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Partie 2 : Paradoxes de l’écriture du deuil dans La plus que vive et Noireclaire de Christian Bobin

2. Les interactions entre l’écriture du deuil et sa résolution

2.3. L’écriture aporétique du deuil

Les travaux menés dans le sillage des études freudiennes et ricœuriennes proposent une vision téléologique de l’écriture du deuil, porteuse de guérison ou de sens pour le narrateur. D’autres études présentent plutôt la littérature comme un espace opposé aux impératifs du deuil104. C’est dans cette perspective que se situent les travaux de Philippe Forest.

100 Sigmund Freud, « Remémoration, répétition, perlaboration » dans Libres cahiers pour la psychanalyse, n°

9 (2004/1), p. 16.

101 Paul Ricœur, La mémoire, l’histoire, l’oubli, op.cit., p. 84-85.

102 Paul Ricœur, Vivant jusqu’à la mort, suivi de Fragments, Paris, Seuil, 2007, p. 71.

103 Précisons que le contexte de la réflexion de Ricœur est celui de l’acte génocidaire et non celui du sujet en

analyse. Toutefois, il nous a semblé pertinent d’en élargir la portée et d’appliquer ses conclusions à la réalité du sujet en deuil.

104 C’est le cas de Dominique Carlat qui fait ressortir l’absence de lieux où vivre la souffrance de la perte,

censée se résorber sous l’action des thérapeutes. Selon elle, l’espace de l’expression littéraire serait à l’abri de l’injonction du travail de deuil et autoriserait la fréquentation des disparus. Voir Dominique Carlat,

Revendiquant l’impossibilité du deuil, il refuse l’idée freudienne de travail de deuil. Essayiste, romancier et professeur de lettres à l’Université de Nantes, il a consacré sa carrière à mener une réflexion sur le deuil, qu’il poursuit autant à travers ses recherches qu’à travers ses œuvres de fiction telles que L’Enfant éternel (1997), Toute la nuit (1999) et

Sarinagara (2004). Comme Bobin, il aborde la même perte dans plusieurs œuvres

successives. Ces dernières racontent la douloureuse expérience de la perte d’une enfant. Pour lui, le travail de deuil, qui vise à remplacer l’objet perdu par un nouvel objet libidinal, nous inviterait « à mettre une seconde fois à mort la personne aimée en nous prêtant à l’effacement de ce qui reste d’elle en nous105 ». Reprenant l’expression de Faulkner, Forest

affirme qu’entre « le chagrin et le néant, [il] choisit le chagrin106 ». Il refuse le deuil qui, à

ses yeux, pactise avec l’oubli. Vincent Delecroix, dans ses dialogues avec Forest, interpelle Derrida dont la pensée rejoint celle de Forest. Il reformule ainsi la pensée du philosophe : « le paradoxe est que la "réussite" du travail de deuil se mesure à ce qu’il fait perdre : l’autre lui-même107 ». Ainsi, affirme Derrida, « c’est la loi, la loi du deuil […] qu’il faudra

bien échouer pour réussir108 », relevant, du même coup, une aporie. « Pour que l’autre reste en moi [précise-t-il ailleurs], il faut que le deuil soit impossible : ni incorporation ni introjection109 ». Cette idée de deuil impossible, inspirée de Derrida110, structure l’ensemble de l’œuvre de Philippe Forest.

Forest structure une véritable poétique autour de l’impossible écriture du deuil. Selon lui, celle-ci soumettrait l’écrivain à des exigences contradictoires : pour approcher le non-sens dont il veut parler, il le trahit, utilisant des mots inappropriés qui apposent du sens sur le non-sens. Toutefois, si les mots ne parviennent pas à traduire le mutisme de la mort, ils sont néanmoins la seule tentative possible de préserver ce « cadavre de devenir tout à fait cette

105 Philippe Forest, Le roman infanticide : Dostoïevski, Faulkner, Camus. Essais sur la littérature et le deuil

op.cit., p. 120.

106 William Faulkner, Si je t'oublie, Jérusalem : Les palmiers sauvages, Paris, Gallimard, 2001, mentionné dans

Philippe Forest et Vincent Delecroix, Le deuil. Entre le chagrin et le néant. Dialogue, op.cit., p. 151.

107 Philippe Forest et Vincent Delecroix, Le deuil. Entre le chagrin et le néant. Dialogue, op.cit., p. 37. 108 Jacques Derrida, Chaque Fois unique, La Fin du monde, Paris, Galilée, 2003, p. 179.

109 Jacques Derrida cité dans Vincent Delecroix et Philippe Forest, Le deuil. Entre le chagrin et le néant.

Dialogue, op.cit., p. 37.

110 Le développement du concept de « deuil impossible » dans les travaux de Derrida est présenté dans le

chose abjecte vouée à la terre et au sort des déchets qu’aucun mot n’accompagne111 ». Chez

Forest, l’écriture du deuil constitue une aporie : il est impossible d’exprimer le vide laissé par la perte et il est impossible de le taire.

La relation entre l’écriture et le deuil décrite par Forest est la même que celle qui s’établit entre l’écriture et la Chose chez Kristeva. La Chose ‒ comme le deuil de Forest ‒ subit une trahison dès qu’elle est nommée. L’écriture n’en constitue pas moins, chez certains mélancoliques, une tentative de retrouver la Chose perdue, de s’absorber dans sa contemplation. D’un point de vue psychanalytique, il serait possible de penser que l’écriture contribue à maintenir Forest dans la mélancolie, tout en lui permettant de lutter contre l’asymbolie, le néant vertigineux ouvert par la perte, et de renouer avec le langage mis en échec par le deuil.

La littérature ne soignerait rien, ne réparerait rien. Selon Forest, ce n’est pas la littérature qui fait le deuil, mais le deuil qui fait la littérature. L’expérience de la perte serait essentiellement liée à l’angoisse du sujet face à sa propre mort, et toute littérature serait une tentative d’approcher ce rien, ce néant inhérent à la condition humaine. Par conséquent, le deuil, comme dépossession fondamentale, résiderait au cœur de toute littérature. C’est d’ailleurs dans cette parole « posant dans ce précipice un regard qui livre à un vertige infini » que résiderait l’émotion esthétique112. Pour lui, « [l]’inachèvement [du livre], sa construction en boucle autour d’un blanc […] [et] l’indécidable affrontement en lui de voix contraires […] assurent la possibilité de ce mouvement perpétuel par lequel l’aporie de la mort, au lieu de se trouver faussement liquidée, se voit continuellement maintenue dans son statut d’aporie113 ».

Pour Forest, il ne s’agit pas d’écrire l’expérience de la souffrance afin de s’en détacher à travers le travail de deuil. Il ne s’agit pas non plus de trouver une signification à l’expérience. Pour lui, il n’y aura jamais de sens ou de consolation : l’inconsolable chagrin se présente comme une affirmation du caractère insubstituable de ce qui est perdu. Pour cette raison, l’écriture ne pourrait prétendre à aucune guérison sans trahir l’objet dont elle

111 Philippe Forest, Le roman infanticide : Dostoïevski, Faulkner, Camus. Essais sur la littérature et le deuil

op.cit, p. 117.

112 Ibid., p. 116. 113 Ibid., p. 119.

entend parler. Elle serait néanmoins le seul rempart contre le néant de la mort. C’est devant cette aporie – qu’il n’entend pas résoudre – que nous laisse l’œuvre de Forest.

L’examen de la problématique permet d’observer différentes apories associées à la mise en récit de la perte d’un être cher. Partant tous de la notion de travail de deuil, les travaux abordés, notamment ceux de Ricœur et de Forest, critiquent ou nuancent le modèle freudien soulignant, chacun à leur manière, l’abus d’oubli qui en ressort. Les travaux de Myriam Beaudoin font ressortir un désir de se détacher de l’objet perdu tout en le maintenant vivant. De même, Kristeva, Le Berre et Forest identifient une tension, voire un paradoxe entre le besoin d’exprimer la perte et l’incapacité de le faire sans trahir le caractère indicible de ce que le sujet cherche à nommer.

Comme nous l’avons mentionné précédemment, Marjolaine Deschênes s’appuie sur les travaux de Ricœur pour qui l’identité narrative est une manière de répondre aux apories du

temps. De ce fait, elle analyse l’œuvre de Bobin dans la perspective d’une « réplique aux

discours sur le désenchantement114 ». La perspective nihiliste115 de Forest semble se

rapprocher de ce que Marjolaine Deschênes appelle le discours sur le désenchantement. Selon elle, ce dernier serait le nouveau récit dominant des sociétés contemporaines116. Dans le sillage des travaux de Deschênes, nous tenterons d’analyser la manière dont l’écriture de Christian Bobin répond aux apories de l’écriture du deuil relevées dans la littérature.

114 Marjolaine Deschênes, « Identité narrative et temporalité chez Christian Bobin. L’écriture du care comme

réplique poétique au désenchantement », op.cit., f. 7 et f. 139.

115 À ce sujet, il est intéressant de noter que Philippe Forest s’intéresse au nihilisme dans certains de ses

travaux. Voir Philippe Forest. Suspendu au récit : La question du nihilisme, Chambéry, Comp'act, 2006.

3. Trois couples d’opposition dans La plus que vive