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Chapitre 4 : Le martèlement de tes pas

IV. Le masque

Samuel est parti à l’école. Quand il est là, je rame à contre-courant pour rejoindre le rivage. Je me laisse guider par son visage. Dès qu’il referme la porte, une rafale de souvenirs m’entraîne au large. Je m’allonge sur mon lit. La douleur se déplace dans mon corps, bat sourdement dans mes organes. Je crois parfois arriver au bout de la descente, mais elle se poursuit. Je me concentre sur mon abdomen qui se contracte, puis se relâche, mais je suis incapable d’arrêter le cycle torturant de mes pensées. J’aimerais comprendre. Il y a quelque chose d’incongru dans les silences, les calculs, la logique implacable et presque

Je me relève, m’approche de la pile de bouquins et en saisis l’échantillon le plus loufoque, Le Dictionnaire des symboles, pour l’examiner plus en détail. Il s’agit d’un magnifique ouvrage, en bon état, malgré l’usure des années. Je m’attarde à nouveau au ticket de la forêt Montmorency. J’ai l’impression que tu me lances une grimace accusatrice. J’esquive ce souvenir avant qu’il me submerge. Pour la première fois, je remarque un signet de tissu, comme ceux qu’on retrouve dans les grosses Bibles ou les livres anciens. Je feuillette l’épais volume jusqu’à la page indiquée. MASQUE : « [son] symbolisme […] s’est prêté à des scènes dramatiques, dans des pièces de théâtre, des films, où la personne s’est identifiée à tel point à son personnage, à son masque qu’elle ne peut plus s’en défaire, qu’elle ne peut plus [l’]arracher ; […] elle est devenue l’image représentée », notais-je en survolant l’entrefilet. Je repense à ton art de la dissimulation, aux blagues brandies pour esquiver les questions, à ton indifférence simulée.

Un dimanche matin, j’étais étendue sur le divan. La perspective de la routine qui recommencerait le lendemain m’épuisait d’avance. Un rien m’irritait : le mouvement de Samuel qui tournoyait dans le salon, tes tentatives de le divertir.

‒ Qu’est-ce qu’on fait ? insistait-il.

Je répétais que j’avais besoin de me reposer. Tu t’efforçais de l’animer, mais il se montrait insatiable et réclamait un jeu après l’autre. Prends un peu de temps pour toi, m’as- tu proposé, on va sortir se promener. Vous vous êtes habillés chaudement pour affronter l’hiver. Samuel trottait joyeusement derrière toi. Quand vous êtes revenus, vous m’avez raconté vos descentes le long d’un toit en pente, vos atterrissages épiques dans la neige. Samuel ne contenait plus sa joie. Dans l’après-midi, ton enthousiasme s’est altéré. D’un ton maussade, tu as décrété que tu rentrais chez toi, sans préciser pourquoi. Le visage crispé, tu m’as assuré que tout allait pour le mieux. Tu as chaussé tes bottes, puis tu as refermé la porte.

J’ai appris par la suite que tu avais glissé d’un versant abrupt pour impressionner Samuel. Ton coccyx avait heurté la glace. Le choc avait irradié tout ton corps. Tu avais passé deux jours dans ton lit. Je t’ai appelé à quelques reprises. D’un ton allègre, tu me parlais de ta relecture de Walden. Tu m’affirmais que tu te portais à merveille. Comme toujours, tu cherchais à t’élever au-dessus des plaintes et des maux ordinaires, à surmonter les limites de ton humanité, que tu dissimulais comme une tare honteuse. Tu n’avais aucune

indulgence à l’égard de toi-même. Je ne vais pas très bien, mais j’essaie de faire bonne figure, m’as-tu avoué quelques semaines avant de mourir. Tu étouffais sous ta façade.

Je remarque un passage surligné: « le masque est aussi un instrument de possession : il est destiné à capter la force vitale qui s’échappe d’un être humain ou d’un animal au moment de sa mort. Captée dans le masque, elle est contrôlée, capitalisée, pourrait-on dire, et ensuite redistribuée au bénéfice de la collectivité ». Je poursuis ma lecture : « le masque n’est pas sans danger pour celui qui le porte. Celui-ci, ayant voulu capter les forces de l’autre […], peut être à son tour possédé par l’autre ».

Mon esprit divague. Je t’imagine, dans une sorte de bal. Les haut-parleurs crachent une musique dissonante. Je reconnais ta silhouette. Un large sourire est dessiné sur ton visage. Tu me tends la main. Je danse avec toi, de plus en plus frénétiquement. Soudainement, le vernis coule le long de ton cou, l’argile se déforme et fend. Tes traits convulsés par la douleur se désintègrent. Les lustres, les tapis, les murs ornés de toiles se fondent dans une noirceur subite. Des éclairs balafrent le ciel. Je me réveille, nue dans des débris, comme après une tempête, dans un décor aride, dépeuplé. Ma peau tombe et se mélange au sable qui me recouvre comme un édredon. Sur le sol, je ramasse le visage de glaise, qui semble t’avoir consumé. Je sens ta force vitale entrer en moi, alors que je le pose sur ma figure. J’arbore les vestiges qui te contiennent, mais je ne sais quoi faire de ce legs étrange.

Je me traîne à genoux jusqu’au pied de la montagne. Je suis les traces de tes pas. Je veux disperser tes cendres sur le sommet. J’ai peur de me perdre en chemin, de m’évaporer à ta suite, de manquer d’oxygène. J’escaladerai jusqu’à la cime. De là, j’apercevrai sûrement la mer. J’écouterai son ressac. Tu disparaîtras dans la pulsation des eaux. Je n’entendrai plus ta voix se tordre dans le vent, mais ta présence me viendra de l’intérieur. Imperceptiblement, tu te seras mué sous mes yeux en un symbole, une idée. Tu te seras liquéfié dans cette perfection ardente que tu recherchais.

***

Selon une certaine psychanalyse, c’est en symbolisant le défunt qu’on arrive à l’intégrer en soi, à en surmonter le deuil. Je fouille dans le dictionnaire, avidement. As-tu

voulu m’indiquer des pistes ? Mon attention se fixe sur la page consacrée au lys. Il évoque « l’élection, [le] choix de l’être aimé ». Tu as tracé ce passage à la règle. Tu me comparais parfois à ces vivaces qui poussent parmi les immondices. Tu disais que je démontrais une capacité surprenante à tolérer la saleté, le désordre, que comme ces fleurs, je m’épanouissais dans le chaos. « La symbolique des eaux s'ajoute ici à celle de la lune et des rêves pour faire du lys la fleur de l'amour ».

J’inspecte les différentes rubriques surlignées. Ils concernent l’au-delà, la renaissance, échafaudent des liens entre le monde terrestre et le monde cosmique. J’apprends que la MORT est « révélation et introduction », les OISEAUX, des âmes posées « sur les branches de l’Arbre du monde », que la CLOCHE représente « la position de tout ce qui est suspendu entre terre et ciel et qui, par le fait même, établit entre les deux une communication ». Elle détient le « pouvoir d’entrer en relation avec le monde souterrain ». Je pense à celle que tu as laissée sur l’étagère de ma bibliothèque.Les codes qui parsèment l’ouvrage s’adressent-ils à moi ? Cherchais-tu à me transmettre un message ou est-ce que je deviens folle dans mon appartement décrépit ? Tout cela tient de la déraison, mais j’ai besoin de croire que tu me parles encore, malgré ton silence apparent. Je sors marcher avant de rompre le dernier fil qui m’attache à la logique.

***

Les feuillus affichent leur impudique frondaison. J’observe leur forme, leur ombre dansant sur le sol, happée par leur scandaleuse beauté. Je lutte contre les effluves de joie qui tentent de s’insinuer en moi. Elles me semblent indécentes, dans les circonstances. J’inspire profondément. L’air tiède purifie mes poumons.