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Chapitre 2 : Cendres

V. Le manuscrit sur la bibliothèque

J’enlève méticuleusement le papier brun qui recouvre le deuxième paquet. Je découvre une pile de bouquins : un essai de Lou Andréa-Salomé intitulé Rainer Maria Rilke ;

Bartleby d’Herman Melville ; Walden d’Henry-David Thoreau ; L’Étranger d’Albert

Camus et Ainsi parlait Zarathoustra de Friedrich Nietzsche.

Les autres livres sont tous identiques. Il n’y a ni image, ni titre, ni nom d’auteur sur leur page couverture grise. J’ouvre un exemplaire. Une citation d’Henry-David Thoreau est placée en épigraphe : « Je ne sais pas compter jusqu’à un. Je ne sais pas la première lettre de l’alphabet ». Je devine que c’est le récit que tu as écrit.

ton sac vert en même temps qu’une bouteille de vin rouge. Il était disposé dans une boîte de carton. Il s’agissait de l’unique version imprimée de l’œuvre. Je l’ai lue presque d’un trait. Je ne tarissais pas d’éloges, fascinée par la puissance de ton écriture.

‒ On entre merveilleusement dans l’histoire. On suit le narrateur, au fil de ses pensées. Il semble à la merci du paysage, de sa magnificence et de sa monotonie. J’aime le contraste qu’on ressent entre son désœuvrement et l’extase qui le saisit par moments.

Tu avais raison, m’as-tu écrit quelques jours plus tard, c’est un mélange, d’exaltation contemplative et de lassitude, d’errance et de convergence avec la beauté du monde. […]Littéralement, ce sont de petites extases, de petites épiphanies qui se disséminent au fil des pages. Elles sont, en réalité, la raison d’être de ce voyage. Je dirais même : la raison d’être de mon existence en général.

Le livre s’achève sur une scène où le personnage pédale comme un

dératé pour échapper au piège dans lequel [il s’est] jeté : une ligne blanche semée de cailloux entre un muret de ciment et une route où abonde un trafic lourd, désespérément lourd et rapide. Puis, l’impact de ce corps brisé sur l’asphalte.

Son esprit demeure impassible, indifférent à la vie qui se retire de lui. La perspective de

quitter, d’abandonner toutes ces choses, de devoir m’en séparer ne m’inspire aucun sentiment. Je n’éprouve aucune nostalgie, aucun regret.

Tu avais précisé que la clôture de l’histoire était imaginaire. ‒ J’ai moins apprécié la fin.

‒ Pourquoi ?

‒ Elle est trop abrupte.

‒ Moi, je l’aime, je la trouve parfaite comme ça.

Cette fois encore, j’ai choisi de ne pas insister. Le paquet a traîné des mois sur le dessus de ma bibliothèque.

‒ Garde-le. Je n’ai aucun projet pour ce texte. Tu es mon unique lectrice.

Tu l’as finalement rapporté chez toi, un soir d’automne, après une journée tendue et désagréable. Un air buté métamorphosait ton visage.

‒ Je vais reprendre mon manuscrit pour le retravailler un peu.

Un éclat de défiance brillait dans tes yeux. C’est peut-être parce que ce livre était dangereux que son unique exemplaire est demeuré si longtemps sur mon étagère.

Tu as chaussé tes bottes et tu es parti avec empressement, comme tu le faisais souvent quand quelque chose te déplaisait. Aucune excuse, aucun argument ne pouvait te convaincre de rester.

Je serre ton livre contre ma poitrine, puis le dépose sur la bibliothèque, apeurée par ce que je pourrais y découvrir. Il me faudra reprendre une par une les scènes ratées, effeuiller jusqu’à l’usure le dictionnaire, lire et relire tes bouquins, en éplucher les multiples couches pour retracer l’origine de l’insaisissable fissure qui a échappé à mon regard. Je sais bien que j’aurais beau entreprendre ce marathon de lecture, te poursuivre dans la rue, te rappeler deux cents fois, rabâcher la même question, jamais je ne courrai assez vite pour rattraper l’ombre d’un de ces instants perdus. Je pourrais, pour une fois, avoir raison, trouver les mots pour te parler, tu ne m’entendras plus. Tu me lègues cette lettre et ces livres, sans me donner l’occasion de rétorquer. Je me promets de répondre malgré tout. Je noircirai des pages jusqu’à ce que tu reviennes, que tu te construises une place imprenable en moi. Je t’écrirai jusqu’à plus d’encre, jusqu’à plus de sang.

***

Je te cherche. Au détour d’une rue, j’espère ta silhouette. Dans une pile d’objets bordéliques, je farfouille pour dénicher quelque chose de toi, un mémo, un clin d’œil, un nouveau livre, un indice. Dans mon lit, le matin, je me réveille avec ton odeur et j’ai terriblement envie de toi, de ton corps, de ton rire. Je t’aperçois derrière le miroir, quand j’examine mon visage défait. Tu as ce sourire en coin, un peu cynique. M’écoutes-tu répéter constamment la même idée, celle qui reste coincée dans les conduits de mon cerveau et se fracasse contre mes tempes ? Celle, inadmissible, qui n’arrive pas à descendre jusqu’à mon cœur ?

Je t’attends. Tu partais souvent promptement, mais tu revenais toujours le lendemain et tout était effacé. D’un pas calme, tu longeras la rivière séparant nos demeures. J’entendrai le claquement sourd de tes pieds sur la neige. Tu entreras sans cogner et me salueras avec une pointe d’ironie. Nous reprendrons la conversation avortée, avec des mots qui laissent passer de la lumière. Nous réparerons ton corps mutilé.