• Aucun résultat trouvé

Chapitre 4 : Le martèlement de tes pas

V. Nietzsche

Tu disais que tu n’aimais pas écrire. Tu devenais le canal d’un discours qui te dépassait, l’instrument d’un processus qui ne te concernait pas, mais te possédait entièrement, te dérobait à toi-même. Qu’est-ce qui se joue dans l’écriture ? S’agit-il d’une

immersion au cœur des mondes cachés qui nous habitent, nous précèdent et nous devancent ? D’une tentative de ressaisir une réalité qui se diffracte ? D’un processus de réparation qui, à l’instar des rêves, nettoie l’esprit ? À trop remuer ma plaie, je ne sais plus si je la soigne ou si je l’infecte.

Dans les derniers mois, tu travaillais comme homme à tout faire pour ton propriétaire. Tu prétendais que cet emploi te convenait parfaitement. Tu peinturais des appartements à louer.

‒ Je me concentre pleinement, en me rappelant que j’accomplis de petites œuvres, que je sème de l’ordre et de la beauté.

Tu percevais les tâches manuelles comme une forme de méditation. Tu t’y appliquais avec la diligence d’un moine pour taire ta pensée, trop bruyante. Tu avais consacré ta vie à la philosophie, jusqu’à t’abîmer les neurones, à dérégler tes neurotransmetteurs. Plus jeune, tu avais entrepris une thèse de doctorat en phénoménologie, que tu n’as jamais achevée. À force de retourner le réel d’un côté, puis de l’autre, de le décortiquer, il avait perdu son évidence. Une fleur, soutenais-tu alors, n’était peut-être pas une fleur ni un arbre un arbre. Qu’est-ce que cette rue immobile ? Est-elle plus figée que cette auto qui passe : son image se transforme et disparaît, elle aussi, dans un clignement de paupière. Le cerveau fatigué, tu t’enfonçais dans la dépression.

Le geste répétitif de ton bras, de haut en bas, reposait ton esprit. Quelques semaines avant ta mort, tu as cessé de travailler, apparemment sans raison. Je connaissais ta tendance à ignorer les consignes, à n’obéir qu’à toi-même. J’ai cru qu’il y avait eu un conflit avec ton propriétaire. J’ai tenté d’en savoir plus. Pour seule réponse, tu as affirmé victorieux :

‒ J’ai toujours adoré donner ma démission.

Tu me décrivais l’élan de satisfaction qui te parcourait alors, le plaisir que tu éprouvais devant la déconfiture de l’employeur, la légèreté de ton pas lorsque tu tournais les talons, délesté d’une pesante appartenance. Tu m’as encore raconté comment tu avais quitté la librairie où tu avais été heureux pendant plusieurs années, puis l’hôpital, pour t’élancer à bicyclette sur les routes du Canada. Ton enthousiasme me paraissait un peu surfait. Tu brandissais fièrement ton incapacité à appartenir au monde, à t’y relier, mais je devinais sous les fissures de ton masque, une peau noircie, gangrenée par la honte.

Après avoir remis ta démission, tu restais chez moi pendant la journée. Quand je rentrais tard, je te retrouvais à somnoler dans ma chambre. Tu me faisais signe d’approcher, de m’étendre près de toi. Tu me posais mille questions sur mes occupations, sur les gens que j’avais côtoyés au travail. Je te parlais d’une femme schizophrène qui entendait des voix. Elle avait contracté une tendinite en arpentant son appartement, pour se plier aux exigences de ses pieds qui lui donnaient des ordres, l’insultaient. Tu riais. J’enchaînais avec l’histoire du jeune garçon qui se prenait pour le chanteur de Black Sabbath. Tu sifflotais l’air de War pigs. Tu répétais que c’était eux, les vrais sages : les désaffiliés du système, ceux qui souffrent et qui refusent. Qui se soustraient aux évidences. Qui s’évadent en eux- mêmes. Les expatriés du réel.

‒ Et toi, qu’est-ce que tu as fait aujourd’hui ? ‒ Rien.

‒ Tu as lu des bouquins ? ‒ Bah, à quoi bon ?

J’ai froncé les sourcils, sceptique. Ta manière d’aimer les livres, de les manipuler précautionneusement me séduisait. Tu ne te contentais pas de les parcourir, tu les fréquentais. Lire un livre, me disais-tu parfois, ce n’est pas simplement suivre le fil des pages, c’est l’habiter entièrement, le laisser nous transformer.

‒ Ça ne m’intéresse plus, la lecture, as-tu déclaré d’un ton badin.

Tu affichais un air amusé qui tenait à distance mes questions. Tu tournais tout à la blague et résistais aux investigations plus sérieuses. Nous avons continué à rigoler de tout et de rien.

***

Je me demande comment tu employais ton temps. Je m’assois sur la chaise que tu occupais souvent, devant l’ordinateur. Ma souris glisse vers l’historique de navigation. Je remonte jusqu’aux dernières semaines de ta vie. J’ai l’impression de t’épier, derrière ton épaule. Je sens ta présence, palpitante. Tu écoutais des chansons de Jacques Brel et des films de la Nouvelle vague. Le 11 février, tu as consulté le site « Se suicider : 9 choses à faire avant », puis « techniques indolores pour en finir », « philosophie du suicide »,

« poisons mortels en vente libre », « liste des écrivains suicidés ». Qu’est-ce qu’on faisait ce jour-là ? Mes pensées s’abîment dans un trou noir. Pourquoi je mène ces recherches sordides ? J’ai envie de vomir. Je poursuis ma quête absurde, comme on se mutile les bras en prenant goût à la douleur. Le même après-midi, tu as parcouru un passage d’Ainsi

parlait Zarathoustra : De la libre mort. L’extrait retient mon attention.

Beaucoup meurent trop tard et quelques-uns trop tôt. Le précepte, « meurs à temps » nous est encore étranger. Meurs à temps ; tel est le conseil de Zarathoustra. […] L’homme qui a su accomplir son destin meurt en vainqueur, d’une mort qui est entourée de ceux qui sont espérance et promesse. […] Je vous vanterai ma mort, la mort libre qui viendra parce que je le voudrai. Mais quand le voudrai-je ? Quiconque a un dessein et un héritier choisit de mourir au moment le plus favorable à ce dessein et à cet héritier.

Tu as choisi un matin ensoleillé de février pour décamper, quittant l’antre d’un amour encore naissant qui annonçait déjà son déclin, empêtré dans des conflits insolubles. Tu aurais eu quarante-cinq ans bientôt. Ton corps, inévitablement, aurait flétri. Les plis qui traversaient ton front se seraient répandus sur ton visage. La peau de ton cou serait devenue flasque, tes joues, tombantes. À l’époque où tu travaillais à l’institut psychiatrique, tu avais vu un vieillard sénile manger ses excréments. Jamais, insistais-tu en me décrivant la scène, tu n’accepterais de finir à l’hôpital. Vieillir, c’était se montrer vulnérable, perdre le contrôle, s’abandonner à un système étroit, inhumain, réducteur : autant de choses que tu détestais.

Je ne savais pas que je te tenais la main, comme on presse celle d’un mourant, pour le rassurer. Je marchais avec toi vers ton dernier passage. Les yeux habitués à l’obscurité, je n’ai pas remarqué que le ciel s’était assombri. Nous nous enfoncions au cœur d’un paysage de plus en plus désolé. Je me demandais parfois où tu m’entraînais, mais je te suivais sans poser de questions, prise en otage dans un projet qui m’était étranger. M’avais-tu sciemment élue pour être ton héritière, celle qui raconterait encore et encore ton départ délibéré ?

***

Le suicide, avais-tu défendu un jour, pouvait être un choix lucide, rationnel, un geste philosophique. Ce soir-là, nous avions invité notre ami Marc, un fervent croyant, attaché au concept de vérité. J’ai mis le rôti au four. Vous échangiez ensemble sur le balcon lorsque je suis sortie vous rejoindre. Tu évoquais les figures de Sénèque, Benjamin,

Hemingway, Aquin, Zweig : autant de penseurs ou d’écrivains qui avaient résolu de se donner la mort, dans un acte de liberté. Marc s’opposait à ton discours.

‒ Je ne prendrais même pas la peine de lire l’œuvre d’un philosophe suicidé. Comment ces idées peuvent-elles être bonnes si elles ont mené leur auteur à la perdition ? On reconnaît un arbre à ses fruits.

Selon lui, les livres devraient nous élever, nous apprendre à mieux vivre. Tu fronçais les sourcils. Nous avons poursuivi la discussion, malgré ton agacement évident. Je disais que cette conception réductrice cantonnait l’art dans un rôle utilitaire. Celui-ci n’avait pas de compte à rendre à la morale : il ne visait pas le bien, mais le beau. La beauté jaillissait souvent de la souffrance, elle y était attachée par des liens mystérieux.

L’art, admettait Marc, avait une fonction esthétique, mais la philosophie se penchait essentiellement sur le sens de la vie humaine. Comment pourrions-nous attribuer du crédit à des penseurs alors que leurs choix démontraient la stérilité de leurs idées ? Quelle valeur devrions-nous accorder, par exemple, aux propos de Rousseau sur l’éducation, alors qu’il a lui-même abandonné ses enfants ?

Tu ne prononçais plus un mot. La conversation, manifestement, te déplaisait. Tu t’es retiré au salon pour écouter un film avec Samuel. Marc te côtoyait depuis des années. Il a fait remarquer qu’il ne te reconnaissait plus. Avant, vous passiez des heures à discuter du sens de l’existence, de la foi chrétienne : sans partager ses croyances, tu t’y intéressais réellement. Tu étais revenu transformé de ton incursion dans la Congrégation des pères, comme si une partie de toi s’était brisée là-bas. Désormais, le dialogue n’était plus possible.

Tu as surgi sur le balcon à ce moment-là. Marc voulait mener le débat jusqu’au bout. Il prétendait que le suicide ne s’apparentait pas à un acte de liberté, mais à un geste d’orgueil : un refus de s’avouer vulnérable, de s’en remettre à Dieu. Je voyais que tu résistais à l’envie de chausser tes souliers. Je répétais qu’il ne s’agissait pas d’orgueil, de courage ou de lâcheté, mais de souffrance. D’un incontrôlable glissement vers une logique du désespoir. La personne, prise dans une perception altérée par la souffrance, ne voit plus d’issue. Je parlais de plus en plus vite, en haussant le ton. Il fallait qu’il comprenne. Pour démontrer ma maîtrise de la question, j’invoquais mon expérience d’intervenante : j’avais bien appris mon discours.

Marc affirmait que des choix précédaient nécessairement ce dérapage. On pouvait s’acharner à avancer, tête baissée, en ignorant les mains tendues ou décider de s’abandonner à plus grand que soi, d’abdiquer le contrôle absolu de sa vie. Accepter de pardonner, humblement, de se repentir. Le visage hagard, tu nous as accusés d’être pareils, Marc et moi, de marteler constamment la même idée. Tu persistais à te taire. J’ai suggéré qu’on change de sujet. Marc semblait mécontent.

‒ On va jaser de la pluie et du beau temps, a-t-il lancé sarcastiquement.

J’ai sorti le rôti de porc du four et servi les assiettes. Je tentais tant bien que mal d’animer la discussion. Le souper s’est déroulé dans un climat tendu. Peu après, Marc est parti. Tu refusais de le revoir par la suite. Tu ne fréquentais presque plus personne. Tu en voulais au monde entier. À tes funérailles, Marc se taisait à son tour.

Je continue à survoler l’historique de navigation. Je sais que c’est malsain. Je suis dans un étrange état, qui frise l’exaltation. Je relis plusieurs fois l’extrait de Nietzsche. J’ai trouvé la pierre angulaire, l’idée sur laquelle tu t’es fracassé. Je m’approche de la réponse, mais elle ne te ramènera pas.

Je ferme l’ordinateur et je m’étends sur mon lit, rompue.

***

Je n’ai pas encore lu Ainsi parlait Zarathoustra. C’est le dernier livre de la pile. J’ai peur du silence qui lui succédera. Peur de Nietzsche, de sa folie, de son génie, d’escalader ses sommets et de tomber moi aussi dans l’abîme.

Je plonge dans l’œuvre, au langage sibyllin. Elle s’offre comme un long poème philosophique. Zarathoustra emprunte le nom du prophète zoroastrien. À l’âge de trente ans, à l’instar du Christ, il « quitt[e] sa patrie et le lac de sa patrie et s’en [va] dans la montagne ». Habité du désir de professer sa sagesse, il redescend ensuite chez les hommes. En chemin, il rencontre un ermite qui s’est reclus pour louer Dieu. « Zarathoustra […] se dit en son cœur : "Serait-ce possible ! Ce vieux saint dans sa forêt n’a pas encore entendu dire que Dieu est mort !" » Nietzsche utilise un langage qui se rapproche par moments de celui des textes religieux, mais il en inverse le propos, en substituant, par exemple, l’amour du lointain à celui du prochain. « Je vous conseillerais plutôt de fuir le prochain et de

n’aimer que le lointain ». En fait, il s’attaque en bloc aux valeurs fondatrices de la pensée occidentale. Il transforme l’adage socratique, « connais-toi toi-même », par l’aphorisme « détruis-toi toi-même ». Il prêche un renversement complet des valeurs ; au lieu de la vertu, de la servitude à Dieu, de l’espérance d’une vie après la mort, il propose la volonté de puissance, le surhomme et l’éternel retour.

Zarathoustra condamne la dévotion à un au-delà spéculatif et exhorte l’homme à embrasser la vie, à quitter le ciel pour redescendre sur la terre. Pour lui, la finalité de l’existence n’est pas le bonheur – qui s’acquerrait par la vertu comme le supposaient les Grecs –, mais la beauté, l’acte créateur, la volonté elle-même. « Il y a longtemps que je ne suis plus à l’affût du bonheur, je suis à l’affût de mon œuvre ». Dans une pulsion créatrice, il convie l’homme à façonner son destin, comme s’il était voué à un éternel recommencement.

Avez-vous jamais souhaité qu’une fois devînt deux fois, avez-vous jamais dit : "Tu me plais bonheur ! Reviens, instant !" Alors vous avez souhaité le Retour de toutes choses ! Toutes revenant de nouveau, toutes éternelles, enchaînées, enchevêtrées, amoureusement liées ; oh !

c’est ainsi que vous avez aimé le monde !

Pour souhaiter cette éternelle reprise, l’humanité doit d’abord s’émanciper du joug du chameau, de la longue soumission, de l’obéissance qui a marqué son histoire, pour se métamorphoser en lion, « conquérir sa liberté et être le roi de son propre désert ». Dès lors, l’individu ne se limite plus à être une créature, inclinée devant son créateur, mais se proclame auteur de sa destinée, se laissant conduire uniquement par son vouloir. Par la suite, l’esprit peut se transformer en enfant qui est « innocence et oubli, commencement nouveau, jeu, roue qui se meut d’elle-même, premier mobile, affirmation sainte ». L’instinct dionysien triomphe alors sur la vertu et la raison. Afin de réaliser ce dessein, l’homme doit se surpasser, vaincre le conformisme de la pensée, atteindre l’espace de création et de liberté propre à l’enfance. C’est en empruntant des chemins de solitude qu’il parvient à se défaire de ses enclaves et à se hisser vers le surhumain.

L’allégation que l’homme peut être dépassé est scandée dans le texte comme un leitmotiv. « Les plus soucieux demandent aujourd’hui : Comment faire pour conserver l’homme. Mais Zarathoustra est le premier et le seul à demander : comment faire pour

surmonter l’homme ? » Nietzsche l’invite à s’émanciper de la figure moraliste de Dieu et,

même sa destinée, plutôt être fou, plutôt être nous-mêmes dieux. » Il appelle à se dépasser, au risque de se rompre, pour renaître des cendres d’une humanité trop humaine. « Je me suis acquitté de mon message, mon message me brise, tel est mon lot éternel, je meurs en le proclamant ».

Dans un langage proche de celui de la révélation, il instaure une certaine transcendance : « C’est ainsi seulement que l’homme grandit, atteint les hauteurs où la foudre le frappe et le brise : quand il est monté assez haut pour rencontrer l’éclair. » Zarathoustra critique l’ascétisme chrétien, les privations exercées au nom d’un au-delà inexistant, la servitude à un Dieu illusoire. Paradoxalement, il valorise la souffrance, nécessaire à l’avènement du surhomme : elle plonge l’homme vers les profondeurs de soi d’où peut jaillir le renversement attendu. Chez Nietzsche, « la cime et l’abîme se confondent ». La transformation de Zarathoustra se présente à la fois comme une ascension et comme une descente dans les espaces les plus ténébreux de l’esprit : « J’ai devant moi ma cime la plus haute et mon pèlerinage le plus long ; c’est pourquoi il me faut d’abord descendre plus bas que je ne descendis jamais : ‒ plus bas dans la douleur […]. Jusque dans son eau la plus noire. Ainsi en a décidé mon sort. Soit ! Je suis prêt. » Héroïquement, l’individu s’enfonce dans les bas-fonds de son être, en traverse les mers houleuses pour en rejoindre les sommets.

À la fin du livre, béatifié par la découverte de l’éternel retour, Zarathoustra sort de la caverne où il vit, sur la montagne. L’allusion à l’allégorie de Platon est évidente, mais, encore une fois, il en renverse la logique : le penseur illuminé ne rejoint pas les idées pures – dont le réel ne serait qu’un succédané – mais la vie terrestre, accomplie comme œuvre individuelle. Chez le surhomme, celle-ci atteindrait une perfection telle qu’il consentirait avec une joie prodigieuse à son éternel recommencement, s’il était placé devant cette possibilité. « Oh ! Comment ne brûlerais-je pas du désir de l’éternité, du désir de l’anneau des anneaux, l’anneau nuptial du Retour ! »

Je referme le livre. Je t’imagine te perdre dans cette folie des hauteurs, marcher vers ton « chemin le plus difficile », ton « plus solitaire voyage », tentant de te surpasser toi- même, d’exercer ton suprême vouloir pour choisir le moment de ta mort. Achever ton récit, orchestrer comme une œuvre d’art les détails de ton départ, te rendre en tremblant jusqu’à cet arbre que tu as sans doute interrogé plusieurs fois. Je repense à notre dernière

conversation. Il est question de transcendance, disais-tu en parlant de l’œuvre de Nietzsche. Tu avançais vers ta fin comme vers ta cime la plus élevée, à la rencontre de ta propre volonté, en quête d’une solitude toujours plus grande, dans ces neiges permanentes, à l’abri de l’écoulement du temps, dans le sanctuaire éternel où semble résider le principe de ce qui

ne meurt pas. As-tu vu dans la mort une possibilité de transcendance ? Dans un cri de

victoire, tu te délivrais de toute entrave. Ta vie serait immortalisée dans ce geste ultime. Je revois ton regard, ce matin-là, indéchiffrable et presque triomphant.

J’ai lu quelque part que Nietzsche a passé les dix dernières années de sa vie dans un état de démence. En se promenant dans les rues de Turin, il aurait aperçu un homme qui battait son cheval. Il se serait interposé entre le bourreau et l’animal et aurait étreint ce dernier avant de s’effondrer. Affligé de syphilis, il serait ensuite tombé dans le délire, présentant des symptômes voisins de ceux de la psychose : il prétendait être le Christ, Napoléon ou Dionysos.

Nietzsche, malgré son apologie de la mort volontaire, a succombé à une lente agonie. Toi, tu t’es esquivé à pas feutrés, pour disparaître dans la nuit. Tu arpentais la mince lisière entre la raison et la folie, empruntant toujours le chemin le plus escarpé. Tu ciselais une à une tes certitudes, avec une précision chirurgicale. Tu te traitais sans indulgence. Avec la force de ta volonté, tu pédalais comme un dératé, sans égard pour la