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La participation du public aux décisions concernant la science et la techno­

IV. Coordination nationale et concertation internationale

5. La participation du public aux décisions concernant la science et la techno­

C’est parce que l’on reconnaît de plus en plus que les effets de la science et de la technologie se propagent à travers tous les aspects des sociétés contem­ poraines et que leur influence sur la qualité future de la vie est de plus en plus perçue par le public qu’il y a dans certains pays une demande de participation effective des groupes potentiellement affectés par les décisions concernant les développements de la science et de la technologie.

On adopte ici la définition de la participation du public qui figure dans le rapport de l’OCDE consacré à ce problème : « La participation du public est toute activité menée par tout individu, groupe d’individus ou organisation autres que les élus ou les fonctionnaires désignés du gouvernement ou des corps consti­ tués et visant de façon directe ou indirecte à prendre part aux affaires, aux décisions ou aux politiques du gouvernement ou des entreprises publiques ou parapubliques ou à les influencer »n . A mesure que les affaires publiques se compliquent, la chaîne des responsabilités qui lie les autorités élues et nommées aux intérêts affectés par les décisions qu’elles prennent devient plus indirecte et plus ténue, surtout lorsqu’il s’agit de décisions ayant un important contenu scientifique ou technologique, fondées sur des informations relativement inacces­ sibles aux non-initiés.

Certes, la participation ainsi définie a toujours plus ou moins joué dans les démocraties représentatives, mais elle n’a généralement mobilisé que des intérêts assez étroits, tels que des intérêts économiques de groupes directement lésés ou avantagés par les programmes d’action des pouvoirs publics : cercles industriels, comités scientifiques consultatifs, organismes économiques consultatifs, organi­ sations agricoles, centrales syndicales, etc. Certes, ces groupes ont toujours prétendu parler au nom de l’intérêt général, prétention qui n’était pas toujours sans fondement, mais ce qui est nouveau c’est que, de nos jours, les groupes d’intérêts qui demandent que leur voix soit entendue sont beaucoup plus nombreux et beaucoup plus divers.

Dans le passé, le public considérait que les scientifiques et autres spécia­ listes, appartenant ou non aux milieux officiels, étaient des « experts neutres », et que les avis qu’ils donnaient aux pouvoirs publics sur les projets et décisions scientifiques et technologiques de ces derniers étaient inspirés uniquement et absolument par le souci du bien public. On les traitait comme des sages, planant sereinement et impartialement au-dessus de la mêlée politique des groupes d’intérêts rivaux. C’est encore vrai dans une large mesure ; mais le public a maintenant tendance à considérer que les intérêts scientifiques et technologiques ne sont au fond que des intérêts particuliers d’un genre un peu spécial, présentant

davantage de similitudes avec les intérêts que défendent les groupes de pression classiques qui participent au processus « visant à influencer les affaires, les décisions ou les politiques du gouvernement ». Il ne pouvait pas en être autrement, semble-t-il, ne serait-ce que parce que les enjeux économiques des investis­ sements scientifiques et technologiques sont maintenant beaucoup plus considé­ rables que naguère et que, de ce fait, ils mobilisent des intérêts incomparablement plus importants et mettent en cause la survie même des institutions engagées. On se rend compte de plus en plus que les avis émis par les experts peuvent procéder de prémisses, de jugements de valeur, dont les implications vont bien au-delà de l’appréciation purement technique des éléments « de fait » d’une situation donnée et que, par conséquent, la neutralité politique des analyses d’experts ne saurait être considérée comme un article de foi12. En outre, les autorités publiques peuvent parfois manipuler les avis techniques d’experts pour les mettre au service de leurs propres desseins.

En outre, la participation du public est devenue l’un des canaux par lesquels s’expriment des opinions différentes de celles qui prévalent dans l’ensemble de la communauté scientifique et technique. Les spécialistes qui ne parvenaient pas à rallier leurs pairs à leur façon de concevoir différemment les choses se sont efforcés de faire connaître leurs points de vue sur des problèmes d’ordre général en s’adressant directement à l’opinion publique et aux milieux politiques, en utilisant les mécanismes de plus en plus nombreux de la partici­ pation du public aux décisions. Cette évolution a été particulièrement nette dans le domaine de l’énergie nucléaire. En fait, rares sont les problèmes de nature technique qui seraient devenus des thèmes de participation du public si des « dissidents », à l’intérieur même de la communauté technique, ou des groupes de personnes venant de tous les horizons, mais partageant une vision particulière des choses, comme les « écologistes », n’avaient pas pris l’initiative d’ouvrir et d’alimenter le débat sur la place publique.

La participation du public dans le domaine de la politique scientifique présente à la fois des aspects positifs et des aspects négatifs. L’opinion suivant laquelle la participation du public serait nécessairement un bien en soi sur le plan politique, pose un problème quand on évalue en fonction du seul critère pragmatique suivant : permet-elle, à long terme, de prendre les décisions en meilleure connaissance de cause ? L’un de ses avantages tient évidemment au fait qu’elle ouvre, dans le processus de décision, des fenêtres par lesquelles peuvent entrer des considérations, touchant notamment les conséquences humaines des décisions qui n’auraient peut-être pas été prises en compte. La participation du public peut contribuer à faire le tri entre les considérations inspirées de juge­ ments de valeur et les considérations purement techniques, entre ce qui découle des « faits » proprement dits et ce qui peut refléter une préférence politique. Elle peut aussi constituer la voie normale par laquelle peuvent entrer, dans le processus de décision, des opinions techniques plus diverses, et notamment des opinions relevant de disciplines techniques dont on pensait initialement qu’elles n’avaient aucun rapport avec la décision à prendre. On peut aussi faire valoir qu’une analyse politique et une évaluation technologique pluralistes, comportant un dialogue ouvert entre de multiples évaluations faites de points de vue diffé­ rents, ont de bonnes chances de déboucher sur une décision servant davantage l’intérêt public qu’une décision fondée uniquement sur l’avis d’experts officiels, aussi bien informés soient-ils.

12. Pour un exemple typique de la façon dont une technologie prend une coloration politique au cours de son développement, voir : M. Pollak et D. Nelkin, « The Nuclear Establishment and its Ideology », paper for STS Program at Cornell University, 1977.

De nos jours, où l’électorat est mieux informé des problèmes et où l’opinion publique est traversée de courants de plus en plus attentifs et de plus en plus actifs sur le plan politique, la participation du public a un rôle significatif à jouer si l’on veut que la population dans son ensemble accepte les décisions importantes relevant de la politique scientifique et technologique concernant, par exemple, la construction d’installations chimiques et nucléaires, la création d’une industrie des combustibles synthétiques. Dans tous les pays de l’OCDE, des secteurs de plus en plus larges de la population s’interrogent sur les décisions qui les affectent et sur lesquelles ils n’ont pas été appelés à faire entendre leur voix. C’est là, en quelque sorte, un avatar moderne du principe fondamental selon lequel l’impôt doit être consenti par les représentants des contribuables.

Bon nombre des ouvrages et des études consacrés à la participation laissent subsister une ambiguïté fondamentale, extrêmement gênante. La participation est-elle seulement la garantie d’être entendu avant que la décision soit prise, ou bien le droit de prendre la décision elle-même ? Le « droit » de participation implique-t-il que les groupes affectés par certaines décisions ont un droit de veto sur ces décisions, et dans quelles conditions ? Une communauté peut-elle souverainement décider d’interdire l’implantation d’installations publiques sur son territoire, quels que soient par ailleurs les intérêts publics plus généraux qui pourraient être lésés par cette décision ? En pareil cas, à qui incombe exactement la charge de la preuve ?

Le problème du compromis à trouver, à l’intérieur d’une nation, entre les intérêts des sous-groupes et les intérêts généraux du corps social tout entier, se posera probablement aussi de plus en plus, en des termes analogues, sur le plan international, où il sera sans doute encore plus difficile à résoudre. L’implantation des installations nucléaires, par exemple, soulève déjà de vives controverses lorsque les principaux intérêts en jeu se situent sur un territoire relevant d’une autre souveraineté politique que celle dont dépend le site de l’installation.

Le problème de l’organisation du processus de participation prend de plus en plus d’importance à mesure que la demande de participation augmente. Il est évident qu’on ne peut pas appeler le public à participer toujours à toutes les décisions. Il faut donc que quelqu’un dise les décisions qui doivent faire l’objet d’une participation : doit-on confier ce soin aux divers groupes d’intérêts parti­ culiers qui demandent aux décideurs d’écouter leur voix, ou bien aux décideurs eux-mêmes, censés être les seuls à avoir la « vue d’ensemble » nécessaire ? Et, à l’intérieur même de la procédure de participation, il faut bien que quelqu’un fasse le tri entre intérêts locaux et intérêts de chapelle, d’une part, intérêt public général, d’autre part, ou bien détermine quels sont réellement les enjeux respectifs des différents groupes concurrents. Le danger que présente un processus de décision trop « participatif » tient à ce qu’il risque de donner une priorité trop élevée à des intérêts bien organisés ou aux préoccupations de chefs de file qui, parce qu’ils sont particulièrement habiles à capter l’attention du fonctionnaire compétent, réussissent à les lui faire prendre en compte indûment. La question des critères qui déterminent les intérêts à prendre en considération dans la procé­ dure de participation devrait être étudiée avec beaucoup plus d’attention qu’elle l’a été jusqu’ici.

Un problème particulier, lié à celui évoqué au paragraphe précédent, tient à ce que les intérêts « diffus » risquent d’être sous-représentés dans la procédure de participation, les intérêts de « chapelle » comportant des enjeux importants ayant au contraire des chances d’être avantagés. Auparavant, ce biais jouait généralement en faveur des intérêts économiques et technocratiques, car les préoccupations d’environnement, de santé et de sécurité étaient alors diffuses

et, de ce fait, généralement laissées de côté. Comme ces préoccupations se sont affirmées depuis quelques années, les intérêts qu’elles mettent en jeu se sont mieux organisés et savent maintenant se faire entendre des milieux officiels. Il se pourrait même que, dans un nombre croissant de cas, les intérêts économiques diffus soient insuffisamment représentés et que les intérêts de l’environnement jouent un rôle prépondérant dans le processus de décision. C’est normalement aux autorités publiques qui sont l’émanation de la nation, et aux administrations publiques, qui en sont l’instrument, qu’il incombe d’assurer une représentation convenable des intérêts diffus, en s’opposant à ce que les intérêts particuliers bien organisés envahissent tout le terrain comme ils ont parfois tendance à le faire. Les autorités et administrations se heurtent à plus de difficultés lorsque s’intensifie la concurrence entre les intérêts rivaux qui s’efforcent d’être pris en considération. L’une de ces difficultés tient à ce que les groupes qui s’opposent à quelque chose ne sont pas obligés de proposer autre chose.

On peut aussi critiquer la participation « excessive » du public en faisant valoir qu’elle retarde les décisions importantes. Il faut bien reconnaître que, dans de nombreux cas, un atermoiement ou une absence de décision peut équivaloir à une décision de fait. On prétend souvent que les ressources financières dont ils disposent avantagent considérablement les intérêts économiques lorsqu’ils plaident leur cause dans les diverses procédures de consultation et d’enquête ; mais il ne faut pas oublier que cet avantage est de plus en plus contrebalancé par les coûts élevés qu’impliquent les retards lorsque d’importants investissements sont en jeu, en particulier pendant les périodes où l’inflation est rapide et les taux d’intérêt élevés. On peut dire que l’inflation a mis une arme nouvelle et puissante dans les mains de ceux qui s’opposent au déploiement des technologies de grande envergure. Par exemple, les facteurs d’ordre purement économique qui conditionnent l’expansion du secteur de l’électricité nucléaire ont été considé­ rablement altérés, notamment aux Etats-Unis, par l’allongement des délais d’auto­ risation et le retardement de la construction des centrales. Le cas des centrales nucléaires n’est d’ailleurs qu’un exemple extrême d’un phénomène beaucoup plus général. Si les coûts sociaux de l’inaction ou de l’atermoiement étaient sensi­ blement plus faibles que les coûts sociaux de l’action entreprise hardiment au risque de laisser de côté certaines considérations, mais rapidement, les retards d’ordre procédurier pourraient se justifier par le fait qu’ils améliorent la décision finale en permettant de la prendre en meilleure connaissance de cause. Cette question est naturellement controversée mais on a de plus en plus tendance, semble-t-il, à considérer que le prix de l’inaction est au moins aussi élevé, sinon davantage, que le prix de l’action suboptimale.

Quelques remarques, pour conclure, sur les améliorations qui pourraient être apportées au processus de participation. Tout d’abord, et surtout, sans doute importe-t-il d’informer le public le plus tôt possible. Si tant de projets ont suscité des controverses et des contestations dont on aurait pu se dispenser, c’est parce que le public n’en a été informé qu’à un moment où les plans étaient devenus difficiles à modifier. Lorsque le public est informé dès le début, on a plus de chances de pouvoir négocier des modifications avant que les controverses se polarisent et que les positions se durcissent dans l’opinion publique. En effet, lorsque les négociations sont ouvertes, dès les premiers stades d’un projet, avec les intérêts mis en cause par celui-ci, elles empêchent généralement les extré­ mistes de focaliser l’attention de l’opinion publique et de rallier à leur position les modérés qui seraient disposés à négocier un compromis viable.

Le nombre des enquêtes publiques et des instances de consultation devrait être réduit et le contenu des questions à débattre chaque fois devrait être élargi,

de façon à réduire la prolifération des procédures parallèles et, par conséquent, les risques de voir un projet dénaturé par de multiples assauts. Les problèmes fondamentaux, « génériques », devraient être traités en tant que tels, dans des instances séparées, et non pas incidemment, à l’occasion de décisions sur des projets spécifiques. Une fois réglés, les problèmes génériques devraient servir de base d’information et de référence admissible par tous dans les enquêtes et consultations sur les projets spécifiques ; la charge de la preuve serait ainsi transférée sur ceux qui chercheraient, à l’occasion d’un projet spécifique, à revenir sur un problème générique déjà réglé.

Il faudrait que tous les intérêts en jeu aient également accès aux dossiers techniques, notamment dès les tout premiers stades de l’évaluation d’un projet ou d’un programme, avant que les positions se soient durcies.

Les procédures de la participation aux décisions techniques devraient, dans toute la mesure du possible, être structurées de façon à séparer les problèmes de valeur des problèmes techniques, en particulier de façon à définir précisément les problèmes techniques sur lesquels il faut s’entendre et à formuler précisément les problèmes de valeur sur lesquels toutes les parties sont d’accord.

Finalement, il est tout aussi important d’insister sur le niveau général d’éducation en matière scientifique et technique pour que le public soit davan­ tage en mesure de comprendre et les problèmes et les enjeux des développe­ ments technologiques : plus ce niveau sera élevé, plus le débat sera éclairé.

II. LES INCIDENCES DE LA TECHNOLOGIE -