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Chapitre 2 : Cendres

VIII. Lou Andréas Salomé

Le cri strident du téléphone retentit. Je ne réponds pas, je suis hors service. Je ne veux plus entendre les conseils, les sympathies, les opinions, les hypothèses. Les mots résonnent, mais ne me procurent aucun apaisement. Ils entravent l’espace de solitude où tu as survécu en moi, invisible, mais réel. La pile de livres traîne dans le salon, comme une invitation à entrer dans ton univers. Je veux te découvrir aux confins de ces pages. Je relève ton pari. Je plongerai dans le gouffre pour rapporter quelques morceaux de toi. Ce travail d’exégèse me protégera de l’effondrement ou bien achèvera de me rendre folle. Il sera le fil d’Ariane qui me sauvera comme Thésée dans le labyrinthe ou la pierre de Sisyphe ligotant mon avenir à l’accomplissement d’une tâche insensée.

Je choisis au hasard l’ouvrage de Lou Andréas-Salomé, un essai sur Rainer Maria Rilke – ton poète préféré – écrit suite à son décès par celle qui a été sa maîtresse, sa muse et son amie. Quelques semaines avant ton départ, tu t’es pris d’intérêt pour la figure mythique de Salomé. Quand tu tombais sur un auteur qui te plaisait, tu dévorais son œuvre, compulsivement.

‒ Elle te ressemble, me répétais-tu, en me montrant des photos d’elle.

J’ouvre le bouquin, intriguée. Un vers de Rilke est placé en exergue de l’essai : « Triompher ne le tente pas. Croître, pour lui : c’est être profondément vaincu par une force toujours plus grande ». Tu as souligné cette phrase. Je reconnais ta façon de marquer à la

règle les passages qui te plaisaient, en ajoutant une ligne verticale dans la marge et un petit crochet. Tous tes volumes portent cette signature.

Je songe à ta fascination pour le désœuvrement, à ton mépris de la réussite. Une sorte d’humilité, mêlée d’orgueil, te poussait à te complaire dans le renoncement et même dans l’échec. Tu refusais les honneurs, tu capitulais, tu partais avant d’être rejeté. Tu recherchais la défaite, celle où l’homme, à genoux dans ses miettes, retrouve le fondement de ce qui le constitue, se laisse saisir par ce qui lui échappe. Je tourne la page. Les premières lignes semblent s’adresser directement à moi, comme si tu me parlais, du haut de ta montagne.

Un deuil ne se borne pas, comme on le dit souvent, à envahir les sentiments ; il consiste plutôt en une fréquentation ininterrompue du disparu, comme si ce dernier devenait plus proche. Car la mort ne le rend pas seulement invisible : elle le rend aussi plus accessible à notre regard. Elle nous le vole, mais elle le complète également d’une manière inédite. Dès le moment qui fige pour nos yeux ces contours mouvants qui traduisaient l’action et les changements constants d’une physionomie, celle-ci nous révèle souvent pour la première fois sa quintessence, l’élément que le déroulement de l’existence ne nous donnait pas le loisir de percevoir totalement.

La mort ne serait pas uniquement une dissolution, elle serait aussi une révélation, « une confirmation ; […] une grimace bien à sa place dans le jeu de masques ». Sous l’éclairage du manque, les êtres que nous scrutions de trop près pour les voir nous apparaissent distinctement. Une part d’eux demeure dans la tombe, mais l’autre, encore « en dialogue […] semble toujours sur le point de redevenir réalité, parce qu’elle touche à ce qui nous réunit éternellement avec la vie et la mort ».

Le livre de Lou Andréas-Salomé me fascine. Je reste enfermée chez moi toute la journée à l’éplucher. Elle y trace, avec pudeur, acuité et délicatesse, un portrait du poète. Elle décrit sa personne et son œuvre, indissociables à ses yeux. Je me renseigne sur le parcours de cette femme, archétype de la muse du XIXe siècle, dont tu m’avais brossé les grands traits. Allemande d’origine russe, éminente femme de lettres et psychanalyste de l’école freudienne, elle entretenait des relations amicales et platoniques avec plusieurs importants penseurs de son époque. Déterminée à se soustraire aux exigences du mariage pour se consacrer à la vie de l’esprit, elle a vécu avec Paul Rée et Friedrich Nietzsche, avec qui elle formait une sorte de « trinité » intellectuelle. Éperdument amoureux d’elle, les deux hommes ont été éconduits par Salomé. « De quelle étoile sommes-nous tombés pour nous rencontrer ? », lui aurait demandé Nietzsche lorsqu’il a fait sa connaissance. Elle raconte dans son autobiographie que sa pensée lui inspirait une « fascination » et un « mouvement

de recul », qui étaient intimement liés l’un à l’autre. Cette déception fondatrice aurait poussé le philosophe vers ses ultimes retranchements et conduit à l’écriture d’Ainsi parlait

Zarathoustra.

À vingt-six ans, Lou von Salomé s’est finalement résolue à épouser Frédéric Carl Andréas – qui aurait menacé de se suicider si elle refusait – à condition que leur mariage demeure platonique. Une dizaine d’années plus tard, elle a rencontré Rilke, qui est devenu son premier amant : « Si je fus ta femme pendant des années, c’est parce que tu fus pour moi la première réalité où le corps et l’homme sont indiscernables », lui écrivait-elle dans une de ses lettres. Tout se déroule comme si elle ne pouvait atteindre l’esprit de Rilke, son essence véritable, sans passer par la connaissance intime de sa chair. C’est dans cet espace mystérieux où se côtoient le matériel et l’immatériel que j’éprouvais, moi aussi, l’appartenance qui me liait à toi.

Le texte de Lou Andréas-Salomé s’attache à décrire le combat qui tiraillait Rilke. Elle soutient qu’un être d’exception « n’attend pas les déceptions pour se sentir déçu, les contingences de la vie humaine suffisent pour la disqualifier au regard de ses hautes exigences intérieures ». Selon elle, Rilke était épris d’un puissant besoin d’élévation qui le plaçait en conflit avec son propre corps.

Même si Rilke meurt naturellement, des suites d’une santé fragile, je dénote une parenté entre sa souffrance et la tienne. Il concilie péniblement la matérialité de sa condition et son appel vers le sublime, vers ce qui se cache de l’autre côté du rideau et lui échappe. « Je regarde fixement s’il ne se lève pas / ce voile derrière lequel se vit ma vie ». Comme toi, il éprouve le désir obsédant de dépasser l’irritante paroi entre l’apparence et ce qui se cache derrière. Tu m’as parlé un jour de l’insatisfaction qui te démangeait, de ton intuition d’un au-delà des choses qui se dérobait sans cesse à toi. Tu tendais la main sans pouvoir l’atteindre, prisonnier de l’extérieur, de la surface du réel. Les images se fragmentaient dans le kaléidoscope des perceptions sans dévoiler leur réalité première. Données comme des évidences, elles s’étiolaient au-delà du regard. Ton être même (corps, pensées, désir de logique, d’ordonnancement) formait une mince cloison entre toi et les choses. Tu recherchais la beauté dans un en deçà du langage jamais retrouvé. Là où aucune pensée, aucun jugement n’interromprait le souffle du vent et le tambourinement de la pluie.

Pour Rilke, la mort apparaît comme une libération. « Je voudrais mourir/ Laisse-moi seul/ Je crois que je serai capable/ d’avoir assez peur/ Pour que mon pouls éclate », écrit-il. L’âme se débarrasse de sa carcasse, le poète se libère de la réduction de la matière. Lou Andréas-Salomé le compare à « un escargot qui porterait sa coquille comme une infirmité et voudrait la perdre à tout prix, fût-ce au prix de sa mort ». Les passages que tu as surlignés évoquent tous la souffrance, la finitude. Salomé parsème son essai de citations de Rilke. L’une d’elles attire mon attention. Je la note sur un bout de papier. « Et tout ce que j’ai fait ne sera rien, à peine un coup de balai sur le seuil où l’hôte suivant laisse à son tour la trace du chemin ».

Je suis cet hôte sur le porche. Je n’ai rien pu faire contre ton départ, alors je t’écris. Je t’écris comme on court, comme on crie, comme on creuse des sillons sur son corps, pour rendre visibles les marques de sa souffrance. J’écoute l’écho de ta voix me parler des choses invisibles. Je retranscris le secret caché dans la grimace du temps.