• Aucun résultat trouvé

Partie 2 : Paradoxes de l’écriture du deuil dans La plus que vive et Noireclaire de Christian Bobin

1. Christian Bobin et son œuvre : quelques repères

1.1. Genre et motifs de l’œuvre de Christian Bobin

Né au Creusot en 1951, Christian Bobin a écrit plus d’une soixantaine de livres dans lesquels il aborde constamment les mêmes thèmes. Reconfigurant sans cesse les mêmes motifs, il dessine chaque fois une nouvelle toile. À ce sujet, il affirme lui-même : « [l]es thèmes qui affleurent ici et là sont peu nombreux, toujours ressassés : la solitude, l’amour, l’enfance20 ». À ceux-ci, on peut ajouter la beauté, la lecture, l’écriture, le silence,

l’éternité, le deuil, la joie. « Ces thèmes sont d’une grande pauvreté21 », précise Bobin,

grand admirateur de François d’Assise, pour qui le dépouillement a une valeur positive.

Malgré ses études en philosophie à l’Université de Dijon, il affiche un certain mépris de l’intellectualisme, lui préférant l’étonnement de l’enfance. Aux élucubrations conceptuelles, il oppose le silence, la poésie. Il affirme dans La plus que vive : « Si éclairants soient les grands textes, ils donnent moins de lumière que les premiers flocons de neige » (PV, p. 90). Après ses études, il retourne au Creusot où il poursuit une pratique d’écriture intimiste et s’adonne à la contemplation. Ses textes sont truffés de références à la littérature et à la philosophie. S’il admire des philosophes comme Pascal, Rousseau, Kierkegaard, Simone Weil, adeptes d’intériorité, il affirme sa rupture avec des penseurs

20 Christian Bobin, « La parole vive : entretien avec Christian Bobin » [propos recueillis par Guy de Coq et

comme Kant et Descartes, reflet d’un rationalisme qu’il exècre22. À travers des écrits aux

formes diverses (romans, journaux, lettres, recueils de fragments, poésie en prose, etc.), Christian Bobin convie le lecteur à l’enchantement simple23.

Hajer Bouden-Antoine, qui a consacré sa thèse à la question du genre dans l’œuvre de Christian Bobin, relève la tendance de l’écrivain à se soustraire aux catégories génériques. Selon elle, ce qui caractériserait le mieux cet ensemble hétérogène serait la dominante

lyrique24. L’écriture de Bobin, portée par la musique des mots, se distinguerait par sa poéticité, qui constituerait une « catégorie transversale pouvant s’appliquer à toute forme de

texte25 ».

Même si les œuvres de Bobin semblent effectivement résister aux tentatives de classification générique, La plus que vive pourrait correspondre, selon nous, à la définition du récit formulée par Andrée Mercier dans son article « Poétique du récit contemporain : négation du genre ou émergence d’un sous-genre26 ». La chercheure, en analysant

différentes œuvres portant la mention « récit », observe que celles-ci se caractérisent par certains traits génériques, tels que l’énonciation de la subjectivité et le parcours sans direction. Elle précise que ces écrits sont organisés autour de l’expression d’un sujet, plutôt qu’autour de l’intrigue et de la trame des événements racontés. C’est le cas de La plus que

vive, où l’auteur nous entraîne dans le flot de ses réflexions, de ses souvenirs, de ses élans

de contemplation. Les textes de Christian Bobin ne s’inscrivent pas dans une logique de l’action : ils mettent plutôt en scène des réalités intérieures, affectives, poétiques. Si l’éditeur s’abstient d’apposer une mention générique sur cette œuvre, il semble possible de l’associer à une telle définition du récit27.

22 Voir le tableau de filiations philosophiques de Bobin dressé par Marjolaine Deschênes, « Identité narrative

et temporalité chez Christian Bobin. L’écriture du care comme réplique poétique au désenchantement », thèse de doctorat en littératures de langue française, Montréal, Université de Montréal, 2011, f. 61.

23 Christian Bobin, L’Enchantement simple et autres textes, Paris, Gallimard, 2001.

24 Hajer Bouden-Antoine, « Christian Bobin et la question du genre », thèse de doctorat en littérature et

civilisation françaises, Paris, Université Paris III – Sorbonne Nouvelle, 2006, p. 12.

25 Ibid., p. 237.

26 Andrée Mercier, « Poétique du récit contemporain : négation du genre ou émergence d’un sous-genre? »

dans Voix et images, Vol. XXIII, n° 3 (printemps 1998), p. 468.

La plus que vive pourrait aussi coïncider avec la définition du récit de deuil formulée par

Rozenn Le Berre. Selon elle, à travers ce type de texte, « l’écrivain […] se fait narrateur en mettant en mots son expérience de la perte d’un proche aimé ou en suscitant des émotions, en faisant naître des souvenirs chez le lecteur28 ». L’enfant éternelle de Philippe Forest, Un

petit bruit sec de Myriam Beaudoin, Une mort très douce de Simone de Beauvoir, La place

d’Annie Ernaux, Je t’écrirai encore demain de Geneviève Amyot, Quoi, déjà la nuit? de Paul Chanel Malenfant sont quelques exemples d’œuvres contemporaines de littérature québécoise ou française qui se rapprochent de cette conception du récit de deuil.

Bien que Noireclaire – empruntant la forme de fragments poétiques – s’éloigne de la forme narrative, elle pourrait concorder, par extension, avec cette définition du récit de deuil. En effet, vingt ans plus tard, le narrateur exprime encore l’expérience de cette perte. Il nous dépeint, par touches impressionnistes, la manière dont Ghislaine habite encore son présent. Comme dans La plus que vive, le narrateur s’adresse à elle à la deuxième personne, comme si elle était tout près. Toutefois, le récit est moins présent dans ce texte à la temporalité désordonnée, dépourvu de configuration narrative. Il cède la place à une expression plus épurée et imagée. Dans cette poésie en prose se côtoient de courtes réflexions, des anecdotes, des fragments narratifs.

L’œuvre de Christian Bobin semble donc échapper aux déterminations génériques. Selon Bouden-Antoine, elle se caractériserait pas sa dimension poétique, laquelle traverserait l’ensemble de ses textes, peu importe le genre adopté. Dans le cadre de cette étude, nous considérerons La plus que vive et Noireclaire comme des formes de récits, plus précisément de récits de deuil, selon les définitions d’Andrée Mercier et de Rozenn Le Berre. Bien que la dimension narrative associée au récit soit plus marquée dans le premier livre que dans le deuxième – davantage caractérisé par une dominante poétique – le narrateur cherche à exprimer dans les deux cas l’expérience de la perte de Ghislaine.