérieures au cancer viennent invalider les études des années 1990 qui établissaient des profils types des usagers de MAC, comme Cathebras (1990) tenta de le faire au Québec, quoique de façon réductrice. Souvent éloignés du champ des sciences sociales, plusieurs travaux soutenaient que les personnes ayant le plus tendance à utiliser des MAC pendant leur cancer étaient des femmes au capital économique et culturel suffisamment élevé. Ces ―femmes-types‖ seraient également soucieuses de leur bien-être physique et psychologique. Elles auraient

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enfin tendance à se rapprocher de la nature, démarche effectivement observée chez Gaëtane et Hélène.

Cependant, les trois autres soignés présentés précédemment (Gilles, Marcel et Lorraine) nous obligent à nuancer ces affirmations, en relativisant notamment, le déterminisme genré et socioprofessionnel, qui réduit les MAC à des profils sociodémographiques et socioéconomiques stricts. Ce paradigme a d’ailleurs été vivement dénoncé par Cant et Sharma (1999) et Adler (2002), et, plus récemment, dans les travaux de l’équipe japonaise d’Hirai et al., (2008) qui, bien qu’ancrés dans un contexte socioculturel distinct du Québec, n’établit aucune corrélation entre sexe et utilisation de MAC. Les profils de Gilles et Marcel nous amènent à soutenir ce constat. En effet, ces deux soignés partageaient une expérience intime avec la mort et étaient touchés par le même type de cancer. Tous deux pratiquaient des formes de visualisation énergétique animées par des besoins similaires, et notamment de symbolisation de la maladie. En revanche, le mode d’entrée dans ces techniques et le système de sens sur lequel elles reposaient étaient distincts, tout comme leur profils socioprofessionnels. Le parcours de ces deux hommes remet aussi en question les résultats d’études de genre portant sur les usagers de MAC, comme chez Brenton et Elliott (2014). Les auteurs supposent que les hommes sont plus enclins à utiliser des MAC en raison de leurs aspects scientifiques et rationnels alors que les femmes seraient attirées par des MAC pour répondre à des préoccupations affectives. Bien que leur étude ne se rattache pas à une pathologie particulière (cancer, diabète et autres maladies chroniques), elle écarte quatre aspects essentiels : la question des interactions sociales et symboliques avec la biomédecine, le degré d’influence du système référentiel, le niveau d’adhésion aux MAC dans ces recours ainsi que les types de pathologies auxquelles sont confrontés les individus lorsqu’ils usent de MAC.

Les histoires de vie de Gilles et Marcel nous obligent également à réfuter l’argument socioprofessionnel comme un facteur d’entrée dans les MAC. En effet, l’emploi de MAC, via l’automédication et la réflexivité qu’elles ont pu susciter ou entretenir pendant leur histoire avec la maladie, étaient indépendantes de leurs conditions biologiques et socioéconomiques respectives. Leurs pratiques des MAC témoignent d’un fort degré d’incorporation de ces dernières et incarnent des supports de pensée propres à une lecture holistique du corps et non comme de simples outils techniques.

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Certes, Gaëtane, Lorraine, Marcel, Gilles, Hélène, Lili et Mireille ont tous eu, à des degrés variés, des expériences décisives avec le système de santé qui les ont conduits à faire des choix idéologiques consistant à utiliser des MAC pour combler les lacunes qu’ils dénonçaient. Pourtant, contrairement à Gilles, cinq soignés ne se sont pas tournés vers les MAC et l’automédication à cause des limites techniques de la biomédecine, mais plutôt parce qu’ils critiquaient son manque d’humanisme, son rapport trop technique au corps et ses politiques de rejet des autres formes de soin. Pour Hélène, en revanche, les MAC utilisées étaient surtout envisagées comme des ressources venant soutenir ses fractures psychologiques, existentielles. Chez ces six soignés se dessinaient donc des conduites déterminées par une conception sociale de la santé. La conduite de Gilles semblait, quant à elle, déterminée par une conception technique de la santé liée à l’incapacité des traitements chimiques à soigner une maladie donnée.

L’exemple de ces soignés, dont nous reparlerons plus tard, illustre l’idée suivante : l’usage antérieur de MAC hétéroclites doit sans cesse être recontextualisé dans les trajectoires de vie de chaque usager et ce malgré certaines similitudes comme le regard critique sur la biomédecine. Cette hétérogénéité de pratiques doit ainsi être appréhendée à travers des profils sociodémographiques pluriels afin d’identifier les conditions sociales propices à l’adoption de MAC, mais également à la réactivation de réseaux de connaissances antérieurs à l’apparition du cancer (Öhlen, Balneaves, Bottorf et Brazier, 2005). Par conséquent, la forte adhésion aux MAC nous renseigne sur la nature des actions entreprises pendant l’épisode de la maladie, sur les ressources activées, le degré d’observance aux traitements prescrits en oncologie et sur les combinaisons opérées parmi une pluralité de MAC. En relançant un réseau social, ou en s’ouvrant à de nouvelles MAC, l’expérience de la maladie s’accompagne d’un ensemble de pratiques incorporées avant l’épisode du cancer. Nissen et Manderson (2012), Broom et Tovey (2008) et Salamonsen, Kruse et Eriksen (2012) nous indiquent d’ailleurs que la majorité des utilisateurs ont déjà une pré-connaissance de ces usages avant le diagnostic et qu’il est alors primordial de resituer ces savoirs profanes pour y déceler les façons dont ils interviennent ensuite dans l’expérience de la maladie.

Pour les treize autres soignés, l’entrée dans le monde des MAC reste largement influencée par le maintien d’un imaginaire collectif qui décrédibilise le recours à des

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pratiques offertes majoritairement dans des espaces privés, à l’exception de l’acupuncture, en raison certainement de la connaissance de cette pratique par le grand public. Selon l’étude de Duvivier (2012), au Québec, l’acupuncture serait populaire du fait de son image de pratique ancestrale baignée dans une tradition exotique mythifiée. Par conséquent, si parmi ces treize soignés quasiment tous ont usé de MAC non domestiquées, c’est en partie parce que ces dernières étaient d’abord inscrites dans un imaginaire collectif profane qui les considérait comme peu invasives. De ce fait, qu’il s’agisse de l’avis des proches ou de la rencontre avec des patients côtoyés en salle d’attente ou de chimiothérapie, les réseaux d’interactions des soignés ont constitué une forme de co-construction partagée, performative dans le recours vers des formes de soutiens présentes au sein de fondations.

C’est d’ailleurs ici que les MAC domestiquées trouvent toute leur pertinence dans l’étude du pluralisme médical québécois. Légitimisées par les soignés eux-mêmes, et par leurs réseaux sociaux parce qu’offertes dans des espaces « de confiance », la majorité des soignés en quête de soutien ont pénétré le monde des MAC sans que celles-ci ne soient directement affichées comme telles. En bénéficiant d’une image de structures bienveillantes, l’existence des fondations a d’ailleurs été partagée par des infirmières sans que celles-ci n’évoquent la présence de MAC. Dès lors, il est intéressant de constater que, de manière générale, les MAC continuent d’être faiblement considérées par le milieu de l’oncologie (Hollenberg, 2006; Balneaves, Weeks et Seely, 2007; Begot, 2010; Cohen, Rossi et al., 2010) mais que leur domestication au sein de ces organismes de bienfaisance peut apparaitre comme un nouveau support d’existence auprès de soignés et de soignants peu familiarisés avec les MAC. Cette thèse est développée dans notre chapitre 7.

Finalement, les niveaux d’adhésion des individus nous conduisent à confirmer que l’idée de catégorisation sociale est réductrice lorsque l’on s’intéresse aux conditions d’entrée dans les MAC. En revanche, ils nous amènent à nuancer l’importance de l’accès à ces pratiques en fonction de l’existence de systèmes référentiels spécifiques. En effet, pour les sept soignés fortement familiarisés avec les MAC avant l’usage du cancer, la question de leur accès n’était que secondaire puisqu’ils avaient déjà un ensemble de ressources qu’ils ont réactivé. Certains ont même élargi leurs pratiques en allant chercher auprès de

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nouveaux espaces, comme les fondations, des formes de supports auxquels ils n’avaient pas accès ou n’avaient pas forcément envisagées, alors que d’autres ont pérennisé des usages largement ancrés dans un habitus clinique.

En revanche, la prise en compte des niveaux d’adhésion moins importants en termes de pratique nous apprend comment treize soignés percevaient et parfois utilisaient les MAC avant leur entrée dans la maladie. Mais surtout, ils nous permettent de décrypter les logiques sociales (système référentiel profane, rapport à la biomédecine, interactions avec le monde de l’oncologie) qui se sont exercées dans leur itinéraire thérapeutique. En ce sens, l’entrée dans le pluralisme médical reste bien complexe et, comme le situait Benoist (1996), elle ne peut être appréhendée qu’à travers le prisme de la vie sociale des soignés et des constructions sociales et culturelles qui dessinent les contours d’une marge sociale perçue de manière plurielle.

4.6 Conclusion

Ce chapitre nous a d’abord permis de situer l’impact des interactions sociales (familiales, amicales, institutionnelles) dans l’interprétation que les soignés ont des MAC comme complément de soins et soutien psychoaffectif. La question de l’activation d’un système référentiel au début de la maladie nous a aidé à mieux comprendre les processus sociaux inhérents aux conduites entreprises par les soignés. En ce sens, les travaux de Benoist (1996) et de Tazi et al., (2013), portant sur l’incidence majoritaire des proches dans l’usage des MAC, appuient nos propos puisqu’ils soulignent l’importance du contexte socio-culturel des soignés qui n’ont qu’une vague connaissance des MAC au moment de leur entrée dans le monde du cancer. La mise en avant d’une distinction entre deux niveaux d’adhésion aux MAC, avant l’apparition du cancer, nous permet d’ailleurs de nuancer l’idée selon laquelle les usagers de MAC sont unanimement opposés au système biomédical. Comme nous le verrons dans notre chapitre suivant, ces niveaux d’adhésion sont d’autant plus importants à considérer dans notre étude puisqu’ils nous éclairent sur les types de MAC utilisées et les espaces dans lesquels elles se présentent.

De ce fait, il est erroné de considérer que les MAC sont uniquement employées par des utilisateurs appartenant à une classe sociale précise, à un genre ou inscrits dans un habitus clinique important. Comme nous avons tenté de le démontrer, si les types de recours aux

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MAC restent déterminés par des niveaux d’adhésion, leur déploiement au sein des fondations par exemple, démontre que c’est ensuite l’entrée dans le monde du cancer et les interactions qui en découlent qui favorisent leurs usages par des personnes profanes. Ce constat démontre la place prépondérante de l’environnement socioculturel dans les recours aux MAC par une pluralité d’acteurs sociaux. En effet, bien que les soignés aient tous usés de MAC, domestiquées ou non, l’avis des proches a toujours été sollicité pour accompagner leurs démarches. Contrairement à ce que l’on peut croire, c’est moins le recours à Internet que le recours à des systèmes référentiels mouvants et tangibles, c'est- à-dire préexistants et nouveaux (rencontres avec les soignés, avec le personnel soignant, etc.), qui semble nourrir, socialement et symboliquement, le choix de se tourner vers de telles pratiques en début de traitement. Enfin, et à l’inverse de l’étude de Cohen, Rossi et al. (2010), la forte adhésion aux MAC ne se caractérise pas par le fait que « les patients

refusent tous les soins biomédicaux et ont un recours exclusif aux MAC » (Cohen, Rossi

et al., 2010, p. 24). Le degré de gravité de la pathologie, la part d’adhésion antérieure aux MAC, le rapport intime à la mort, le système référentiel et le contexte socioculturel constituent autant de variables qui doivent être considérées dans l’analyse de l’usage de telles pratiques. En l’occurrence, l’emphase mise sur la diversité des espaces cliniques démontre que le pluralisme médical ne peut plus être ignoré ou considéré comme un phénomène social exempt de toute articulation avec le monde de l’oncologie.

Dans le prochain chapitre, nous nous intéressons à l’usage que font les soignés des différentes MAC recensées. En partant d’une temporalité de la maladie, nous avons été amenés à observer des recours pragmatiques qui répondent à de multiples besoins. De plus, bien que l’usage de MAC réponde à un besoin d’agir sur les effets secondaires des traitements ou d’anticiper ces derniers, notre séjour au sein de la fondation A nous a permis de constater que l’emploi de MAC, notamment via l’art-thérapie, venait répondre à des souffrances plurielles invisibles et souvent peu exprimées. Enfin, nous montrons dans ce prochain chapitre que la part de réflexivité produite par l’expérience du cancer peut être activée par l’usage d’une MAC, mais également par la réactivation de sources symboliques performatives (lieux de culte par exemple).

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