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La nuit comme un visage suivi de Paradoxes de l'écriture du deuil dans La plus que vive et Noireclaire de Christian Bobin

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Academic year: 2021

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La nuit comme un visage suivi de Paradoxes de

l'écriture du deuil dans La plus que vive et Noireclaire

de Christian Bobin

Mémoire

Sara Garneau

Maîtrise en études littéraires - avec mémoire

Maître ès arts (M.A.)

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La nuit comme un visage

suivi de

Paradoxes de l’écriture du deuil dans La plus que

vive et Noireclaire de Christian Bobin

Mémoire de maîtrise en études littéraires

Sara Garneau

Sous la direction de

François Dumont, directeur de recherche

Christiane Kègle, codirectrice de recherche

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Résumé

Ce mémoire explore la relation entre la littérature et le deuil. La première partie, « La nuit comme un visage », constitue un récit de deuil à caractère autofictionnel. Il met en scène une femme qui écrit à son amoureux après que celui-ci l’ait quittée en posant un geste suicidaire. Il lui laisse en héritage un petit paquet contenant des œuvres de Friedrich Nietzsche, d’Henry-David Thoreau, d’Albert Camus, d’Herman Melville et de Lou-Andréas Salomé. À travers ces lectures, la narratrice entreprend une sorte de pèlerinage pour retracer l’origine de l’insaisissable fissure qui lui avait échappé. Un impératif d’écriture s’impose à elle, envahissant l’espace laissé vacant par la perte. Le récit pose la question des raisons qui enjoignent le sujet à mettre en récit son expérience. La problématique qui sous-tend ce projet est celle des interactions entre l’écriture du deuil et sa résolution. Nous nous attarderons à cette question dans la partie critique : « Les paradoxes de l’écriture du deuil dans La plus que vive et Noireclaire ». L’écriture favorise-t-elle la résolution du deuil ou, au contraire, en révèle-t-elle l’impossibilité ? La poétique du deuil de Christian Bobin sera analysée à partir de cette interrogation.

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Table des matières

Résumé ... ii

Table des matières ... iii

Remerciements ... v

Introduction générale ... 1

Partie 1 : La nuit comme un visage ... 3

Prologue ... 4

Chapitre 1 : Une forme particulière de désespoir... 6

I. L’ascension ... 6

II. Austin ... 9

III. Rio Frio ... 15

IV. La tour de Babel ... 18

Chapitre 2 : Cendres ... 21

I. Une deuxième assiette ... 21

II. Un bout de papier déchiré ... 22

III. Solstice ... 24

IV. Deux paquets dans du papier brun ... 26

V. Le manuscrit sur la bibliothèque ... 27

VI. Je n’ai aucune opinion sur ce voyage ... 30

VII. Un canular ... 31

VIII. Lou Andréas Salomé ... 33

IX. Poussières ... 36 X. Bartleby ... 39 Chapitre 3 : Walden-Mistassini ... 42 I. Pointe-Taillon ... 42 II. Dolbeau-Mistassini ... 45 III. Walden ... 49 IV. Rilke ... 52 V. Meursault et Marie ... 55

Chapitre 4 : Le martèlement de tes pas ... 62

I. Fissure ... 62

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III. La danse ... 68

IV. Le masque ... 69

V. Nietzsche ... 72

Chapitre 5 : La forêt Montmorency ... 81

I. Le chalet ... 81

II. Pèlerinage ... 89

III. L’éternel retour ... 93

Annexe du récit (références des citations) ... 97

Partie 2 : Paradoxes de l’écriture du deuil dans La plus que vive et Noireclaire de Christian Bobin ...101

Introduction ...102

1. Christian Bobin et son œuvre : quelques repères ...105

1.1. Genre et motifs de l’œuvre de Christian Bobin ...105

1.2. Une réception critique ambivalente ...108

1.3. Recherches antérieures sur l’écriture du deuil chez Christian Bobin ...111

2. Les interactions entre l’écriture du deuil et sa résolution ...115

2.1. L’écriture du deuil et la psychanalyse...115

2.2. Écriture du deuil, identité narrative et travail de mémoire ...119

2.3. L’écriture aporétique du deuil ...122

3. Trois couples d’opposition dans La plus que vive (1996) et Noireclaire (2015) ...126

3.1. La parole et le silence ...126

3.2. La présence et l’absence ...130

3.3. Le temps et l’éternité ...135

Conclusion ...140

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Remerciements

Je remercie mon directeur et ma directrice de recherche, M. François Dumont et Mme Christiane Kègle pour leur accompagnement dans cette démarche. Je tiens aussi à remercier Mme Andrée Mercier, membre du jury d’évaluation, pour son minutieux travail de correction. J’aimerais aussi souligner le soutien de ma famille et de mes amis (Daniel, Nellie, Anne-Michèle, Jeff, Sylvie, Jean-Pierre, Emilie et Arianne) qui ont lu mes travaux, m’ont écoutée ou encouragée tout au long de ce processus.

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Introduction générale

La lecture et l’écriture peuvent-elles contribuer à la résolution du deuil ? Cette question s’est présentée à moi, au carrefour d’une expérience. Voulant comprendre ce qui se jouait dans l’acte d’écrire, ma propre démarche est devenue mon objet d’étude. Le texte de création de la première partie de ce mémoire se présente ainsi comme un récit de deuil, racontant la perte brutale d’un proche. Il constitue un lieu d’expérimentation des possibilités de l’écriture de l’intime. Différents processus narratifs sont utilisés (narration autodiégétique, intégration de fragments épistolaires et diaristiques, temporalité désordonnée, intertextualité, etc.). Le dernier élément est au cœur de la recherche et en fonde l’originalité. La trame du récit est ficelée autour de la découverte d’un ensemble d’œuvres qui semblent avoir pour fonction d’expliquer le geste suicidaire. Ces textes sont commentés par la narratrice qui tente de comprendre le sens des événements. Cette dimension intertextuelle illustre la relation privilégiée qui unit la littérature et le deuil, dont les interactions seront examinées dans la deuxième partie.

J’ai été surprise de constater qu’un aussi grand nombre d’articles et de travaux traitent de l’écriture du deuil, témoignant d’un rapport étroit entre l’acte d’écrire et l’expérience de la perte, mais aussi d’une impasse : l’écriture apparaît souvent au narrateur comme une nécessité même si un fossé se creuse inévitablement entre les mots et ce qu’il cherche à décrire. J’éprouvais précisément cette sensation : je me butais sans cesse à des approximations. Échouant à dépeindre correctement l’être aimé, j’avais l’impression de le trahir. J’écrivais pour le retrouver dans le langage, mais, en cherchant à tracer les contours de son visage, je ne découvrais que les reflets du mien. Est-ce que je purgeais ma peine à travers cette démarche ou est-ce que je la creusais ? Il me semblait parfois qu’il aurait mieux valu me tourner vers la vie et les vivants, mais j’avais peur de laisser partir la partie de l’être aimé qui survivait en moi. D’ouvrir la porte de ma cage et de la laisser s’envoler. J’ai découvert à ce moment-là les récits de deuil de Philippe Forest, Myriam Beaudoin, Paul Chanel Malenfant, Christian Bobin, Annie Ernaux et bien d’autres. Ces histoires, généralement dénuées d’action et d’intrigue, m’auraient sans doute laissée indifférente quelques mois plus tôt : encore des récits de peu d’imagination où l’auteur s’épanche sur

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Ghyslaine, l’amoureuse de Bobin, et Pauline, la fille de Forest. Leur présence me rassurait, comme des clins d’œil d’un autre monde où demeuraient peut-être quelques morceaux de lui. Les textes de Bobin m’ont particulièrement touchée. Sous sa plume, je découvrais qu’il était possible de guérir sans oublier.

La partie critique de mon mémoire s’intéresse à la contradiction entre le besoin de se souvenir et celui d’oublier. L’écriture du deuil permet-elle sa résolution ou, au contraire, constitue-t-elle une lutte contre l’oubli ? Certains auteurs affirment qu’il est possible de dénouer la souffrance de la perte par l’écriture (Myriam Beaudoin, Rozenn Le Berre). D’autres refusent cette vision salvatrice de la littérature et font ressortir l’impossibilité du deuil, révélée par l’écriture (Jacques Derrida, Philippe Forest). Le mémoire prend appui sur deux œuvres de Christian Bobin, La plus que vive (1996) et Noireclaire (2015) dans lesquelles il dépasse ces deux positions frontales. L’écriture de Bobin parvient à faire cohabiter certaines contradictions de l’écriture du deuil à travers le langage poétique. Inspiré par cet auteur, mon projet s’inscrit dans une volonté d’investir la littérature comme lieu de présence de ce qui est absent et d’explorer, sans le résoudre, le questionnement jailli de l’abîme de la perte.

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Prologue

J’ai lu un jour qu’on ne se souvenait que de ce qu’on avait l’intention de raconter1. Les

souvenirs sont la trace d’une réalité qui n’existe déjà plus. Ils se présentent à la conscience sous une forme éparse, confuse, sans ordre ni sens. Ils se dissipent, puis resurgissent au détour d’une odeur, d’une silhouette, d’un paysage. Ils sont volatiles et imprévisibles. Lorsque nous relatons une expérience, nous cherchons à dominer les impressions fragmentées qui agissent sur notre vie psychique, en nouant des liens pour les attacher les unes aux autres. Nous tentons d’ordonner les traces de ce qui s’enfuit.

L’écriture est un remède à l’impuissance.

Ce récit évoque un être dont je n’ai pas voulu accepter la mort. Avant de mourir, cet homme a écrit un livre. Il en a fait relier plusieurs exemplaires pour les offrir à ses proches. Son nom n’apparaît nulle part, comme s’il avait souhaité être lu sans être reconnu. Il est difficile de parler de lui sans évoquer son œuvre, où sa voix retentit dans une langue magnifique. Je cite son texte à plusieurs reprises. J’ai aussi introduit certains passages de ses lettres. « Citer l’autre parlant de la mort, de sa propre mort, c’est offrir au mort une sorte de survivance2 », peut-on lire dans l’introduction d’un texte de Derrida sur le deuil.

En parsemant mon récit d’extraits de textes, laissés par celui qui m’avait quittée, je cherchais à laisser s’exprimer sa voix, à le dépeindre avec ses propres mots. Ces passages, en italique dans le texte, sont dévoilés sous le couvert de l’anonymat, afin de respecter la volonté de discrétion de l’auteur.

Je voulais écrire parce que j’avais peur d’oublier, mais j’avais également peur d’écrire. Je redoutais de trop détailler les faits, de m’exhiber avec indécence. Je craignais aussi que la fiction dénature mes souvenirs. J’ai marché sur le fil qui séparait la réalité et l’imaginaire,

1 Pierre Janet, L’évolution de la mémoire et de la notion du temps, Paris, A. Chahine, 1928, p. 216, reformulé

dans Jean Molino et Raphaël Lafhail-Molino, Homo fabulator, Montréal-Arles, Leméac-Actes Sud, 2003, p. 16.

2 Pascale-Anne Brault et Micheal Naas, « Introduction », dans Jacques Derrida, Chaque fois unique, la fin du

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m’amusant à travestir les noms, les lieux, les personnages et les événements pour défier les interdits qui m’ordonnaient de me taire.

L’expérience se soustrait au langage. Quand bien même je croirais raconter l’exacte vérité, elle me glisserait encore entre les doigts. Je n’aurai vu de cet homme qu’un visage parmi tant d’autres, qu’un masque parmi ses masques.

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Chapitre 1 : Une forme particulière de désespoir

I. L’ascension

Tu détestes les pluies mornes de février. Tu préfères le bruit sourd des bottes qui heurtent le sol gelé et laisse deviner la rigueur des grands froids. Cette année, l’eau ruisselle sur les arbres dépouillés. La nuit, les rues se couvrent d’une nappe de glace qui rend pénible tout déplacement. Puis, à nouveau, des gouttes d’eau dégoulinent sur la neige. Même le froid n’adhère plus à la surface de l’hiver.

***

Je me presse contre toi pour vérifier si tu dors encore. La chaleur de ta peau me procure chaque fois un réconfort immédiat. Mes doigts glissent sur ton ventre. Ton corps répond à mes caresses. Le vent a mugi pendant la nuit, entrecoupant mes rêves de moments d’alerte. La pluie tambourinait contre la fenêtre. Ce matin, de doux rayons traversent les persiennes. L’aube resplendit, vierge et reluisante de possibles.

Le ciel est bleu comme un sou neuf, déclares-tu d’un ton amusé. J’ignore le bourdonnement de la vie qui s’anime. Je m’abandonne à tes mains. Mon souffle s’accélère. Tes caresses se font plus insistantes. J’émets un gémissement en te sentant glisser profondément entre mes cuisses. Une langueur détachée imprègne tes gestes, une impression d’éloignement. Ton étreinte me grise, mais je te touche sans t’atteindre, comme si un voile nous séparait. Nous reprenons mécaniquement une danse pratiquée mille fois. Ton bassin s’abat contre mes hanches avec la précision d’un métronome. Je hâte le mouvement pour chasser la distance prégnante. J’échappe un cri, m’agrippe à ta paume. La vague me submerge, puis me recrache brusquement.

Tu te détaches de moi. Je relève les couvertures pour cacher la morsure du vide, m’arracher à cette ébauche d’union. J’attends que le malaise s’estompe, puis l’enterre sous un flot de pensées grouillantes. Je réfléchis aux bagages à empaqueter avant mon départ à Austin. J’ai hâte de revoir la belle Rosemary, mon amie d’enfance, ma compagne de

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toujours. Je vais enfin rencontrer le petit Dean qu’elle vient de mettre au monde. Elle me manque depuis qu’elle s’est établie au Texas. Ici, le quotidien m’étouffe. Le rire épidémique de Rosemary et le soleil du Sud me sortiront sans doute de ma lassitude. Samuel restera chez son père pour la semaine. Je souris en songeant à ses yeux brillants, à ses cheveux châtains ébouriffés et à son imagination débordante. Je m’extrais du lit en te proposant un café, laissant la journée m’entraîner dans le ressac de sa routine.

***

La table de bois trône au milieu de la cuisine. Un flot de lumière pénètre par la porte vitrée. Je m’assois en face de toi. Les ombres du rideau se promènent sur le plancher de tuile jaunie. Le gargouillis du liquide chaud meuble le silence. Un exemplaire d’Ainsi

parlait Zarathoustra traîne sur la table. Tu es plongé dans cette œuvre depuis quelques

jours. Pour rompre le malaise, je t’interroge sur ton appréciation du livre. Tu affirmes que Nietzsche possède une sensibilité esthétique et une intuition exceptionnelles : en alliant la puissance de la poésie à celle de la philosophie, il pulvérise les enclaves des deux formes de langage. Sans même l’avoir lu, j’entretiens une sorte de méfiance envers lui. Son idée de Surhomme m’irrite.

‒ C’est un concept, m’expliques-tu, qui a souvent été mal interprété. Il a été dénaturé pour servir des causes dont l’auteur ne se réclamait aucunement, comme celle des nazis, par exemple. En fait, Nietzsche traite de réalités purement intérieures. Pour lui, l’homme doit se dépasser, unifier en lui-même la créature et le créateur pour accéder à une vie philosophique nouvelle. Le penseur nous exhorte à suivre notre dessein de solitude, à renoncer aux conventions et aux poncifs de la pensée et de la morale pour se hisser au-dessus de nous-mêmes.

Je t’écoute attentivement. Tu exerces sur moi une indiscutable fascination, depuis que nous nous sommes rencontrés pour la première fois à la librairie d’occasion, Le Temps

retrouvé, où tu travaillais. Je servais alors du café et des croissants à la boulangerie d’en

face. Je traversais régulièrement pour aller bouquiner. Tu m’avais suggéré Alexis Zorba, fait l’éloge d’Antonin Arthaud, d’Oscar Wilde et vendu un coffret de Léo Ferré à moitié prix. Tu es resté pendant des années cette connaissance lointaine et idéalisée. Je goûtais

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quelques parcelles de ton univers dans les œuvres que tu me faisais découvrir. Même si tu partages désormais mon quotidien, tu conserves sur moi cet ascendant, à la fois grisant et menaçant pour mon ego.

Tu ouvres le bouquin et lis à haute voix un extrait intitulé Le Voyageur. « Et je sais une chose encore : je suis maintenant devant mon dernier sommet et devant ce qui m’a été épargné le plus longtemps. Hélas ! Il faut que je suive mon chemin le plus difficile ! Hélas ! j’ai commencé mon plus solitaire voyage ! » Nietzsche fait l’éloge des hauteurs, des chemins escarpés qui s’élèvent au-dessus du divin. Je bute sur une phrase. « Mais toi, ô Zarathoustra ! Tu voulais apercevoir toutes les raisons et l’arrière-plan des choses : il te faut donc passer sur toi-même pour monter – au-delà, plus haut, jusqu’à ce que les étoiles elles-mêmes soient au-dessous de toi ! » Nietzsche me séduit et m’agace en même temps. Sa tendance à se diviniser m’exaspère. J’admets que les images sont saisissantes, vertigineuses. À mon tour, je m’empare du livre. « Je suis devant ma plus haute montagne et devant mon plus long voyage : c’est pourquoi il faut que je descende plus bas que je ne suis jamais monté. […] C’est du plus bas que le plus haut doit atteindre son sommet ».

‒ J’aime l’idée d’ascension qui traverse le passage, dis-je.

‒ Il s’agit plutôt de transcendance, déclares-tu d’un ton tranchant.

Je m’agite sur ma chaise, inconfortable. Je ne suis pas certaine de comprendre. J’aurais hésité à utiliser ce terme-là parce qu’il engage une puissance extérieure à l’homme, alors que Nietzsche parle du surpassement de l’humain par lui-même. Peut-on vraiment se transcender soi-même ? La fermeture de ton visage m’ordonne d’éviter tout débat. Je m’abstiens de commentaires. Un étrange détachement émane de toi. Irritée, je t’accuse d’être hautain et d’afficher du mépris à mon égard.

‒ Du mépris, non, réponds-tu sans préciser davantage.

Ta jambe droite, croisée sur la gauche, ballotte d’en avant à en arrière. Tu te prépares à quitter mon appartement pour retourner chez toi. Tu chausses tes bottes. Je m’approche pour te dire au revoir, saisie d’une légère angoisse. Tu m’attires dans tes bras. Tu me murmures « je t’aime » dans une oreille, puis dans l’autre. Tu te dégages doucement. Tes paroles me rassurent, mais un malaise confus persiste à remuer dans mon ventre. La scène rejoue dans ma tête toute la journée comme un motif musical harassant.

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II. Austin

Tes pas assurés résonnent dans l’escalier. Je dois partir dans quelques heures pour Austin. Hier, nous avons regardé des photos de cette ville du Sud, bohème, libre et solaire. Cette capitale libérale tire sa fierté de sa dissidence, de sa marginalité, de son effervescence culturelle. Elle baigne dans un bassin conservateur. Elle est, comme le souligne l’expression, semblable à un bleuet dans une soupe aux tomates. Tu disais que tu aimerais visiter cet endroit un jour. Tu t’amusais à imaginer les places que je fréquenterais et à les magnifier pour me faire rire. Je rêvassais, en rassemblant quelques bagages, heureuse à l’idée de m’absenter de cette saison pesante.

Pour passer le temps dans l’avion, j’ai traîné le cahier d’écriture que Samuel m’a rapporté d’un voyage au Pérou – un périple que son père lui a offert l’hiver dernier pour ses huit ans – et un roman d’Hermann Hesse, un de tes livres préférés. Tu prétendais que le personnage éponyme, Knulp, te ressemblait. Il était habité par la même solitude, le même sentiment de n’appartenir à rien.

Je ne parviens pas à me concentrer sur ma lecture. Mon cerveau s’emmêle comme une bobine de film détraquée. Les conversations anodines de la veille surgissent dans ma tête, par fragments. Tu te demandais si quelqu’un viendrait me chercher à l’aéroport. Tu insistais sur l’importance d’être accueillie convenablement à mon retour, de pouvoir partager ce moment. Un voyage, c’est toujours une « grande expérience ».

Tu utilises souvent cette expression, que ce soit au sujet de l’amour, de la maternité, de la solitude, des balades en forêt, de la lecture ou de la création. Même si le sens que tu donnes à ces réalités mouvantes semble s’être effrité pour toi, tu leur accordes une valeur esthétique et existentielle. Tu réagis fortement aux choses qui t’entourent, même celles qui sont invisibles ou paraissaient insignifiantes. Un mauvais spectacle, par exemple, peut s’avérer un véritable cauchemar pour toi. Tu te raidis alors et balances la jambe avec impatience.

Mes tentatives de te comprendre et de te plaire m’exténuent. Je marche sur un terrain miné. Je m’épuise à ne pas te contrarier. Puis le soir, je me réfugie dans tes bras, à l’abri du déroulement des jours, de cette mascarade de plus en plus insipide, des tours d’horloge qui se succèdent dans une suite de lundis, de mardis, de mercredis, de jeudis et de

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vendredis. De mon travail d’intervenante où j’échoue à secourir des êtres qui retombent sans cesse dans le même marasme et reviennent fois chaque fois demander un asile. Je repense au jeune homme aux dents pourries, devenu tellement maigre qu’il menace de disparaître : il s’apprête à entreprendre sa quatorzième thérapie pour se sevrer des amphétamines. À cette femme qui ne peut plus compter ses tentatives de suicide et appelle chaque fois à l’aide comme si c’était la dernière. Je m’évertue à hisser chaque jour une pierre qui retombe. Qu’est-ce qui attaque ma vie ? Est-ce cela être un adulte ? Un humain ? N’y a-t-il pas autre chose ailleurs ? Tu as sans doute ressenti mon besoin d’exil. Tes paroles de la veille valsent dans ma tête.

‒ Une semaine chacun de notre côté nous fera du bien. Tu seras heureuse de revoir Rosemary. Ne m’écris pas, d’accord ? Profite pleinement de ton voyage pour penser à toi.

J’ai soupçonné que tu étais las de moi. J’ai choisi de ne pas insister. J’argumente avec le doute en prétextant qu’un peu de solitude te sera bénéfique. Je tente de fixer mon attention sur la lecture de Knulp, en m’interrompant pour laisser mon esprit vaquer à la contemplation des îlots blancs derrière mon hublot. J’accompagne Knulp dans ses errances. Il avance, de rupture en rupture, sans parvenir à s’enraciner, propulsé par une quête qui le mène toujours ailleurs.

***

Je descends à l’aéroport d’Austin, chargée de mes valises et de mon manteau d’hiver, devenu inutile. Une brise tiède souffle sur mon visage. Je respire profondément. Rosemary m’attend dehors, resplendissante. Le petit Dean dort dans la voiture. Je contracte le ventre pour réprimer mes larmes. Je déteste pleurer en public, même de joie. Je serre Rosemary dans mes bras. Elle nous conduit au centre-ville où elle demeure avec son copain. Elle me raconte sa vie texane, ses amours, ses tourments. À mon tour, je tente de lui dépeindre mon existence, mais je n’arrive pas à trouver les mots pour exprimer le mélange de bonheur et d’angoisse qui m’habite, la joie que j’éprouve à te côtoyer et le trouble qui me saisit par moments, l’inexplicable sensation que le sol se dérobe sous mes pieds.

Machinalement, je consulte mon téléphone. Un message de ton ami Djamel attire mon attention. Il ne m’appelle jamais, d’habitude. Il me demande si j’ai eu de tes nouvelles.

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Je décèle une lueur d’inquiétude. Des scénarios inconcevables se bousculent dans ma tête. Je compose ton numéro en hâte, enfreignant ton injonction de silence qui me semble soudain de mauvais augure. Ta voix lointaine résonne dans la boîte vocale. Je tente de te rejoindre une deuxième, puis une troisième fois. Rosemary s’évertue à me rassurer, en vain. Une seule hypothèse – que j’ose à peine concevoir – domine ma pensée, m’apparaissant maintenant comme une évidence. La sonnerie retentit. Je me jette sur le combiné. C’est Djamel.

‒ T’es bien assise ?

‒ Oui, oui, marmonnai-je, sachant que cette amorce précède toujours une mauvaise nouvelle.

Ma panique est trop assourdissante pour que je parvienne à comprendre ce qu’il raconte, mais je retiens l’essentiel. Tu es mort. J’ai des tonnes de questions, mais je n’arrive pas à formuler une seule phrase, à peine à respirer. Je le salue et raccroche. Mon pouls tambourine contre mes tempes. La scène tourbillonne, aspirée dans un trou béant. Une idée parvient à se frayer un chemin jusqu’à mon cerveau atomisé: c’est de ma faute. Les images de toutes les fois où je t’ai blessé ou déçu me mitraillent des sentences d’accusation.

Rosemary essaie de me faire parler. L’embouteillage dans ma tête ne laisse passer aucun son. Elle me prend dans ses bras. Je suis indifférente à la sollicitude, étanche au réconfort, glacée jusqu’à la moelle. Je lui réclame une bouteille de vin que je siffle presque d’un trait. Elle m’observe, consternée. Je m’accroche à ce nectar comme à une bouée. Dans l’inhospitalité de la nuit, je m’enfonce dans une mer sans rivage. Le liquide rouge m’avale. Je plonge avec lui dans le vide. Je contemple tour à tour le ciel noir, puis le cendrier où s’entasse un monticule de cigarettes. Je remplis mécaniquement mon verre. Rien ne suffit à étancher le gouffre.

Je m’agenouille devant le divan, appuyant mon abdomen contre les coussins du sofa. La douleur ressemble à celle de l’accouchement, mais procède d’une logique inverse : la mort pénètre dans mes entrailles. Mon corps se contracte, de la poitrine au bas-ventre. Respirer. Compter jusqu’à quatre en inspirant. Retenir mon souffle sept secondes. Expirer jusqu’à huit, puis reprendre la séquence. Ne pas fermer les paupières, ne pas imaginer ton regard s’éteindre, ne pas suffoquer avec toi. Chasser l’image de mes mots enfoncés dans ta chair. Ne pas revoir l’éclat dans tes yeux, quand quelque chose se brisait en toi alors que je

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te martelais tes quatre vérités, que je les enfonçais dans ta gorge. Me concentrer sur la goutte d’eau qui coule de la champlure pour ne pas écouter la voix qui me rabâche que je suis coupable de tout, coupable même quand tu avais tort, coupable de ton effritement, coupable, coupable, coupable.

Je nettoie les traces de vin rouge sur la cuvette, puis je m’assoupis, au bout de l’obscurité, rompue de larmes et d’ivresse. Je m’éveille peu après avec l’impression d’entrer dans un cauchemar. L’aube inonde de lumière l’insupportable réalité. L’engourdissement de l’alcool et la sensation sédative d’irréalité s’éloignent tranquillement. La mort a bel et bien avalé notre ciel bleu comme un sou neuf. Je suis aspirée avec toi, disloquée avec toi.

Au bout du fil, ta mère m’apprend plus en détail les circonstances de ton départ : la rivière, l’arbre, la corde, la police et le mémo dans ta poche précisant de ne pas m’aviser avant mon retour de voyage pour ne pas me déranger. L’idée me paraît absurde. Elle m’informe que tu as écrit une lettre pour moi.

Cher amour, en te quittant aujourd’hui, je t’ai murmuré quelque chose à l’oreille. Et l’ai répété deux fois (une fois dans chaque oreille) pour que tu te souviennes bien de mes paroles. J’aurais aimé aussi te demander pardon pour tout ce qui n’a pas fonctionné entre nous et dont je suis seul responsable. Et aussi te dire merci du fond du cœur, pour un million de choses dont tu m’as fait présent et que j’emporte dans mon bagage. Tu vas probablement me haïr de te quitter ainsi, brutalement. Mais j’ai manqué de courage pour t’expliquer ce qui se préparait en moi. Sincèrement, je n’en avais pas la force. Je veux juste que tu saches une chose : il ne s’agit pas de toi. Ni de Samuel. Vous avez été pour moi deux vrais amours. Deux îles bienheureuses, miraculeuses. Et si je prends congé de ce monde sans un pli d’ombre sur le front, je le dois à cette légèreté et à cette lumière terrestre que tu as versée sur moi au cours de la dernière année. Non, il ne s’agit pas de vous, mais d’un vieux différend entre la vie et moi. Quelque chose de très personnel, en somme. À vrai dire : quelque chose qui, strictement, ne concerne que moi. Je vous embrasse très fort tous les deux.

Il aurait fallu une raison à ton départ, une cause valable. Je relis ton message cent fois (ou peut-être mille), jusqu’à pouvoir le réciter, pour entendre encore ton explication pleine de béances. Il me disculpe et m’accuse à la fois. Comment ai-je pu être sourde à ton

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désespoir, alors que ton silence hurlait dans mes oreilles ? Tu affirmes que la douceur de notre amour t’a permis de partir sans regret. Je reste muette devant cette lettre, posée comme un bâillon sur mes cris. Une phrase résonne en boucle dans ma tête. C’est impossible. Ces mots, comme un disque rayé. Le goût salé des larmes, le bourdonnement du réfrigérateur et le tic-tac de l’horloge.

J’entends à peine les allées et venues dans l’appartement, les paroles prononcées pour tenter de me consoler ou de me raisonner. Elles me parviennent par fragments, entrecoupées par le brouhaha de mes pensées. Le petit Dean pleure, mais je demeure indifférente à ses cris, absente à l’agitation autour de moi. Les heures défilent, immobiles. Je vais au dépanneur m’acheter de la bière pour anesthésier la douleur de cette mutilation. La douceur de la brise me saisit : elle n’effleurera plus jamais ton visage. Pourquoi le vent s’acharne-t-il à souffler malgré le scandale de ton départ ? Je repense à notre périple aux abords du lac Saint-Jean, l’été dernier. J’ai proposé qu’on y retourne ensemble l’an prochain.

‒ Rien ne me rendrait plus heureux.

Je voudrais rebrousser le temps, remonter le cours de la rivière.

À mon retour, le père de Rosemary s’est joint à nous, un homme calme, à la longue chevelure blanche. Il m’offre ses sympathies, demeure silencieux un bon moment. Il m’écoute attentivement, en caressant sa barbe, les yeux chargés de tristesse. Son propre fils s’est donné la mort plusieurs années auparavant. Il n’y fait pas allusion, mais je devine dans son regard une fraternité de souffrance. Il me parle d’une femme qui a consigné son chagrin pendant des années dans des tonnes de calepins après la mort de sa fille.

***

Mon attention se fixe sur mon téléphone. J’ai reçu un message de Samuel qui me salue et s’informe de mon voyage. Comment lui expliquer ton départ ? Je revois son regard admiratif posé sur toi. Tu t’adressais à lui comme à un adulte et l’aidais à repousser ses limites. Tu l’avais immunisé contre sa phobie des extraterrestres. Au début, il était terrifié juste à y penser. Il faisait des cauchemars et me réclamait dans sa chambre. Il éprouvait pour eux une fascination mêlée de crainte.

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‒ Si l’univers est infini et qu’il y a des milliards de galaxies, pourquoi on serait les seules créatures intelligentes ? Papa dit que les scientifiques croient qu’il existe d’autres formes de vie. Ils vont sûrement entrer en contact avec nous un jour.

Tu inventais des histoires pour alimenter son obsession. Tu lui pointais les champs déserts alors que nous roulions en voiture.

‒ C’est une piste d’atterrissage, conçue par les...

Il se trémoussait de frayeur sur la banquette. Tu prétendais qu’il s’agissait d’une thérapie de désensibilisation. Je m’opposais un peu au début.

‒ Laisse-le affronter ses craintes. Tu le surprotèges, rétorquais-tu.

Tu nous préparais des séances de cinéma. Tu choisissais des films effrayants où des créatures étrangères débarquent sur la terre. Ça amusait manifestement Samuel, alors j’ai lâché prise. Nous nous chamaillions, entassés sur le divan. Il se réfugiait entre nous. Lentement, il apprivoisait sa peur.

Tu aimais surprendre Samuel, pousser plus loin sa réflexion et le voir s’étonner. J’avais l’impression que tu te reconnaissais en lui, dans sa capacité à s’interroger, à s’émerveiller. Tu t’entretenais avec lui de la formation du cosmos, des étoiles, des illusions d’optique. Tu t’amusais à lui poser des questions sans réponse. Il aimait discuter avec toi et, comme il le déclarait fièrement, « faire de la philosophie ».

‒ C’est quoi un paradoxe ? a-t-il demandé un jour en s’immisçant dans une de nos conversations.

Tu lui as exposé celui du menteur : si quelqu’un affirme avec raison qu’il ment, il dit alors la vérité. C’est une sorte de contradiction, une impasse intellectuelle.

Samuel a paru amusé par cette idée. Il tournoyait autour de la table.

‒ Dieu, c’est aussi un paradoxe. S’il a tout créé comme pense Grand-Maman, alors qui l’a créé, lui ?

Tu l’as complimenté sur sa trouvaille. Il semblait ravi, gorgé de fierté.

‒ Ça rejoint le paradoxe de l’omnipotence, lui as-tu expliqué. Des philosophes et des théologiens se sont demandé si Dieu pouvait créer une pierre trop lourde pour qu’il la soulève. S’il y parvient, il n’est pas tout-puissant : la roche, clouée au sol, démontre la faiblesse de Dieu. S’il en est incapable, son pouvoir n’est pas absolu parce qu’il ne peut la créer.

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Je vous écoutais en surveillant la cuisson du spaghetti. Tu coupais de petits morceaux de jambon. Tu t’amusais à en ajouter dans tous les mets pour faire plaisir à Samuel, qui en raffole. Il ne cessait de tourbillonner autour de la pièce. Il m’étourdissait. Agacée, je l’ai prié d’arrêter. Toi, tu l’examinais d’un air amusé. Tu l’imitais en agitant les bras comme dans un combat d’épée, simulant les bruits d’un sabre laser, pour m’inviter à entrer dans son espace ludique.

Tu prenais souvent sa défense quand je le réprimandais. Je lâchais prise, contente de te découvrir sensible à son besoin d’explorer librement et de sentir des regards approbateurs valider sa manière d’être au monde. Je le sentais heureux. Toi aussi, par moments. Pour la première fois depuis des années, j’avais une famille entière, rapiécée.

Je ne peux détacher les yeux du message de Samuel. Pourquoi avoir déployé cette mascarade pour nous séduire avant de disparaître ? J’essaie de ne pas céder à la panique et j’appelle son père pour l’informer de la catastrophe. La voix posée d’Alexandre me rassure. Je lui demande de ne pas annoncer la nouvelle à Samuel avant mon retour. Je veux tenir sa main pendant l’effondrement. Je peux accepter que tu me brises, mais je ne peux admettre que tu l’abîmes, lui. J’espère encore me réveiller de ce cauchemar.

III. Rio Frio

Le lendemain, Rosemary nous conduit dans un chalet situé à Rio Frio, dans les contrées du Texas. Nous sillonnons une route champêtre. Des collines semi-désertiques, des bungalows décorés d’agaves bleus et de romarin bordent le chemin. Des figuiers de Barbarie poussent dans des prairies asséchées et rutilantes de soleil. Les vallons rocailleux et les cabanes de bois ont l’air directement sortis d’un western légendaire. Les stations-services ancestrales semblent elles aussi appartenir à une époque révolue.

C’est plus facile de rouler que de demeurer immobile. Le trajet apaise le petit Dean et engourdit ma peine. Nous arrivons à destination juste avant la tombée de la nuit. Je peine à m’endormir, mais je m’efforce de rester silencieuse pour ne pas perturber le sommeil du nourrisson. L’obscurité enveloppante, le chant outrancier des criquets et le calme imposé par la présence de l’enfant m’apaisent. Tu marches sur un sentier rocailleux. Je tente de te

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La brûlure qui irradie dans mon ventre me réveille juste avant que je ne puisse voir ton visage.

Je sors dehors sur la pointe des pieds. Les premiers soubresauts de l’aube éclairent la nuit. Un brouillard laiteux recouvre le bleu sombre du ciel. Des dizaines de cerfs entourent le chalet. Les bêtes s’éloignent en m’apercevant. L’une d’elles demeure en retrait des autres. Elle m’observe fixement. J’ai l’impression de te reconnaître dans ce chevreuil qui se tient à l’écart du troupeau. J’espère que tu m’épies quelque part et me lances un sourire oblique. Je revois tes yeux, leurs puits de lumière et les petites rides empreintes de douceur qui les couronnaient.

***

Le matin venu, j’explore les environs du chalet. Je parcours les abords rocailleux de la Rio Frio. Les arbres étendent leurs branches décharnées, sauf les chênes verts qui résistent à l’hiver timide du sud. Les acacias se reflètent dans le miroir des eaux. Ta dernière vision aura été celle de la rivière, avant que ton regard ne se perde dans son affluent. Tu aimais les torrents agités, les froids sibériens et la trajectoire confuse des flocons.

Je pense à Knulp, le personnage d’Hermann Hesse, ton alter ego fictionnel. À la fin de son existence, malade et rompu par ses errances, il refuse de se rendre à l’hôpital et poursuit son chemin dans la tempête, laissant sillonner son esprit dans « le labyrinthe de sa vie manquée », avant de s’abandonner à la lassitude. Il entre alors dans la présence de Dieu :

Knulp fit une nouvelle halte ; il voulut secouer la neige épaisse qui recouvrait son chapeau et ses vêtements. Mais il ne bougea pas, trop distrait et trop las, et Dieu était maintenant tout près de lui. Ses yeux de lumière, grands ouverts, resplendissaient comme le soleil. […] Ne te trouble plus, dit Dieu. Pourquoi ces plaintes ? Es-tu vraiment incapable de voir que tout s’est passé comme il le fallait, qu’il n’y a rien à regretter ?

Tu soutenais que cette œuvre reprenait le motif de l’enfant prodigue. Tu avais le sentiment d’avoir, comme Knulp, dilapidé tes dons. Le héros d’Hermann Hesse emprunte une route solitaire jusqu’à ce que, nu face à la mort, il reçoive la grâce de Dieu qui l’accueille et bénit l’ingénuité de sa vie vagabonde. Je me figure Knulp, reposant aux lisières d’un bois.

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La voix de Dieu se fit plus basse, elle lui rappelait tantôt la voix de sa mère, tantôt celle d’Henriette, tantôt la bonne et douce voix de Lisabeth. […] Lorsque Knulp rouvrit les yeux, le soleil brillait, si aveuglant qu’il baissa bien vite les paupières. Il sentait la neige peser sur ses mains et il voulut s’en libérer, mais son désir d’entrer dans le sommeil était devenu plus fort que tout autre désir.

Je suppose que les images de tout ce que tu as aimé ont défilé une à une devant tes yeux et volé en éclats. J’imagine tes mains trembler, recrues, le froid recouvrir la gerçure de tes yeux. Ma voix t’a peut-être bercé avant que la peur quitte ton âme abandonnée. Je m’assis sur les racines proéminentes d’un chêne pour t’écrire. C’est une façon de creuser ma peine et de l’anesthésier en même temps. De la regarder à vol d’oiseau. De laisser des mots jaillir de l’écorchure pour en libérer le pus.

Tu avais un don pour capturer la beauté, par tous les interstices où elle se profilait. Tu m’exhortais à apprécier le charme des choses simples. Tu m’as enseigné le silence foisonnant, traversé par le chant de l’oiseau, le frémissement des trembles, quand la brise est légère, à peine perceptible. Tu m’as montré ce silence, mais l’autre aussi, plus amer, qui reste coincé dans ma gorge et qui t’as vaincu. Je te poursuivrai longtemps. Je te pourchasserai dans les orages, les crépuscules et les aurores. Où es-tu maintenant ? Est-ce que tu existes quelque part ? Est-ce que tu perçois quelque chose ? Ou est-ce simplement le grand silence ?

***

Le piaillement des moineaux à quelques mètres de moi me transporte sur une terrasse rurale où nous avions cassé la croûte avec Samuel.

‒ Si vous pouviez vous réincarner, sous la forme de quel animal voudriez-vous renaître ?

Samuel, comme toujours, s’est empressé de répondre, ravi d’exprimer son opinion. ‒ Moi, je serais un aigle, imposant et glorieux. Je pourrais voler au-dessus des montagnes. Je préférerais être un prédateur qu’une proie.

À mon tour, j’ai évoqué mon amour de la mer et des fous de Bassan, leur voyage vers le Sud et leurs cris océaniques.

‒ Et toi ? t’interrogeait Samuel. ‒ Je ne sais pas.

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J’ai insisté un peu. Il fallait souvent te tirer les vers du nez. Tu semblais parfois agacé quand on te posait trop de questions, mais ce jour-là, tu te prêtais au jeu avec un certain amusement.

‒ J’aimerais bien être un moineau. J’admire leur simplicité. Les humains sont incapables de se contenter d’être : ils construisent, spéculent, planifient.

Tu as parlé de Saint-François d’Assise, de son idéal de pauvreté et de l’amour qu’il portait à ces créatures. Je te ressens dans les oiseaux qui pépient, dans leur chant fragile. La cloison de la mort me paraît moins étanche, maintenant que tu y es entré. Comme si une brèche s’était ouverte, me permettant d’entrevoir l’invisible. Je te raconte les cervidés, les petits oiseaux bruns et bleus, délaissant une branche pour une autre. Je ferme les yeux quelques instants pour laisser ce paysage s’imprimer en moi. Demain, j’emprunterai le chemin du retour, vers l’hiver, vers la désolation de ton absence.

IV. La tour de Babel

Le chauffeur de taxi s’enquiert d’un ton sec de ma destination et ne s’adresse plus à moi du trajet. Je débarque de la voiture et allume une cigarette en contemplant, effarée, l’entrée de l’aéroport. Je retiens mon souffle, comme si je m’apprêtais à m’introduire dans un long tunnel à l’issue incertaine. Je tire sur mon mégot et conserve dans mes poumons la vapeur doucereuse. Elle n’atténue pas l’angoisse, mais m’en donne chaque fois l’illusion. Je me concentre sur le frôlement de la brise, pressentant l’air glacial qui m’accueillerait à l’atterrissage, puis je franchis le seuil, en m’efforçant de ne pas me retourner.

L’endroit me paraît hostile. Je ne parviens pas à trouver la porte par où je dois monter à bord de l’avion. Je suis captive en moi-même, murée dans une cloche de verre, comme dirait Sylvia Plath. Les gens passent et me bousculent. Ils évitent de me regarder. Je cherche un signe d’humanité. Je me bute, dans le miroir de ces yeux sans âme, au reflet de ma solitude.

Je demande le chemin à des employés. Ils me répondent brusquement, dans un anglais au débit rapide. Je ne comprends rien. Je m’enfonce dans cette tour de Babel. J’ai peur de suffoquer sous ma peine. Je m’adresse finalement à une préposée, une femme noire à la stature robuste et à l’air sévère. Elle interpelle un jeune homme qui se rend au même

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endroit que moi. D’un ton directif, elle lui demande de m’escorter jusqu’à destination. Il m’accompagne sans prononcer un mot. Je rejoins enfin mon point de chute.

Je m’adosse contre le mur. Une foule d’individus sans visage circule autour de moi. J’éprouve un dégoût profond pour la condition humaine : l’homme est un être fondamentalement abandonné. Des idées infectes s’immiscent dans ma tête. Elles dansent jusqu’à m’étourdir. Elles foisonnent comme la vermine dans les rues d’Oran. M’as-tu contaminé de ton désespoir ?

Je repasse obsessionnellement les moments où je suis fautive comme on reconstitue la scène d’un crime. Je suis l’accusée du procès qui se joue dans ma tête, prisonnière d’une affaire dont le sens m’est étranger, comme Joseph K., arrêté un matin sans avoir rien fait. Tu m’as dit un jour que notre histoire t’apparaissait parfois comme un gouffre sans fond. Que les amours étaient des missions impossibles. Est-ce que l’élan de cette passion t’a précipité vers tes derniers retranchements et poussé dans l’abîme ? A-t-il entaillé, au point d’en provoquer l’effondrement, l’édifice de ton existence, déjà fissuré par les déceptions et les échecs ? La structure semblait solide, mais le mortier s’effritait à l’intérieur des murs. Tu disais que l’amour était une grande expérience. Tu le voulais beau et absolu comme tu aimais que soient les choses.

Les signes prémonitoires de ta mort s’imbriquent naturellement comme les morceaux d’un casse-tête. Ai-je été aveugle à ta souffrance ? J’aurais aimé t’accueillir, t’écouter, te comprendre. J’étais trop habitée de moi-même, engluée dans de vaines batailles, pour voir ce qui se préparait en toi. Depuis quand mijotais-tu ce plan sordide ? Je repense à ton air opiniâtre, à tes idéaux de perfection. Tu saisissais les impondérables qui rendent le monde à la fois sublime et insupportable. Tu semblais pris au piège d’obsessions. Tu ne renonçais jamais à une idée lorsqu’elle s’était emparée de toi. As-tu idéalisé la mort, cet espace d’absolu à l’abri de toute compromission ? As-tu souhaité affirmer ton mépris de l’existence et de toi-même ? Proclamer ton refus définitif, réitérer ton problème de consentement philosophique, en croyant partir la tête haute ? Tu admirais ceux qui s’abstiennent de dominer ou de se soumettre, cèdent leur place aux plus petits et déclinent le grand banquet : les inutiles, les expatriés, les évincés, les expulsés du consensus. Ceux que la souffrance acquitte de la servitude, qui avancent sans broncher vers le déracinement. J’ai l’impression de glisser à mon tour, de tomber dans les marges, de m’éjecter du train. Je

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perçois la beauté de ta logique du désespoir. J’ai envie de m’y enfoncer moi aussi jusqu’à disparaître.

Austin, Newark, Toronto. Mes billets sont froissés de sueur et mes ongles rongés jusqu’au sang. Je pleure sans retenue, livrée aux regards des passants. Ils marchent d’un pas pressé. Les claquements de leurs talons se répercutent sur la plateforme. Les valises noires dansent autour de moi. À Toronto, une poignée d’inconnus parle en français. Leur accent familier me rassure. Je m’immisce dans une conversation entre deux jeunes hommes, en glissant une banalité sur le délai d’embarquement. La discussion tombe à plat. Mon dernier avion se pose à Québec. Au bout de cette grande nuit, de ce raz-de-marée de silhouettes, quelqu’un m’attend à l’arrivée, comme tu me l’avais conseillé. Je reconnais le visage consterné de ma sœur, Éléonore. Un vent cinglant me percute lorsque je franchis la porte de l’aéroport. Le froid a vaincu les pluies mornes de février.

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Chapitre 2 : Cendres

I. Une deuxième assiette

J’entre dans mon appartement comme on retourne sur un champ de ruines. Je fais le tour des pièces pour recenser des traces de ta présence. Une dizaine de jours avant ta mort, tu as disposé des objets sur les tablettes de ma bibliothèque : une figurine amérindienne taillée dans des ossements d’ours, un petit chameau de bronze, une icône religieuse, une clochette et une pierre noire et ronde. Je me demandais d’où provenaient ces choses et pourquoi tu me les offrais.

Depuis quelques années, tu triais minutieusement tes biens inutiles, poussant la logique jusqu’au minimalisme le plus strict. Tu étais animé par une obsession pour le dépouillement matériel. Tu ne possédais presque rien : une assiette, une casserole, une chaise, une table, une théière, un matelas, une valise, un coffre, des livres, une bicyclette, une tente et quelques trucs divers (plantes, crayons, ustensiles, ouvre-boîte, canif, etc.). Tu considérais le tout suffisant. Tu m’avais promis de te procurer une deuxième assiette pour pouvoir m’inviter à souper. J’avais trouvé la proposition charmante et nous avions rigolé au sujet de ton ascétisme. J’aimais la manière résolue dont tu mettais en pratique tes idées.

Tu m’avais expliqué que les bouddhistes croient que le rapport d’une personne avec les objets témoigne de sa vie spirituelle. Tu te scandalisais du laisser-aller de ma demeure. Un appartement, disais-tu, c’est comme un jardin. Tu soutenais que les corps et les esprits, les êtres et les choses étaient empêtrés les uns dans les autres. Pour ma part, j’avais toujours scindé le matériel et l’immatériel, n’accordant aux réalités physiques qu’une fonction triviale.

Ton refus de la possession était peut-être le reflet du processus de dématérialisation qui s’opérait en toi. Habité par une sorte de détachement, tu renonçais pas à pas. Tu te débarrassais même de tes bouquins, qui demeuraient tes objets favoris. Tu aimais distribuer ceux que tu préférais à tes proches, pour les convier dans ton univers. Tu en avais conservé quelques-uns, que tu relisais fréquemment. Tu te réfugiais dans cet entre-deux mondes, à l’écart des insuffisances du réel.

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Je parcours l’appartement de long en large. Je presse entre mes doigts le pendentif que tu m’as offert avant mon départ. Les lieux sont imprégnés de ton odeur. Un de tes chandails traîne sur mon lit. Je prends le vêtement entre mes mains et le porte à mon nez. Je me perds dans ses replis et laisse ses effluves m’envelopper. Ton parfum évoque le chanvre, les algues et l’argile : un mélange discret, propre et rassurant.

Je rassemble quelques papiers gribouillés de ta main et les place dans une boîte, en les manipulant avec précaution. Dans un fouillis de paperasses, je déniche un bout de papier orange déchiré que tu m’as remis un soir de printemps. Tes coordonnées y sont griffonnées d’une écriture empressée.

II. Un bout de papier déchiré

Je t’ai recroisé sur la rue Saint-Jean un soir d’avril, à l’occasion d’un lancement. Je ne t’avais pas revu depuis que tu avais cessé de travailler à la librairie, quelques années auparavant. Ton visage, légèrement amaigri, me paraissait différent. Une douceur étonnante émanait de toi. Tu dissimulais un regard vif sous d’épaisses lunettes. Tu m’as observé d’un air hésitant, avant de marcher vers moi. Une sensation de reconnaissance organique me remuait l’âme et le corps.

Tu m’as raconté comment tu avais quitté le confort de ta vie de libraire pour t’engager comme laïque dans une communauté religieuse. Tu voulais partir en mission en Afrique. Après des années à lire des bouquins sur l’art, la philosophie et la spiritualité, tu avais ressenti le besoin de tirer des conséquences des idées, de les incarner, de les éprouver.

‒ J’avais envie de descendre vers la misère, de sortir de la facilité de mon existence. Je possédais beaucoup, je menais une belle vie. Même si ma situation me convenait, une impression de vide persistait. J’avais besoin d’accomplir quelque chose de plus, de fracasser les limites de ma vie. Je voulais sortir de moi-même, me tourner vers le visage de l’autre.

Tu étais parti en Colombie pour une phase d’immersion préparatoire à ton voyage en Afrique. Le projet avait achoppé. Tu posais trop de questions à toi-même et aux autres. Les membres de l’ordre religieux t’avaient soupçonné d’être inapte à la vie en communauté et avaient refusé de t’envoyer en Afrique. La congrégation avait résolu de t’orienter vers une

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mission de soignant. Tu avais été embauché à l’institut psychiatrique. Tête première, tu plongeais dans la misère.

Je t’ai parlé de mon travail d’intervenante, de mon désir d’alléger la souffrance autour de moi. De ma peur de m’emmêler dans la mienne. De l’écriture, où j’ordonnais ma propre folie. Du reflet de mon visage dans celui de l’autre. De mon impuissance. De l’absurdité d’un système qui prétendait guérir les symptômes qu’il générait lui-même. Des aspérités qu’on passait au scalpel jusqu’à ce que la lueur s’éteigne.

Tu m’écoutais avec intérêt. Tu m’as cité Antonin Artaud : « C’est ainsi qu’une société tarée a inventé la psychiatrie pour se défendre des investigations de certaines lucidités supérieures dont les facultés de divination la gênaient ». Tu me décrivais les expériences schizophréniques et métaphysiques de cet écrivain interné. Tu me vantais son écriture déliée, sans scrupule. Dans la folie, affirmions-nous, résidait une forme d’intelligence.

Tu m’as avoué que tu préférais les gens qui souffrent à ceux qui les soignent, les bureaucrates, les bien-pensants, ceux qui adhèrent à l’opinion commune, qui rabâchent leurs idées en se félicitant les uns les autres, persuadés de détenir la vérité. Tu préférais, disais-tu, ceux qui se tiennent dans les marges : les exclus, les ignorés, les expatriés. Ceux que la souffrance maintient dans le doute.

C’était une des premières soirées tièdes du printemps. L’allégresse était perceptible à chaque coin de rue. Fuyant l’agitation de la foule, nous nous sommes réfugiés sur un banc, au coin de la rue Sainte-Claire. Tu m’as alors relaté comment tu t’étais opposé au système hospitalier. Tu refusais d’obéir, de te soumettre à ce qu’on espérait de toi. Tu avais rencontré la même résistance à te conformer aux attentes des religieux. Ils t’exhortaient à mettre de côté ta réflexion : d’autres s’étaient penchés sur ces questions avant toi et les avaient résolues. Il fallait épouser sans examen les réponses de tes prédécesseurs. Tu avais été incapable de t’inscrire dans ce déjà pensé réducteur. Tu détestais les cadres bornés, comme tu exécrais les longs corridors rectilignes. La psychiatrie avait été insupportable pour toi : elle était le lieu par excellence où la singularité des êtres était déchiquetée dans les rouages du système.

‒ Dans l’aile H où j’étais attitré, il y avait un patient nommé Philippe. Il écrivait toute la journée dans un carnet. Il retranscrivait toujours le même mot : Juda. Tous les matins, j’allais lui porter des calepins. Le soir, il me montrait ses Juda, fier du travail accompli. Je

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le félicitais. Il attendait impatiemment le moment où j’allais le visiter. Les infirmières me regardaient, irritées, parce que je m’attardais dans l’aile même si j’avais fini mon quart. Je ne respectais pas leurs recommandations. J’étais convaincu que ces milliers de carnets de Juda, rédigés méthodiquement, répondaient à une nécessité.

J’étais séduite par ton récit : ta fascination pour les destinées échouées, ton esprit de contestation et ta manière d’investir obstinément tes idées. Nous avons marché longuement dans les rues de la ville. Avant de me quitter, tu as déniché dans tes poches un bout de papier orange où tu as griffonné tes coordonnées.

Je m’attarde longuement devant ce vestige. Ce soir-là, au coin de la rue Ste-Claire, je suis tombée amoureuse. C’était une vraie rencontre, de celles qui semblent inscrites quelque part et s’imposent aussi naturellement que la rivière suit son cours vers l’océan.

III. Solstice

Cette année-là, le printemps était orageux. La canicule gonflait de lourds nuages qui explosaient violemment. Nous discutions des heures, assis sur mon balcon, en commentant le charme du décor urbain. Les ombres et les lumières des lampadaires ondoyaient sur les murs de briques rouges. Dans la ruelle, les grands érables bourgeonnaient.

Tu me décrivais le vieil appartement, à quelques coins de rue de chez moi, où tu avais vécu il y a plusieurs années, avant ton départ pour la Colombie. L’endroit tombait en ruine. La tuyauterie était désuète. Tu disposais des récipients çà et là pour récolter l’eau qui tombait du plafond. Les nuits étaient froides, l’humidité nous transperçait. Tu prenais plaisir à l’absence de commodité qui te rapprochait de l’essentiel. Tu croyais que la facilité usait la volonté, que nous devions lutter contre le confort et laisser la douleur nous façonner. En éprouvant nos limites, elle nous conduisait au fond de nous-mêmes.

Tu me parlais de ton voyage en vélo. Après avoir donné ta démission à l’hôpital, tu avais parcouru des milliers de kilomètres, traversant le Nouveau-Brunswick, le Québec, l’Ontario, les Prairies et une partie de l’Alberta. Un parcours assez vague, assez vaste,

assez épuisant, assez monotone pour que se dissolvent tous les rythmes familiers, les jugements, les ressassements, les élans du corps et de l’âme, les vicissitudes, les contradictions. Je me suis demandé ce que tu cherchais ou fuyais pour pédaler aussi loin.

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J’essayais de percer les secrets que tu me livrais au compte-gouttes. Tu m’as confié avoir traversé une période difficile, juste avant de me rencontrer. Les déceptions s’accumulaient : l’échec de ta mission en Afrique, ton départ de l’hôpital, ton errance sur les routes, le choc du retour. Tu avais impression de n’appartenir à rien, de ne trouver ta place nulle part. Tu échouais à donner une direction à ta vie, une signification. Tu m’as avoué avoir songé à la mort, par moments.

‒ J’éprouvais un vide profond. J’étais incapable de ressentir de l’empathie, de me relier aux autres.

Tu m’assurais que tu allais mieux. Tu retrouvais une parcelle de sens dans la beauté des petites choses. Tu t’efforçais de pratiquer la gratitude. Tu disais que notre rencontre était une surprise inespérée, survenue à un moment où tu n’attendais plus rien de l’existence.

J’ai souri en songeant aux notes que tu m’écrivais parfois. Merci pour le temps hors

du temps. Pour le vert des arbres et les feuilles qui croissent à notre insu. Pour le poids de ta main et les méandres de son parcours sur ma peau. Pour tout ce qui se fait jour dans ton regard. Pour la nuit comme un visage qui se penche vers moi et descend. Pour tes silences et les mots que tu choisis. Pour tout ce qui en toi m’émeut et m’éblouit.

Pendant un instant, j’ai pensé que j’allais te décevoir un jour, comme tout le reste. D’un coup, l’orage s’est levé, remuant la poussière et agitant les branches. Les piétons se sont précipités vers leur demeure. Puis, les nuages ont explosé, libérant leur insoutenable tension. Le vent a renversé le parapluie d’une femme âgée. Elle se débattait pour résister à la secousse qui menaçait de la soulever. Elle était tellement frêle que je l’imaginais s’envoler, en s’agrippant au manche de bois comme à une bouée. Un passant courait dans la rue, cherchant un endroit où se réfugier de l’assaut.

Tu évoquais souvent ta soumission aux intempéries sur les routes canadiennes ; la condition de l’homme, seul, livré à l’incontestable souveraineté de la nature, à ce qui le dépasse, l’émerveille et le broie. On imagine mal ce qu’est la pluie, kilomètre après

kilomètre, des heures durant, les vêtements qui prennent l’eau, le casque qui vous dégoutte dans les yeux, la lumière glauque, le harassement du froid qui vous gagne, la chaussée mauvaise, l’eau sale qui gicle des roues, les nuées de brouillard soulevées par les voitures, les camions.

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Nous sommes demeurés là, sans broncher, blottis l’un contre l’autre, laissant les bourrasques d’eau nous heurter. La chaleur de tes mains se mêlait à la froideur crue de l’averse.

L’orage s’est déchaîné toute la nuit, mais je n’entendais plus son grondement. Mon corps glissait sur le tien. Ta voix me murmurait « je t’aime » pour la première fois. J’ai répété après toi, puis j’ai senti une douce chaleur se répandre dans mon ventre.

Le lendemain, après ton départ, un message, traînait sur la table de la cuisine. Tu

n’as pas vu les éclairs briller, mais tu as ressenti toutes ces choses : la chambre était illuminée et le vent du soir tournait vers nous son visage. Je me suis penché sur toi, je t’ai prise dans mes bras, je t’ai regardée longtemps, je t’ai parlé doucement et j’ai murmuré ton nom.

La neige se transforme en grêle et tambourine contre la vitre de mon bureau. Je me souviens du solstice d’été qui s’avançait vers nous comme une promesse.

IV. Deux paquets dans du papier brun

La sonnette de l’entrée retentit. J’ouvre la porte. Le facteur me remet deux colis. Je reconnais le trait de ton écriture, formée de lettres majuscules. J’appose ma signature sur le reçu, d’une main tremblante. La gorge nouée, je referme la porte sans même remercier le livreur. Je retire délicatement le papier et découvre un volumineux dictionnaire des symboles. Que signifie cette charade morbide ? J’examine l’ouvrage, comme s’il s’agissait d’une bombe à retardement. Un signet marque une de ses pages : un ticket de la Forêt Montmorency. Quelques semaines avant ta mort, nous y avons loué un chalet rustique avec Djamel, son fils Karim et Samuel. Nous avons conçu ce projet après une promenade magique dans ces montagnes. L’endroit était désert. Je gambadais devant toi. Tu disais que je courais comme une gazelle. Le martèlement de nos raquettes résonnait sur le sentier. Un élan de joie me montait au cerveau, alors que je dévalais la piste. La lumière tamisée transperçait l’ombre des arbres et reluisait sur l’étendue blanche. Nous nous arrêtions quelquefois pour observer le décours du soleil sur les grands pins, les corniches de neige duveteuse, le passage d’un oiseau, d’une martre ou d’un renard. Tu t’extasiais devant les

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conifères inclinés sous le poids des flocons. Tu m’invitais à écouter les bruits qui peuplaient le silence.

Notre périple au chalet s’est avéré moins idyllique. Tu marchais hâtivement sans nous attendre, comme si tu cherchais à semer quelque chose. Tes pas rapides s’éloignaient dans le sentier de sapins. Par moments, un sourire hérissait tes lèvres, mais les petites rides encerclant tes yeux demeuraient immobiles. La joie avait quitté ton regard où ne brillait plus qu’une détermination farouche, déjantée. J’avais peur de la violence qui se consumait en toi.

Le signet marque la page où figure le mot « cendre ». Je survole l’article. Les résidus de combustion symbolisent « la souffrance, le deuil, le repentir ». Elle possède une « fonction magique, liée à la germination et au retour cyclique de la vie manifestée ». Il est question de rites où on répand de la cendre sur une montagne.

Souhaitais-tu qu’on dépose tes poussières sur le sommet que nous avons gravi ce jour-là ? Le souvenir de notre dernière expédition me remonte à la gorge. Tu avançais vers ton dernier projet, franchissant des frontières sans retour. Tu te disloquais. Je revois la bouteille de whisky vide et le feu gigantesque. Je tente de chasser ces images, mais je sais qu’il me faudra un jour descendre au fond de ce souvenir pour l’extirper de moi. Je devrai parcourir à nouveau ce sentier escarpé et nettoyer les taches de sang.

V. Le manuscrit sur la bibliothèque

J’enlève méticuleusement le papier brun qui recouvre le deuxième paquet. Je découvre une pile de bouquins : un essai de Lou Andréa-Salomé intitulé Rainer Maria Rilke ;

Bartleby d’Herman Melville ; Walden d’Henry-David Thoreau ; L’Étranger d’Albert

Camus et Ainsi parlait Zarathoustra de Friedrich Nietzsche.

Les autres livres sont tous identiques. Il n’y a ni image, ni titre, ni nom d’auteur sur leur page couverture grise. J’ouvre un exemplaire. Une citation d’Henry-David Thoreau est placée en épigraphe : « Je ne sais pas compter jusqu’à un. Je ne sais pas la première lettre de l’alphabet ». Je devine que c’est le récit que tu as écrit.

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ton sac vert en même temps qu’une bouteille de vin rouge. Il était disposé dans une boîte de carton. Il s’agissait de l’unique version imprimée de l’œuvre. Je l’ai lue presque d’un trait. Je ne tarissais pas d’éloges, fascinée par la puissance de ton écriture.

‒ On entre merveilleusement dans l’histoire. On suit le narrateur, au fil de ses pensées. Il semble à la merci du paysage, de sa magnificence et de sa monotonie. J’aime le contraste qu’on ressent entre son désœuvrement et l’extase qui le saisit par moments.

Tu avais raison, m’as-tu écrit quelques jours plus tard, c’est un mélange, d’exaltation contemplative et de lassitude, d’errance et de convergence avec la beauté du monde. […]Littéralement, ce sont de petites extases, de petites épiphanies qui se disséminent au fil des pages. Elles sont, en réalité, la raison d’être de ce voyage. Je dirais même : la raison d’être de mon existence en général.

Le livre s’achève sur une scène où le personnage pédale comme un

dératé pour échapper au piège dans lequel [il s’est] jeté : une ligne blanche semée de cailloux entre un muret de ciment et une route où abonde un trafic lourd, désespérément lourd et rapide. Puis, l’impact de ce corps brisé sur l’asphalte.

Son esprit demeure impassible, indifférent à la vie qui se retire de lui. La perspective de

quitter, d’abandonner toutes ces choses, de devoir m’en séparer ne m’inspire aucun sentiment. Je n’éprouve aucune nostalgie, aucun regret.

Tu avais précisé que la clôture de l’histoire était imaginaire. ‒ J’ai moins apprécié la fin.

‒ Pourquoi ?

‒ Elle est trop abrupte.

‒ Moi, je l’aime, je la trouve parfaite comme ça.

Cette fois encore, j’ai choisi de ne pas insister. Le paquet a traîné des mois sur le dessus de ma bibliothèque.

‒ Garde-le. Je n’ai aucun projet pour ce texte. Tu es mon unique lectrice.

Tu l’as finalement rapporté chez toi, un soir d’automne, après une journée tendue et désagréable. Un air buté métamorphosait ton visage.

‒ Je vais reprendre mon manuscrit pour le retravailler un peu.

Un éclat de défiance brillait dans tes yeux. C’est peut-être parce que ce livre était dangereux que son unique exemplaire est demeuré si longtemps sur mon étagère.

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Tu as chaussé tes bottes et tu es parti avec empressement, comme tu le faisais souvent quand quelque chose te déplaisait. Aucune excuse, aucun argument ne pouvait te convaincre de rester.

Je serre ton livre contre ma poitrine, puis le dépose sur la bibliothèque, apeurée par ce que je pourrais y découvrir. Il me faudra reprendre une par une les scènes ratées, effeuiller jusqu’à l’usure le dictionnaire, lire et relire tes bouquins, en éplucher les multiples couches pour retracer l’origine de l’insaisissable fissure qui a échappé à mon regard. Je sais bien que j’aurais beau entreprendre ce marathon de lecture, te poursuivre dans la rue, te rappeler deux cents fois, rabâcher la même question, jamais je ne courrai assez vite pour rattraper l’ombre d’un de ces instants perdus. Je pourrais, pour une fois, avoir raison, trouver les mots pour te parler, tu ne m’entendras plus. Tu me lègues cette lettre et ces livres, sans me donner l’occasion de rétorquer. Je me promets de répondre malgré tout. Je noircirai des pages jusqu’à ce que tu reviennes, que tu te construises une place imprenable en moi. Je t’écrirai jusqu’à plus d’encre, jusqu’à plus de sang.

***

Je te cherche. Au détour d’une rue, j’espère ta silhouette. Dans une pile d’objets bordéliques, je farfouille pour dénicher quelque chose de toi, un mémo, un clin d’œil, un nouveau livre, un indice. Dans mon lit, le matin, je me réveille avec ton odeur et j’ai terriblement envie de toi, de ton corps, de ton rire. Je t’aperçois derrière le miroir, quand j’examine mon visage défait. Tu as ce sourire en coin, un peu cynique. M’écoutes-tu répéter constamment la même idée, celle qui reste coincée dans les conduits de mon cerveau et se fracasse contre mes tempes ? Celle, inadmissible, qui n’arrive pas à descendre jusqu’à mon cœur ?

Je t’attends. Tu partais souvent promptement, mais tu revenais toujours le lendemain et tout était effacé. D’un pas calme, tu longeras la rivière séparant nos demeures. J’entendrai le claquement sourd de tes pieds sur la neige. Tu entreras sans cogner et me salueras avec une pointe d’ironie. Nous reprendrons la conversation avortée, avec des mots qui laissent passer de la lumière. Nous réparerons ton corps mutilé.

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