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Partie 2 : Paradoxes de l’écriture du deuil dans La plus que vive et Noireclaire de Christian Bobin

2. Les interactions entre l’écriture du deuil et sa résolution

2.1. L’écriture du deuil et la psychanalyse

En 2003, Myriam Beaudoin amorce sa carrière d’écrivaine en publiant un récit de deuil consacré à la perte de son père, Un petit bruit sec68, initialement rédigé dans le cadre d’un mémoire de création à l’Université McGill69. Dans sa partie critique, l’auteure interroge les

effets de l’écriture sur la résolution ou la pathologisation du deuil telles que définies par Sigmund Freud et certains de ses successeurs70.

Elle fait référence au texte de Freud, Deuil et mélancolie, sur lequel se fondent encore de nombreux travaux. Pour le père de la psychanalyse, le deuil est « la réaction à la perte d’une personne aimée ou d’une abstraction venue à sa place, comme la patrie, la liberté, un idéal, etc.71 » Freud inaugure la notion de travail de deuil, traduit de l’allemand

68 Myriam Beaudoin, Un petit bruit sec, Montréal, Triptyque, 2003.

69 Myriam Beaudoin, « L’écriture du deuil, suivi de Un petit bruit sec dans la chambre et puis plus rien »,

op.cit.

70 Voir Mélanie Klein, Deuil et dépression (Petite bibliothèque Payot, Paris, 2004) ; John Bowlby,

Attachement et perte, tome III. La perte : tristesse et dépression (Paris, Presses universitaires de France,

trauerarbeit72. Cette expression, galvaudée par la suite, apparaît pour la première fois dans

cet article. Freud compare le deuil non résolu à la mélancolie, qui correspond à ce que la médecine et la psychologie contemporaines désignent sous le nom de dépression. Ces deux afflictions, malgré quelques distinctions, se caractériseraient par « une dépression profondément douloureuse, une suspension de l’intérêt pour le monde extérieur, la perte de la capacité d’aimer, l’inhibition de toute activité73 ». Dans le cas de l’endeuillé, il ne

parviendrait pas à s’intéresser à autre chose qu’à ce qui concernerait le défunt, toute concentration étant mobilisée par le douloureux processus psychique qui consisterait à « retirer toute libido de ses connexions avec cet objet74 ». Au cours d’un processus normal, l’épreuve de la réalité (la disparition définitive de l’être perdu) triompherait sur l’attachement libidinal au défunt, permettant le déplacement de la libido vers un nouvel objet. L’échec de ce transfert libidinal conduirait à un deuil pathologique.

Myriam Beaudoin se demande si l’écriture du deuil permet aux narrateurs de se « détacher définitivement de l’objet perdu, ou si, au contraire, elle les amène à un deuil pathologique qui vise à ressusciter le mort75 ». La chercheuse conclut qu’elle favorise la résolution du deuil, à condition que celle-ci permette à l’écrivain d’objectaliser l’objet perdu, de le constituer en objet extérieur à soi. De même, la publication de leur œuvre forcerait les écrivains à un processus de distanciation. En le transformant en objet d’art, « [l]e livre prend[rait] désormais en charge l’objet perdu76 ». Il deviendrait ainsi un lieu de

symbolisation de la perte, favorisant la mise en œuvre d’un travail de deuil et l’attachement à un nouvel objet libidinal.

Pour faire ressortir « les fonctions psychiques de l’écriture créative77 », Beaudoin s’appuie sur les théories du psychanalyste Léon Grinberg, notamment son concept

d’objectalisation de l’objet perdu. Grinberg souligne la propension des épisodes souffrants

72 Vincent Delecroix dans Philippe Forest et Vincent Delecroix, Le Deuil. Entre le chagrin et le néant.

Dialogue, op.cit., p. 34.

73 Sigmund Freud, « Deuil et mélancolie », op.cit., p. 106. 74 Ibid., p. 107.

75 Myriam Beaudoin, « L’écriture du deuil, suivi de Un petit bruit sec dans la chambre et puis plus rien »,

op.cit., f. ii.

76 Ibid., f. 31. 77 Ibid., f. 27.

à stimuler chez certaines personnes des activités créatrices diverses78. Il nous rappelle que, pour Freud, la création artistique, comme les rêves, provient des fantasmes. Selon lui, « tout travail de création ou de sublimation prend pour fondement spécifique l’élaboration de fantasmes dépressifs tendant à restaurer et à recréer l’objet que l’on a senti détruit79 ». Dans

le processus du deuil, la création permettrait d’introjecter l’objet perdu, d’en intégrer l’image afin de récupérer les parties du moi qui y avaient été placées. Elle favoriserait ainsi le travail de deuil.

Myriam Beaudoin constate les fonctions réparatrices de l’écriture chez plusieurs narrateurs endeuillés. Néanmoins, elle observe que lorsque cette activité est utilisée afin de maintenir vivant l’objet perdu, elle contribue plutôt à la pathologisation du deuil. Dans ce cas, le moi risquerait de s’identifier à sa perte, de demeurer accroché au passé. Beaudoin souligne ainsi le rôle ambivalent de l’écriture. Elle constate que, malgré la capacité de celle-ci à permettre le détachement, la démarche de certains auteurs tend plutôt vers le désir de retrouver l’être perdu.

Beaudoin passe sous silence les travaux de Julia Kristeva qui jettent pourtant un éclairage intéressant sur la question. Dans son ouvrage Soleil noir. Dépression et mélancolie, Kristeva s’intéresse spécifiquement à la relation entre l’écriture et la mélancolie ou le deuil, qu’elle traite sans distinction, les englobant tous deux dans le même ensemble mélancolico-

dépressif 80. À l’instar de Grinberg, elle soutient que l’écriture est une réponse à la

mélancolie. Selon elle, le développement du langage nécessiterait une différenciation d’avec la mère. Étant essentiellement dialogique, il serait impossible sans une séparation des instances. Les capacités symboliques de l’homme seraient liées à une perte primordiale, celle de la désunion à la mère81. Le sujet devrait d’abord renoncer à celle-ci pour pouvoir accéder aux fonctions de représentation sémiotique qui lui permettraient de la retrouver dans le langage82.

78 Léon Grinberg, Culpabilité et dépression, op.cit., p. 319. 79 Ibid., p. 319.

80 Julia Kristeva, Soleil noir. Dépression et mélancolie, Paris, Gallimard, p. 19. 81 Ibid., p. 52-55.

Pour Kristeva, si l’expérience de la perte et du manque est au fondement de l’acte de langage, elle « le menac[e] et l’abîm[e]83 » également. Le ralentissement moteur et la passivité que l’on observe chez le dépressif correspondraient à une forme de déstructuration de l’activité symbolique84. L’acte de langage sollicité par la cure psychanalytique viserait à

restaurer les capacités symboliques et sémiotiques du sujet. Ainsi, la perte et le manque entretiendraient avec la parole et l’écriture un lien étroit : ils en ouvriraient la possibilité autant qu’ils les mettraient en échec.

S’écartant des études psychanalytiques classiques, Kristeva postule que le deuil primal du dépressif narcissique – ou de l’endeuillé pathologique – ne concernerait pas seulement l’Objet, mais la Chose85, sorte d’au-delà du langage irreprésentable que l’être parlant

pressentirait et dont il se sentirait déshérité par l’acquisition même du langage. La création littéraire, par ses capacités stylistiques et imaginatives, permettrait d’exprimer des vécus innommés que le langage ordinaire ne parviendrait pas à traduire86. De cette façon, elle permettrait de dépasser la souffrance, de briser l’asymbolie résultant de la perte initiale à laquelle se heurtent tous les deuils subséquents.

Kristeva précise toutefois que la création esthétique du dépressif peut aussi constituer une façon de se complaire dans la souffrance, de jouir de la contemplation de la Chose perdue. Le langage littéraire est ce qui permet de s’approcher le plus de la nomination de la Chose. Paradoxalement, l’acte de langage, nécessaire pour vaincre la mélancolie issue de cette perte initiale, la dissout dès lors qu’il la représente87. Kristeva se bute à l’aporie du besoin

de mettre en mots un indicible, que le sujet trahit dès le moment où il tente de l’insérer dans le langage.

Ainsi, selon certaines études psychanalytiques, l’écriture pourrait avoir une fonction de symbolisation de l’objet perdu. Elle aiderait à l’intégrer en soi afin de s’en détacher. De

83 Ibid., p. 18. 84 Ibid., p. 46-50.

85 Situant son utilisation du concept de la Chose dans les travaux d’Heidegger – qui sont eux-mêmes

influencés par ceux de Kant – Kristeva donne à ce terme une acception différente. Elle le définit comme « "quelque chose" qui, vu à rebours par le sujet déjà constitué, apparaît comme l’indéterminé, l’inséparé, l’insaisissable, jusque dans sa détermination de chose sexuelle même ». Voir Julia Kristeva, Soleil noir.

Dépression et mélancolie, op.cit., p. 22.

86 Julia Kristeva, Soleil noir. Dépression et mélancolie, op.cit., p. 62. 87 Ibid., p. 78.

même, l’acte de création, à l’instar de la cure analytique, réactiverait des fonctions symboliques et sémiotiques occultées par la dépression. Ces propos demandent toutefois à être nuancés. En effet, Beaudoin remarque que certains écrivains cherchent, par l’écriture, à conserver l’objet perdu comme s’ils refusaient de s’en détacher, se cantonnant dans la mélancolie ou dans le deuil pathologique. Kristeva, quant à elle, note que la création peut parfois être le lieu d’une idéalisation de la souffrance. Dans ces cas, l’écriture ne conduirait pas à un dépassement de la souffrance, mais à une simple réduplication, créant des doubles menaçant l’identité du sujet88.

En ce qui concerne Bobin, Beaudoin considère que La plus que vive et Autoportrait au

radiateur témoignent d’une résolution du deuil. Elle relève aussi – sans signaler la

contradiction – que l’écriture successive de plusieurs œuvres témoigne d’un inachèvement du deuil. Ayant publié sa thèse en 2001, elle n’est pas en mesure de constater que Bobin poursuit sa démarche d’écriture, des années plus tard, avec la publication des œuvres

Carnet du Soleil, en 2011 et Noireclaire, en 2015, toujours adressées à Ghislaine. Leur

publication, malgré un deuil apparemment résolu, offre un mystérieux paradoxe auquel la grille d’analyse psychanalytique ne semble proposer aucune piste d’interprétation. En effet, si la psychanalyse permet une compréhension du processus du deuil dans la clinique, elle comporte certaines limites au regard du processus d’écriture. Nous explorerons donc certaines critiques du modèle psychanalytique à travers les travaux de Paul Ricœur et de Philippe Forest qui proposent des manières différentes d’analyser les rapports entre l’écriture et le deuil.

2.2. Écriture du deuil, identité narrative et travail de