• Aucun résultat trouvé

La part des réseaux sociaux ou l’héritage des systèmes référentiels profanes

PARTIE II : Le cancer et les MAC, l’entrée dans d’autres mondes

CHAPITRE 4 : LE MONDE DES MAC : DES NIVEAUX D’ADHÉSION ET DES

4.2 L’accès aux MAC pendant le cancer

4.2.1 La part des réseaux sociaux ou l’héritage des systèmes référentiels profanes

Au début des années 1970, Freidson (1984) avait proposé le concept de système

référentiel profane pour rehausser la part d’interprétation et d’action des patients face au

diagnostic de maladie qui leur était transmis lors de la rencontre avec un médecin. En proposant une approche situationniste, Freidson a d’abord considéré la part d’interprétation du soigné dans le cadre de ce que nous pourrions considérer un colloque singulier (Fortin et Laprise, 2007), c’est-à-dire au sein d’une rencontre particulière entre deux porteurs de savoirs. Face aux approches fonctionnalistes, encore dominantes dans les milieux médicaux de la fin des années 1960, comme chez Parsons, Freidson a permis de réintroduire la part de savoir des malades et l’influence du médecin dans leur interprétation du diagnostic.

En s’inscrivant dans le sillage des sociologues appartenant au constructivisme social de l’école de Chicago, Freidson s’est notamment nourri de l’ouvrage majeur de Becker (1963) sur la déviance afin d’y éclairer le rôle social de la médecine en tant que construction morale. Une médecine qui était alors incarnée par des médecins-experts usant de leur influence sur l’interprétation qu’avaient les profanes de leur maladie.

101

À ce propos, Freidson nous rappelait que « tout le processus de recherche d‟aide

implique l„existence d‟un réseau de consultants, s‟étendant du domaine intime et informel du noyau familial en passant par des profanes successifs, de plus en plus éloignés, spécialisés et autorisés pour en arriver au professionnel (…). Ce réseau de consultants, qui fait partie de la communauté locale et qui impose une méthode à la recherche de soins, pourrait être appelé « structure référentielle profane ». Combiné avec les conventions culturelles impliquées dans le processus, il constitue, pourrait-on dire, « un système référentiel profane » » (Freidson, 1984, p. 229).

Certes, il importe de rappeler ici que, dans les années 1970 aux États-Unis, tout un courant théorique tiré des social studies et des gender studies émergeait et venait secouer les logiques « patriarcales » à l’œuvre, notamment dans le milieu du soin. Freidson en fut l’un des protagonistes importants, tout comme Goffman (1968) et Gubrium (1974, cité dans Brossard, 2016) pour ne nommer qu’eux. Ces pionniers de l’interactionnisme (Goffman) et de l’ethnographie en centres d’hébergements (Gubrium) ont en effet contribué à éclairer les logiques de pouvoir à l’œuvre dans le domaine de la profession médicale, mais également les réseaux d’interactions efficients entre tout individu en contact avec des structures de soins.

Nous choisissons de réintroduire Freidson pour mieux comprendre l’accès aux MAC afin d’articuler un niveau d’adhésion de MAC avec un système de référence profane. Autrement dit, il s’agit de mettre en lumière un processus social éclairant les usages sociaux propres aux MAC. Cette réflexion, axée sur la façon dont les soignés vont à la rencontre des MAC dans le cas du cancer, est souvent écartée dans les recherches qualitatives (Schmitz, 2006), à l’exception de quelques auteurs comme Begot (2010), Cant et Sharma (1999) ou Öhlen, Balneaves et al., (2005), qui s’intéressent à la façon dont les MAC sont choisies et utilisées pendant ladite maladie. Précisons d’ailleurs que le terme « profane » est devenu quasiment invisible en dehors du champ de l’anthropologie et de la sociologie médicale lorsqu’il s’agit de situer les logiques de savoirs des patients au sein du milieu de la santé. Les nouvelles tendances en santé publique sont en partie responsables de cette disparition. Ces dernières estiment qu’un tel terme reproduit une hiérarchisation des savoirs et induit donc un rapport dominant/dominé entre ceux qui

102

savent, c’est-à-dire les professionnels de santé, et les autres (Tourette-Turgis, 2015). En effet, la logique actuelle, propre aux nouvelles tendances méthodologiques en santé publique, célèbre dorénavant, le patient comme un « expert » puisqu’il possèderait autant de connaissances sur sa santé et ses besoins qui en découlent que les professionnels de santé eux-mêmes. Or, ce rapport entre un savoir expert hiérarchisé selon les statuts des professionnels de santé et un savoir profane confondu entre usagers est toujours en vigueur, en particulier dans le monde du cancer et des maladies chroniques (Mol, 2009; Vega et Soum-Pouyalet, 2010; Armstrong, 2011).

Choisir le concept de système référentiel peut étonner bien qu’il rehausse la part des réseaux de connaissances des soignés dans leur choix et dans leurs conduites lorsqu’ils rentrent dans un pluralisme médical éclaté. Il nous importe, en effet, de démontrer que ce « savoir profane » et ce « système de réseaux d’interactions » est largement sollicité, activé et consulté par les soignés pour faire face à la maladie et au monde des experts qui l’habitent. D’une certaine façon, il est évident que l’interactionnisme trouve un certain écho méthodologique. C’est pourquoi nous insistons pour dire que les interactions constituent une source de changement des conduites sociales, elles-mêmes imbriquées dans des structures sociales fréquentées parfois quotidiennement, comme les hôpitaux (Brossard, 2016). Dans notre recherche, c’est bien l’entrée dans le monde du cancer qui réactive ou élargit des réseaux sociaux proches (amis, famille) ou plus éloignés (soignants, soignés). Les interactions sociales et symboliques interviennent donc comme des vecteurs décisionnels dans le choix de suivre le chemin des approches complémentaires. En empruntant à Freidson le concept de système référentiel, nous souhaitons surtout nous distancer d’une lecture sociodéterministe des MAC qui a trop souvent pour conséquence d’attribuer un type de conduite sociale à une catégorie sociale. En ce sens, nous considérons également les recours observés à travers un champ de relations interpersonnelles, totales ou partielles, permanentes ou non, comme ayant un impact dans les conditions d’entrée et d’usages des MAC.

103