• Aucun résultat trouvé

Chapitre 5 : La forêt Montmorency

III. L’éternel retour

Samuel est debout derrière une vitre. Je sens qu’il est triste, qu’il a peur. J’étire la main vers lui. Elle heurte la cloison. Je pose mes doigts sur la paroi de verre. Un souffle glacial traverse ma poitrine. Je n’arrive plus à respirer.

Je m’extrais de mon rêve. Des flocons de neige virevoltent dans le ciel. Samuel s’introduit dans ma chambre et se glisse sous mes couvertes. Je lui ébouriffe les cheveux.

‒ Qu’est-ce qu’on fait aujourd’hui ? s’enquiert-il.

‒ On s’en va se balader à la Forêt Montmorency avec Djamel et Karim.

Samuel s’enthousiasme. Leur présence nous réconforte. Ils transportent des morceaux de toi. Ensemble, nous allons te rendre visite au sommet de la montagne où je t’imagine errer, dans la solitude et le silence.

***

Nous empruntons le chemin étroit bordé d’épinettes. Karim rechigne. Samuel l’encourage à avancer. Il s’élance derrière lui, en feignant d’être un monstre pour t’imiter. Karim interrompt subitement sa course.

‒ Il est où le monstre ? Pourquoi il n’est pas venu ?

Il est trop jeune, il ne comprend pas. Pour lui, la mort est réversible, comme dans les jeux où les personnages meurent et renaissent sans conséquence. Samuel, lui, a abandonné l’hypothèse du canular. Il me regarde, consterné. Il a vieilli depuis ton décès, comme si la peine avait tracé quelques rides de sagesse sur son cœur. Il se penche doucement vers

‒ Il est mort. Ça veut dire qu’il est parti pour toujours. ‒ Est-ce qu’il va revenir quand il ne sera plus mort ? ‒ Non, c’est impossible.

Nous poursuivons notre marche. Samuel demeure pensif. Nous atteignons la cabane. J’entre la première. Les autres s’attardent dehors : ils ont compris que j’avais besoin d’être seule. Je sursaute en te voyant, assis calmement sur la chaise berçante, devant le feu. Tu te lèves pour m’accueillir. Tu me prends dans tes bras puissants, magnétiques. Je me détache de toi lentement. Je te décris les chevreuils et les moineaux. Je te dépeins ce que j’ai découvert, dans l’enceinte de mon cœur, où j’ai appris à descendre pour te rencontrer. Tu me parles de la neige, de ses reflets blancs, gris, mauves ou bleutés et du gel tardif de la rivière. L’été prochain, nous retournerons nous baigner au Lac-Saint-Jean. Tu m’emmèneras dans des endroits déserts, où personne ne pourra nous retrouver.

Nous discutons de Rilke, de Melville, d’Hermann Hesse et de Thoreau. Je te demande ce qui t’a plu dans le discours de Zarathoustra et pourquoi tu es parti si brusquement. Je voulais me résoudre enfin à ne rien vouloir. Me résoudre et me dissoudre

dans une sorte d’involonté. […] Qu’il n’y ait plus d’actes. Que tous les actes, que toutes les décisions cessent et disparaissent. Tu as élu domicile ici, dans les hauteurs. Tu demeures

au-delà des arbres, à l’abri de la souffrance, du désir, de l’ennui, de la fatigue et de la nostalgie. Tout cela ne t’affecte plus, ne te concerne plus.

‒ Tu seras toujours la bienvenue, me promets-tu.

Pour te rejoindre, il me suffira d’emprunter l’allée de sapins, de gravir la montagne jusqu’à ce que les conifères s’espacent et deviennent plus chétifs. Il faudra accélérer pour lutter contre le froid. Ta cabane se dressera sur la gauche. Je m’y engouffrerai juste avant que la morsure du blizzard n’atteigne mes os.

Je te couvre de reproches. Pourquoi tu ne m’as pas attendu, alors que je courais sur tes traces ? J’aurais voulu te suivre sur les berges de la rivière. Je lis la désapprobation dans tes yeux. Tu pointes Samuel qui patiente dehors. Tu m’exhortes à noircir le cahier que tu m’as offert : les mots ébauchent des ponts vers le grand silence, se perdent dans le vent et soufflent avec lui. Ils te parviennent comme une musique éthérée. Les notes valsent au- dessus du sens. Là où tu erres, les choses n’ont plus besoin de se distinguer, de se séparer :

elles sont unies, réconciliées. Tu approches de moi et me murmures à l’oreille : écris, jusqu’à ce que le silence fasse jour en toi.

Tu m’accueilles dans tes bras, une dernière fois, puis me repousses délicatement. ‒Tu dois redescendre avant la nuit.

Ta voix est douce, mais ferme. Au même moment, Samuel fait intrusion dans le chalet, transportant avec lui une rafale d’air froid. Ta silhouette disparaît subitement.

***

Nous reprenons la marche. Le soleil miroite sur l’étendue blanche. Nous passons devant un ruisseau qui coule tranquillement. Encore cette année, l’hiver nous épargne ses rigueurs. Les épinettes et les sapins baumiers ploient sous une charge de neige humide, comme les épaules fatiguées des vieillards. Nous nous arrêtons dans une aire de repos. Des escaliers mènent à un belvédère, offrant une vue imprenable sur la forêt. Les hauts pins nous protègent du vent. Je me rappelle le rite, décrit dans le dictionnaire des symboles, à la page marquée d’un signet. La cendre possède « une fonction magique, liée à la germination et au retour cyclique de la vie manifestée ».

Je suggère d’allumer un feu. Samuel ramasse des branchages. Il adopte la méthode que tu lui as apprise, en affichant la même attention infaillible. L’humidité empêche le combustible de flamber. Il réclame du papier. Je sors un exemplaire d’Ainsi parlait

Zarathoustra de mon sac à dos. J’arrache une page, puis une autre. La flamme crépite,

grimpe sur les mots, les efface, les anéantit. Elle gagne le bois. J’approche mes mains pour les réchauffer. Je déchire tout un feuillet. J’ai besoin d’en vouloir à quelque chose de plus grand que toi, que moi, d’un coupable à immoler. Je souris en observant les mots se consumer : « Je vous vanterai ma mort, la mort libre, qui viendra parce que je le voudrai ». Je détruis le livre entier juste pour cette phrase, je l’incendie pour railler Nietzsche, qui aimait tout raser, atteindre les lisières de la pensée et la voir s’élever dans une puissante combustion.

Je veux te fabriquer des cendres de mots et les déposer sur la montagne. Tu te réfugiais dans un monde d’idées. Ton incarnation te faisait mal. Tu essayais de dépasser les

limites de ton corps, comme pour t’en extraire. Te fondre dans une rumeur d’éternité. Devenir un symbole, un poème.

Sur la branche d’un frêne décharné, un moineau me regarde en piaillant. En reprenant le sentier du retour, je ramasse une page, rescapée de l’incendie. Le vent l’a entraînée quelques mètres plus loin. Je survole les premières lignes : « Une seule journée, une seule fête chez Zarathoustra m’a enseigné à aimer la vie. "C’était donc cela, la vie ? dirais-je à la mort. Eh bien, recommençons !" » Je la glisse dans ma poche. Entre deux épinettes, Nietzsche me fait un clin d’œil. Tu éclates de rire en même temps que moi. Les deux garçons courent derrière nous. Djamel me tend un flasque de whisky. Je sens battre en moi une force sauvage, obstinée. […] Je n’ai pas envie, comme toi, de me dissoudre. Je veux laisser la vie exploser en moi.

***

Je relis notre histoire. J’examine ton reflet morcelé. Tu n’apparais pas dans toute ta gloire comme je l’aurais souhaité. Puis, je me regarde, nue et difforme malgré les couches de maquillage. Une dernière fois, je te demande pardon. Pour les phrases que je n’ai pas écoutées, pour le cri que je n’ai pas entendu. Pour la main que je ne t’ai pas tendue, pour les exigences et les reproches. Une voix douce me répète que je ne suis pas coupable. Je résiste. Ne sommes-nous pas tous responsables de ceux que nous aimons ?

J’imprime le document. Je le glisse dans une enveloppe. Je l’emballe dans du papier brun. J’écris ton nom et une adresse fictive. Je veux te remettre le paquet de désespoir que tu m’as légué.

Je marche vers le bureau de poste. Le picotement du froid sur mes doigts me rappelle que je suis vivante. Dans la vitrine du magasin, j’aperçois mon reflet. De petites rides dessinent sur mon visage l’itinéraire de nos errances. Une lueur nouvelle brille dans mes yeux. Je dépose le colis et regagne mon appartement, le pas plus léger. J’attends avec impatience le retour de Samuel, consciente que même les choses les plus précieuses peuvent nous être arrachées. Je serre contre moi le pendentif que tu m’as offert. Je te remercie pour cette leçon d’humilité, d’humanité, de gratitude.

Annexe au récit (références des citations)

Les passages en italique sont tirés du livre ou des lettres du destinataire du récit.

Les sources exactes des autres œuvres citées entre guillemets dans le texte sont détaillées ci-dessous selon la page d’apparition des citations dans le récit.

À la page 8

Friedrich Nietzsche, « Ainsi parlait Zarathoustra. Le voyageur », traduit de l’allemand par Henri Albert, dans

Œuvres complètes de Frédéric Nietzsche, vol. 9, p. 217-22 [en ligne]

https://fr.wikisource.org/wiki/Ainsi_parlait_Zarathoustra/Troisi%C3%A8me_partie/Le_voyageur [page consultée le 22 mars 2019].

Id. Id.

À la page 16

Hermann Hesse, Knulp, traduit de l’allemand par Hervé du Cheyron de Beaumont, Paris, Calmann-Lévy (Le livre de poche), 1972, p. 116.

Ibid, p. 120.

À la page 17

Id.

À la page 23

Antonin Artaud, « Van Gogh le suicidé de la société », dans Œuvres complètes, tome XIII, Paris, Gallimard, 1974, p. 14.

À la page 27

Jean Chevalier, Alain Gheerbrant et Marian Berlewi [dir.], Dictionnaire des symboles, Paris, Robert Laffont, 1969, p. 155.

Id.

Henry-David Thoreau, Walden ou la vie sauvage, traduit de l’anglais par L. Fabulet, Paris, Gallimard, (L’imaginaire), 1922, p. 22.

À la page 33

Rainer Maria Rilke, cité dans Lou Andréas-Salomé, Rainer Maria Rilke, traduit de l’allemand par Jacques Le Rider, Paris, Maren Sell (Petite bibliothèque européenne du XXe siècle), 1989, p. 9.

À la page 34

Lou Andréas Salomé, Rainer Maria Rilke, traduit de l’Allemand par Jacques Le Rider Paris, Maren Sell (Petite bibliothèque européenne du XXe siècle), 1989, p. 11.

Ibid., p. 16. Ibid., p. 12.

Lou Andréas-Salomé, Ma vie. Esquisse de quelques souvenirs, traduit de l’allemand par Dominique Miermont et Brigitte Vergne, Paris, Presses universitaires de France (Quadrige grands textes), 1977, p.80.

Id. Ibid, p. 85.

À la page 35

Id.

Cet extrait est tiré d’une lettre de Lou Andréas-Salomé, adressée à Rilke, en 1934. Elle publie cette lettre dans son autobiographie. Voir Lou Andréas-Salomé, Ma vie. Esquisse de quelques souvenirs, op.cit., p. 140. Rainer Maria Rilke, cité dans Lou Andréas-Salomé, Rainer Maria Rilke, op.cit., p. 17.

Id.

À la page 36

Id.

Lou Andréas-Salomé, Rainer Maria Rilke, op.cit., p. 47.

Rainer Maria Rilke, cité dans Lou Andréas-Salomé, Rainer Maria Rilke, op.cit., p. 28.

À la page 39

L’expression « je préférerais ne pas [I would prefer not to] » est le leitmotiv du personnage de Melville, Bartleby. Voir Hermann Melville, Bartleby, le scribe, traduit de l’anglais par Jean-Yves Lacroix, Paris, Éditions Allia,

Hermann Melville, Bartleby, le scribe, op.cit., p. 53.

Ibid., p.55. Ibid., p. 69. À la page 40 Ibid., p. 77. Ibid., p. 78. Ibid., p. 81. Ibid., p. 36. Ibid., p. 73. À la page 42

Serge Lama, « Je suis malade » [compositeur Alice Dona], Album Je suis malade, Philips Records, 1973. Léo Ferré, « La solitude », Album La solitude, Barclay, 1971.

À la page 49

Henry-David Thoreau, Walden ou la vie sauvage, Paris, Gallimard, (L’imaginaire), 1922, p. 22.

À la page 50

Ibid., p. 351.

À la page 51

Inscrite sur le temple de Delphes, cette expression est souvent attribuée à Platon qui en a fait une des pierres angulaires de sa philosophie. Voir Platon, « Charmide », dans Charmide, Lyris, traduit par Louis-André Dorion, Paris, GM Flammarion, 2004, p. 95.

Ibid., p. 370. Ibid., p. 341.

À la page 52

Rainer Maria Rilke, Lettres à un jeune poète, traduit de l’allemand par Marc B. de Launay, Paris, Gallimard (Poésie), 1983, p. 27.

À la page 54

Ibid., p. 27. Ibid., p. 103-105.

À la page 55

Albert Camus, L’Étranger, Paris, Gallimard (Le livre de poche), 1957, p. 7.

À la page 56

Ibid., p. 54. Ibid., p. 89.

Albert Camus, Le mythe de Sisyphe, Paris, Gallimard (Folio essais), 1942, p. 46.

À la page 57

Albert Camus, L’Étranger, op.cit., p. 112.

Ibid., p. 113-114. Ibid., p. 116-117.

À la page 70

Jean Chevalier, Alain Gheerbrant et Marian Berlewi [dir.], Dictionnaire des symboles, op.cit., 9, p. 496.

À la page 71 Id. Id. À la page 72 Ibid., p. 464. Id. Ibid., p. 521. Ibid., p. 558. Ibid., p. 215. Id. À la page 75

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, traduit par Geneviève Bianquis, Paris, GF-Flammarion, 2006, p. 111-112.

À la page 77

Ibid., p. 45. Ibid., p. 47.

À la page 78

Ibid., p. 100.

Platon, « Charmide », op.cit., p. 95.

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, op.cit., p. 84.

Ibid., p. 293. Ibid., p. 383. Ibid., p. 64. Ibid., p. 65. Ibid., p. 346. À la page 79 Ibid., p. 319. Ibid., p. 276. Ibid., p. 348. Ibid., p. 202. Ibid., p. 203. Ibid., p. 286.

Friedrich Nietzsche, « Ainsi parlait Zarathoustra. Le voyageur », traduit de l’allemand par Henri Albert, dans

Œuvres complètes de Frédéric Nietzsche, vol. 9, p. 217-22 [en ligne]

https://fr.wikisource.org/wiki/Ainsi_parlait_Zarathoustra/Troisi%C3%A8me_partie/Le_voyageur [page consultée le 22 mars 2019].

À la page 95

Jean Chevalier, Alain Gheerbrant et Marian Berlewi [dir.], Dictionnaire des symboles, op.cit., p. 155. Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, op.cit., p.112.

À la page 96

Partie 2 : Paradoxes de l’écriture du deuil