• Aucun résultat trouvé

Le droit de se laisser aller à travers un sentiment de communitas

PARTIE II : Le cancer et les MAC, l’entrée dans d’autres mondes

CHAPITRE 5 : A QUELS BESOINS RÉPONDENT LES MAC ?

5.4 Des usages pour répondre à la liminalité : la création artistique comme catharsis

5.4.4 Le droit de se laisser aller à travers un sentiment de communitas

touchés par la maladie vivent une forme de flottement spatio-temporel. Le Kairos, traduit comme un moment qui se présente à un temps donné, semblait ainsi partagé par l’ensemble des soignés qui venaient à l’atelier d’art-thérapie. Pendant quelques heures, le temps semblait parfois s’être arrêté. Nous avons partagé cette impression lors de notre immersion dans l’atelier. Plusieurs soignés avec lesquels nous avions échangé, lors de moments informels, semblaient oublier la notion du temps tout en perdant un certain autocontrôle lorsqu’ils se mettaient à créer. C’était bien là l’objectif de l’atelier coordonné par Lucie, à savoir d’offrir à tout un chacun la possibilité de se laisser aller en s’autorisant, notamment, à jouer :

« Tous les jours, je faisais des collages, des petites aquarelles, je m'amusais. Quand mon

mari était hospitalisé, j'en faisais aussi... Donc, pour moi, créer c'était important ! Juste transporter ton collage avec toi. Je partais à mon traitement de chimio avec mon panier et dedans j'avais un livre, mon cahier dans lequel je prenais des notes et mon collage. »

(Hélène).

Turner (1986) disait que la liminalité intégrait la dimension expérientielle d’une multitude de jeux. La liminalité associée au jeu permet donc aux individus de développer de nouvelles conduites, tels que Sibbett (2008) ou Ferrara (2009) le notèrent dans leurs travaux sur l’art-thérapie. Dans le monde des adultes, jouer n’est pas vertueux ; dans le

147

monde de la maladie, on ne l’évoque guère. Pourtant, le jeu semblait produire un ensemble de conduites propres au lâcher-prise, à la détente et au relâchement, nécessaires pour des personnes subissant des traitements et vivant avec la maladie. Nous l’avions observé lors de notre première journée d’observation à la fondation A lorsqu’une mère et sa fille, touchée par un cancer du larynx, s’étaient mises à lancer de la peinture sur un mur en riant. On y voit bien entendu toute l’application de la théorie de Winnicott (1971, cité dans Bailly, 2001) qui estimait que le jeu était d’abord une expression de ses propres représentations internes, mais également un reflet des environnements côtoyés et traversés par les individus à un moment donné de leur existence. L’art-thérapie offrait donc la possiblité aux soignés de s’autoriser à participer à un processus de jeu de soi avec soi. L’espace dans lequel se déroulaient ces activités favorisait, d’une part, un sentiment de sécurité psychologique par l’absence de jugement de la part des autres soignés et, d’autre part, permettait de laisser aller sa liberté d’expression symbolique en toute sérénité grâce à une pluralité de supports utilisés spontanément, c’est-à-dire sans contrôle.

« Ça m'aide... Je ne suis bonne en rien : je ne suis pas bonne en écriture, en dessin… Je

n'ai pas de talents. Mais "ça fait sortir le méchant". Quand je viens icitte, je ne pense à rien... A l‟atelier d‟écriture, il faut penser à ce que tu vas écrire. Au yoga, il faut se concentrer. Ici, avec l'art-thérapie, tu mets ton cerveau en neutre, il n‟y a rien... Tu as juste à laisser aller. » (Josée).

Cette possibilité d’être soi pendant la maladie est à mettre en corrélation avec un sentiment d’appartenance à un groupe de personnes partageant la même maladie. D’une certaine manière, les soignées côtoyées nous ont amené à comprendre que, si le jeu et le sentiment d’ « entre-deux » dans lesquels elles se situaient s’exprimaient, l’appartenance à un groupe de soignés était tout aussi effective. L’espace que représentait le sous-sol de la fondation A apparaissait comme un lieu recréant un jeu peu structuré et provisoire au sein duquel des relations basées sur une même expérience, celle du cancer, conduisaient à jouir d’une égalité de statut. Les personnes partageant ce même état avaient ainsi tendance à développer un esprit de camaraderie et d’égalitarisme permettant d’effacer les distinctions de rang et de statut.

148

Le fait d’avoir pu participer à plusieurs séances d’art-thérapie nous a permis de constater que plusieurs soignés s’inscrivaient dans des quêtes sociales (passer du temps, penser à autre chose, être entouré) sans jamais évoquer directement le cancer, ce qui finalement constituait leur seul point commun. Ces observations nous ont ainsi permis de situer un esprit de communitas (Turner, 1969) au sein duquel la figure d’autorité, incarnée par Lucie mutait en une figure de sécurité et de bienveillance :

« Lucie, c'est comme une maman, comme un phare (…) Ici, c'est devenu une maison

d'accueil, dans le fond. Puis, j‟ai le sentiment que c'est comme quand, petite, j'étais malade : ma mère me gardait à la maison, elle me faisait des petits bouillons de poulet et elle mettait de la douce musique… C'est comme si ça me faisait cet effet-là : je viens ici et c'est un peu mon bouillon de poulet...Et Lucie c'est comme une mère, elle est très en amour et ça dégage un sentiment de bien-être, de confiance, de non-jugement. Les gens sont relaxes et tout le monde est ouvert… » (Gaëtane).

L’insécurité perpétuelle vécue par certaines soignées face à l’évolution des traitements pouvait diminuer, le temps d’une après-midi passée à l’atelier, si ce n’est s’effacer grâce à un communitas performatif. Au sein de ce lieu traversé par une nébuleuse d’identités, parfois perdues, parfois en quêtes, parfois en reconstructions, les processus sociaux qui en découlaient venaient améliorer leur expérience de la maladie. La présence d’une figure rassurante comme celle de Lucie était souvent indiquée comme une condition prévalant au bien-être que pouvait susciter la pratique de l’art-thérapie. À ce propos, Valérie insistait sur le fait que, parmi les MAC essayées, l’art-thérapie était celle qui lui faisait le plus de bien. Lucie y contribuait grandement :

« L'ambiance, les échanges, les belles rencontres, la liberté de créer ce qu'on veut, ce qui

sort c'est directement dans toi. Puis Lucie, elle n‟est pas tannante : elle sait si tu n'as pas envie d'analyser. Et le jour où ça file moins bien, elle va te prendre à part et tu vas aller analyser ça avec elle. Une fois, en 5 minutes, on a ressorti un truc qui dort en moi depuis mon enfance... Donc, autant on peut se faire écouter, écouter les autres, prendre les conseils des autres, et ce côté humain... J'ai l'impression de vivre dans un monde plus vrai malgré la maladie... Je trouve que la maladie c'est plus vrai en fait, tous les échanges sont authentiques et non forcés ici... » (Valérie).

149

Ce communitas pourrait enfin être mis en corrélation avec la notion de « convivialité » proposée par Meintel (2011) pour évoquer une « convivialité religieuse ». Cette dernière l’a décrite comme une forme de « socialité entre égaux caractérisée par le

partage, l‟entraide et la confiance et des dimensions informelles et performatives »

(Meintel, 2011, p. 38). En raison d’un besoin de lien social lié à la démarche de guérison des soignés, la notion de communitas ou de « convivialité » mériterait, selon nous, d’être rehaussée afin d’y puiser les structures de partage de l’expérience produites par une liminalité. À ce titre, rappelons ce que Turner disait en 1982 à propos du communitas : « une forme de libération des capacités humaines, cognitives, affectives, créatives » (Turner, 1982, p.44/ Notre traduction).

Le support social, la valorisation de soi, l’apprentissage de stratégies via les expériences racontées par les soignés et le sentiment de sécurité a permis à plusieurs d’entre eux de vivre un sentiment d’appartenance à un nouveau lieu, l’atelier d’art-thérapie, mais aussi à un nouveau groupe de personnes. Finalement, cet atelier offrait à chacun la possibilité de symboliser son expérience personnelle mêlée d’affects et de souffrances physiques grâce à leur inscription dans un espace de relations sociales inclusives et égalitaires (Little et al., 1998). L’art-thérapie venait, de ce fait, agir comme une ressource thérapeutique au- delà du cancer.

5.5 Des usages réactivant un processus de réflexivité : la pluralité des ressources