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Partie 2 : Paradoxes de l’écriture du deuil dans La plus que vive et Noireclaire de Christian Bobin

3. Trois couples d’opposition dans La plus que vive (1996) et Noireclaire (2015)

3.1. La parole et le silence

Les notions de parole et de silence figurent parmi les motifs récurrents de l’œuvre de Christian Bobin. Si la relation entre la parole et l’écriture semble aller de soi, l’écrivain établit aussi un lien entre l’écriture et le silence, notamment dans le contexte du deuil. De cette manière, il rejoint les propos de Philippe Forest qui affirme qu’écrire « revient précisément et d’une certaine manière à se taire120 », rapprochant le deuil d’une forme

d’indicible. Toutefois, la relation entre le silence et l’écriture se décline différemment chez Bobin. À la lisière entre les deux, cette dernière constitue à la fois une forme de silence et une manière de lutter contre celui-ci.

117 Philippe Forest, Le roman infanticide : Dostoïevski, Faulkner, Camus. Essais sur la littérature et le deuil

op.cit. ; Julia Kristeva, Soleil noir. Dépression et mélancolie, op.cit.

118 Paul Ricœur, « Mémoire, Histoire, Oubli » (Esprit, 2006, n° 3) ; Paul Ricœur, La mémoire, l’histoire, l’oubli

(Paris, Seuil, 2000) ; Philippe Forest et Vincent Delecroix, Le Deuil. Entre le chagrin et le néant. Dialogue (Paris, Philosophie éditions) ; Jacques Derrida, Chaque fois unique la fin du monde (Paris, Galilée, 2003).

119 Paul Ricœur, Temps et récit (Paris, Seuil, 1983) ; Paul Ricœur, Vivant jusqu’à la mort suivi de Fragments,

(Seuil, Paris, 2007).

120 Philippe Forest, Le roman infanticide : Dostoïevski, Faulkner, Camus. Essais sur la littérature et le deuil,

Elle apparaît d’abord comme une manière de contrer le mutisme résultant du deuil. En effet, chez Bobin, la violence de la mort occasionne une perte de la voix. À ce sujet, il affirme dans La plus que vive : « au début j’ai bien cru perdre ma voix, la parole et la mort sont comme deux personnes qui voudraient entrer dans une pièce en même temps et se gênent, demeurent bloquées sur le seuil, au début la mort devenait de plus en plus grande et la parole bégayait de plus en plus » (PV, p. 32). Dans cet extrait, la perte semble abîmer la parole et convoquer le silence. Cette description de la déstructuration du langage rappelle celle de Kristeva qui relève la propension de la mélancolie à mettre en échec le langage. Selon elle, cette affliction entraînerait une forme d’asymbolie, le sujet se retrouvant dans l’incapacité de « traduire ou de métaphoriser121 ». L’écriture, par les ressources propres à la

poétique, s’approcherait au plus près de l’expression de cette sidération et parviendrait à rompre l’aphasie mélancolique. De la même manière, chez Bobin, elle apparaît comme une manière de lutter contre le silence de la mort qui avale toute possibilité de langage.

L’écriture de Bobin, aux antipodes des discours intellectuels ou quotidiens, apparaît également comme une forme de silence. L’auteur oppose la parole poétique à la cacophonie des discours, conçus comme du verbiage. « En te parlant, [écrit Bobin à Ghislaine], je donne à ma parole la chance d’être assez douce, assez folle pour ne jamais aller au gris d’un bavardage » (PV, p. 32). À ce sujet, Hajer Bouden-Antoine souligne qu’ « à la parole ordinaire et à la parole savante s’oppose chez Bobin la parole dite amoureuse. C’est elle qui désigne, chez lui, la poésie122 ». De ce fait, cette dernière semble se rapprocher davantage du silence que de la parole : elle découle plutôt de l’écoute et de la contemplation que du bavardage et du discours raisonné. Dans cet ordre d’idées, l’écrivain affirme dans

L’Épuisement : un orage que son « vrai désir, ce n’était pas d’écrire, c’était de [se] taire.

[S]’asseoir sur le pas d’une porte et regarder ce qui vient, sans ajouter au bruissement du monde123 ». Il en ressort que le silence, chez Bobin, n’est pas seulement associé au mutisme et à la sidération, mais à une forme d’intériorité, conçue comme une attention à ce qui, en nous, se situe au-delà du langage. Un peu comme le silence de la forêt dissimule le souffle

121 Julia Kristeva, Soleil noir. Dépression et mélancolie, op.cit., p. 54.

du vent dans les arbres, l’écho des choses indicibles résonne dans le silence. Par ce renversement, le silence bascule d’une logique du manque à une logique de la plénitude.

[J]e me demande ce matin de quoi j’ai besoin, du silence peut-être, de ce silence comme du sable où viennent battre toutes les paroles, toutes les musiques, j’écris pour gagner ce silence, au lendemain de ta mort, j’ai pensé que je n’écrirais plus […] Puis très vite j’ai su qu’il me restait au moins un livre, au moins celui-là, c’est tout de suite et ce sera aussi dans dix ans […] dans dix ans je ferai venir la neige dans un autre livre sur toi, dans dix ans où seras-tu, toujours dans ce silence, toujours dans cette douceur qui imprègne les heures de chaque jour sans passer avec elles, sans passer avec elles, sans passer avec elles (PV, p. 76).

Cet extrait illustre la relation paradoxale qui se tisse, chez Bobin, entre la parole et le silence. Son écriture singulière est à la fois une manière de vaincre l’asymbolie liée à la perte et d’habiter la douceur d’un silence où réside quelque chose qui ne s’altère pas avec le temps. Dans le même passage, l’écrivain déclare qu’il écrira encore sur cette perte dans dix ans. Il reprend effectivement la plume pour s’adresser à Ghislaine dix-neuf ans plus tard124.

Une transformation s’opère dans la structure des œuvres de La plus que vive à Noireclaire. Le premier texte se présente sous la forme d’un récit épistolaire, aux tendances poétiques et essayistiques. Des envolées poétiques côtoient la réminiscence et le récit du quotidien. Dans le deuxième texte, l’auteur s’exprime à travers des fragments poétiques. À ce sujet, il est intéressant de retenir les travaux de certains chercheurs qui relèvent des traits génériques tels que « la mixité, […] l’impureté, […] l’indifférenciation125 » ou encore « la forme fragmentaire126 », souvent adoptés par les écrivains endeuillés pour traduire une perte de repères, pour rendre compte d’une souffrance impossible à exprimer. Pour Bourden-Antoine, le fragment est la cellule minimale dont découlent tous les genres affleurés par Bobin127 ». Elle affirme que ce qui marque l’écriture par fragments de

Christian Bobin, c’est le silence interstitiel128 qui en constituerait la principale loi129, tout le

discours de Bobin étant organisé autour de ces blancs.

124 Entre temps, il écrit également Autoportrait au radiateur, en 1997, et Carnet du soleil, en 2011.

125 Dominique Carlat, Témoins de l’inactuel. Quatre écrivains contemporains face au deuil, Paris, José Corti,

2007, p. 20.

126 Barbara Havercroft, « Les traces vivantes de la perte : la poétique du deuil chez Denise Desautels et Laure

Adler », op.cit. , p. 89.

127 Hajer Bouden-Antoine, « Christian Bobin et la question du genre », op.cit., f. 124. 128 Ibid., f. 100.

La structure narrative – déjà plutôt mince dans La plus que vive – s’amenuise dans

Noireclaire, au profit des silences interstitiels. À ce sujet, il nous paraît intéressant de faire

appel aux travaux de Marie-Laure Ryan qui propose de classifier différents textes selon leur degré de narrativité130. L’absence d’action et de suspens nous permettrait de rapprocher La

plus que vive d’une forme de narrativité diluée (diluted narrativity). Selon elle, cette

dernière se caractériserait par la préséance d’éléments comme la description, le commentaire métadiscursif et la méditation philosophique sur les éléments proprement narratifs. Noireclaire, pour sa part, présenterait un mode de narrativité encore plus faible, que l’on pourrait qualifier d’embryonnaire (embryonic narrativity), toujours selon la typologie de Ryan. En effet, presque toutes les conditions du récit proposées par la chercheuse sont absentes de l’œuvre (création d’un monde, transformation d’état, enchaînement selon une causalité)131.

De La plus que vive à Noireclaire, les mots, comme les souvenirs, se raréfient, se perdent. Les détails s’effacent. Dans les fragments de Bobin résonne une voix de plus en plus trouée de silence. Il affirme dans Noireclaire : « Pendant des années je me suis souvenu de ton numéro de téléphone. Puis, les chiffres se sont décolorés comme une fresque attaquée par l’humidité. Un à un ils ont disparu. Il n’est resté que le 12 comme un os découvert par un archéologue. » (NC, p. 55). Au fil de cet effritement, le langage poétique prend le relais du récit que les failles de la mémoire ont réduit au silence avec le temps. Il empêche l’oubli d’abîmer entièrement la parole là où la narration et le travail de mémoire échouent. L’écriture par fragments semble témoigner de l’épuisement d’une mémoire perforée de silence.

Étonnamment, c’est dans le silence que le narrateur semble se retrouver au plus près de Ghislaine. Noireclaire s’ouvre sur ces mots : « Il y a entre toi et moi une adorable barrière. C’est ta mort qui l’a construite. Son bois est du silence. Il n’est pas épais. Un rouge-gorge s’y pose. » (NC, p. 11) Il est possible d’observer dans ce passage une attention à l’imperceptible qui permet à l’auteur de demeurer dans la présence de Ghislaine. En fait, plus encore que d’un travail de deuil ou de mémoire, l’écriture du deuil chez Bobin semble

130 Marie-Laure Ryan, « The Modes of Narrativity dans their visual Metaphors », dans Style, vol. 26, n° 3

relever d’un travail de contemplation. Habitant le monde d’une manière nouvelle, il fixe son regard sur une sorte d’au-delà des choses.

Alors que le narrateur de La plus que vive raconte l’histoire de cet amour et de cette perte à travers la réminiscence du quotidien, celui de Noireclaire semble plutôt s’efforcer de traduire, par un langage poétique, ce qui a résisté à l’érosion du temps. Pour ce faire, il s’exprime par le biais de fragments contemplatifs : « Je regarde s’ouvrir la mer rouge des feuilles mortes. La mort se crispe de te voir lui échapper. » (NC, p. 14) À travers une attention accrue au monde, la poésie de Bobin – relevant davantage de l’écoute que de la parole – parvient à transformer le mutisme engendré par la mort en une parole amoureuse. Cette dernière semble correspondre à la conception bobinienne de la poésie qui se tient à la frontière de la parole et du silence : « Un rien de plus et les poumons du langage éclatent, comme ceux des plongeurs qui remontent trop vite du fond de l’océan », affirme-t-il au sujet de la poésie (NC, 27).

En somme, chez Bobin, si l’écriture permet de rompre avec l’asymbolie causée par la perte, elle se rapproche elle-même d’une forme de silence. Toutefois, cette dernière n’est plus seulement le lieu d’un mutisme, d’une perte de sens et de repères associée au deuil, mais celui d’un murmure amoureux, énoncé dans le secret de l’être. Pour lui, l’amour serait une parole à « prononcer comme il faut, en silence » (PV, p. 14). Par cet oxymore, il établit un point de jonction permettant de conjuguer les réalités antagonistes de la parole et du silence en les synthétisant autour d’une tierce notion : la parole amoureuse, à la lisière entre les deux. Cette parole poétique, prenant racine dans le manque, traverse le silence sans jamais le rompre. C’est dans cette écriture que résonne avec le plus de force la présence de ce qui est absent.