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La métaphore créatrice comme porte d’entrée vers la verbalisation

PARTIE II : Le cancer et les MAC, l’entrée dans d’autres mondes

CHAPITRE 5 : A QUELS BESOINS RÉPONDENT LES MAC ?

5.4 Des usages pour répondre à la liminalité : la création artistique comme catharsis

5.4.3 La métaphore créatrice comme porte d’entrée vers la verbalisation

l’hypnothérapie (Raineau, 2011), a permis à plusieurs soignés de révéler des images et des affects tirés de leur passé grâce, par exemple, à une combinaison de visualisation et d’art-thérapie. Pour Catherine, la création d’une boîte et d’un oiseau mythique lui a offert la possibilité de matérialiser des souvenirs négatifs tirés de son histoire de vie, sans qu’ils soient pour autant associés à la maladie :

« Ce dessin, par exemple, c‟est un phénix : je l'ai fait renaître de ses cendres... Au début,

je voulais faire un tombeau et le faire renaître de là. Là, tu vois, c'est la boîte où j'ai écrit les choses qui m'ont fait mal dans la vie puis je les ai brûlées et ensuite j'ai collé les cendres. Donc, c'est intégré, là, dans le dessin. Comme on ne peut pas enlever les choses

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qui nous font du mal, je les mets là. » (Catherine).

Comme l’avaient noté Benoist et Cathebras (1993) et Kirmayer (1993), l’usage de la métaphore par l’image a pour fonction de penser la transmutation des forces sociales en symptômes physiques. Avec une pensée analogique, les soignés produisaient ainsi un système de correspondances entre leur corps et leur pensée. Ces analogies permettaient de révéler des ponts symboliques et sémantiques entre les évènements antérieurs au cancer et ceux suivants le diagnostic, ce que proposait notamment le modèle hybride de Herzlich et Pierret (1984) sur l’articulation entre modèle endogène et exogène.

« Je n‟attendais rien de l‟art-thérapie. Ça me semblait quétaine. Je ne suis pas une

femme ésotérique, cela dit, après l‟avoir essayé, je dirais que l‟art-thérapie joue un rôle à un autre niveau. L‟art-thérapie aide à réparer nos souffrances psychologiques qui surviennent après l‟annonce de notre maladie : les vieilles souffrances comme les nouvelles. L‟art-thérapie nous fait prendre conscience de certains comportements néfastes et, ainsi, nous aide, dans notre quotidien, à changer ces comportements pour être mieux avec soi et avec les autres. L‟art-thérapie utilise les émotions et l‟irrationnel dans le moment présent pour nous faire voir et découvrir des choses importantes pour nous. » (Catherine).

Comme beaucoup de soignés, l’usage de l’art-thérapie a permis à Catherine d’exorciser des souffrances enfouies dans sa mémoire. Valérie a également confié que quelques-unes de ses créations avaient eu pour effet de l’aider à extérioriser, en image, ce qu’elle n’arrivait pas à dire sur ses angoisses :

« C'est sans réfléchir que cette image est apparue sous mes mains. Elle s'est créée d'elle-

même. On a parfois des surprises car ce n'est pas nécessairement le contenu visuel qui va révéler certains sentiments mais le titre qu'on lui donne. Pour cette création, un 'Cygne de détresse' est sorti spontanément... Comme quoi il se passait quelque chose à l'intérieur de moi que je ne verbalisais pas. » (Valérie).

Gaëtane nous a également parlé de son entrée dans l’art-thérapie comme d’une façon de symboliser ce qu’elle avait vécu lors du diagnostic. Cette pratique lui a offert la

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possibilité de faire remonter des souvenirs qu’elle s’est efforcée d’analyser et qui l’ont amenée à reconnaître d’autres sources de fractures intimes, sans pour autant les relier directement au cancer. Ainsi, l’expérience du cancer rend l’expression orale difficile comme si la parole ne suffisait pas à révéler ce que les soignés ressentent. Pour certaines, comme Valérie et Alice, la création artistique offrait la possibilité de trouver une autre voie de matérialisation à leur souffrance affective :

« Les maisons et les villes aussi sont des thèmes récurrents. La façade est bien souvent

accueillante et chaleureuse mais on ne voit jamais à l'intérieur... Pourtant, il s'en passe des choses là-dedans! J'ai longtemps fait comme si de rien n'était. J'avais beaucoup de mal à demander de l'aide, je suis même restée très discrète au sujet de la maladie. » (Valérie).

Pour Alice, l’art-thérapie lui a permis de prendre du recul face à son entourage, absent dans son expérience avec le cancer. Avec l’aide de Lucie, elle a pu trouver une façon d’exprimer une forme d’isolement et de solitude vécues dans sa maladie. Pour la première fois de sa vie, Alice, mère de sept garçons et mariée à un homme distant, a pris le temps de penser à elle. Son cancer était vécu, d’une certaine manière, comme un moyen d’accepter ce que sa famille ne voyait toujours pas malgré son traitement, à savoir une fragilité et une vulnérabilité liées à son rôle de mère et de femme, exacerbées par le cancer. Elle nous a avoué que, grâce à Lucie, elle avait pu interpeller sa famille qui ne semblait pas s’intéresser à ce qu’elle ressentait :

« Lucie a été capable de lire que j'avais de la peine et elle m'a permis de me défouler...

Alors j'ai garoché de la gouache sur un papier...et,…j'ai marqué « je me sens abandonnée » en grosses lettres rouges. J'avais trouvé l‟image d'une salière qui pleure des grains de sel à côté d‟une poivrière. A côté de la salière, j'ai marqué que c'était « moi » et la poivrière c'était eux [les membres de sa famille] alors j'ai marqué « vous » et j'ai collé cette affiche sur le frigo, chez nous, et j'ai attendu. Ça a suscité des réactions diverses de la part des uns et des autres. C'est sûr que j'ai pu aussi verbaliser et j'ai trouvé ça très triste non pas seulement parce que c'était la fête des mères mais parce que c'était la fête des mères et que j‟étais en traitement... Comme j'étais malade j'aurais

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apprécié d‟avoir une certaine marque de reconnaissance ou quelque chose qui...ça ne s‟est pas fait... » (Alice).

Pour la moitié des soignés usant de l’art-thérapie, la possibilité de nommer sa détresse sociale a été une préoccupation importante. À ce titre, Gaëtane a également pu pendant son traitement, entreprendre un travail de réflexivité sur son isolement social, malgré une famille attentionnée et aimante :

« Quand je regarde mes œuvres, je vois un fil conducteur au niveau de mes sentiments…

Parce que, même si je me sens bien entourée, j'éprouve beaucoup de solitude. Quelque part, on est face à soi-même et on est en réflexion... Donc ce n'est pas toujours évident... » (Gaëtane).

Au sujet de l’isolement vis-à-vis de l’entourage, Alice et Marie nous ont permis de considérer la solitude vécue par plusieurs soignées au sein de leur famille. La souffrance physique des traitements n’était jamais exprimée par ces deux soignées. À titre d’exemple, Alice a subi, en plus de ses autres traitements, une chirurgie du crâne ayant nécessité la pose de cinquante-quatre broches. Ces deux femmes avaient en effet fait part de leur obligation de continuer à incarner le rôle de femme forte face à leur famille. Grâce à l’art-thérapie, cette incorporation genrée qui vacillait et se manifestait par une souffrance sociale causée par la maladie pouvait enfin s’exprimer et offrir, dans le cas d’Alice, un moyen de partager son ressenti.

Comme de nombreux auteurs ont pu le démontrer (Scheper-Hugues et Lock, 1987; Turner, 1969; Csordas, 1990; Kirmayer, 2004), plusieurs dimensions corporelles se mêlent au sein d’une liminalité éprouvée. L’expérience multisensorielle des traitements pouvait dès lors trouver une certaine expressivité grâce à ces moments de créations. Le sentiment d’infériorité sociale, comme l’image négative de soi, la marginalisation et l’indifférence, ou au contraire, la stigmatisation éprouvée par un corps morcelé et transformé, pouvait aussi être redoré via la création artistique. L’art-thérapie donnait aussi cette possibilité de se redessiner un corps, une image voire un rôle au sein d’un groupe de soignés vivant ce type de ressentis. L’identification aux autres permettait de ne plus se cacher et d’assumer ses propres cicatrices :

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« Ce collage, c'est au moment où j'ai perdu mes sourcils et mes cils... Il est important

celui-là... Le titre n‟est pas venu au début alors j'ai fait le dessin avec un œil et la perte des cils et des cheveux… Puis ça a été l'œil, donc le regard, qui a changé... Puis intuitivement, ça a été la forme d'un bec d'oiseau... Puis là, j'ai fait un volcan pour représenter l'émotion qui surgit quand tu perds tes cils et tes sourcils. Après ça, je suis revenue ici et l'œil s‟est précisé en œil d'aigle : ton regard se transformera et se portera sur autre chose. Puis après il y a le soleil au bout du tunnel. Le titre est venu à la fin (rire...). "Ton regard se transformera". Ça, c'est tout le processus de perdre les cils...C'est le fun hein ?! Moi j'aime ça. » (Hélène).

5.4.4 Le droit de se laisser aller à travers un sentiment de communitas