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CHAPITRE 4 – DE L'OEUVRE À L'ACTE : UNE PREMIÈRE STRUCTURATION DU

E. Parisien ou Normand ?

Du terroir normand, progressons désormais de Rouen à Paris. Flaubert s’attarde-t-il sur une opposition entre la capitale et sa province ? Martine Pastor, présidente de l’association Patrimoine(s), a ces mots pour parler de l’identité normande: « Au pays du non-dit et derrière l’image d’Epinal, c’est peut-être le regard de l’autre et le regard venant des autres qui fait progresser…404 » Les contemporains de Gustave sont loin du XVIIe siècle, ce « siècle d’or des

métropoles provinciales405 » où Rouen n’hésitait pas à exprimer sa vive méfiance, voire son

hostilité envers la capitale406. L’industrie est encore rare, sauf la soie à Lyon, le coton à Rouen, la

laine à Troyes et largement concurrencée par le dynamisme commercial de Paris. L’histoire des relations entre ces villes s’inscrit davantage dans celle des rapports sociaux que dans l’espace ; ainsi les notables locaux subissent de nouveau la domination de la capitale qui impose ses vues lors de la construction des chemins de fer entre 1842 et 1852. En effet, cette centralisation va de pair avec celle de la politique voulue par Louis Napoléon Bonaparte de 1848 à 1870. Les capitaux qui ont fructifié dans les chemins de fer se placent dans la modernisation haussmannienne des grandes villes de province. Enfin, sous la Troisième République, abandonnant la province aux banquiers locaux et aux petits entrepreneurs, ces notables vont rechercher des profits aussi substantiels à l’étranger et aux colonies407. En réalité, si ce n’est une

opposition c’est davantage un rapport inégal : la province se compare à la capitale, et non l’inverse.

Flaubert, qui ne loue que rarement son lieu de naissance, subit ces déterminismes et en tire un caractère fier comme celui de cette ville opulente et indépendante, fixant le caractère régionaliste de nombre d'artistes normands. Il est faux de penser qu’il déteste la cité normande, la vérité est plus ambigüe et du ressort de la prise de distance vis-à-vis de la population rouennaise, pas toute d’ailleurs, mais celle qui a la même condition que lui, sans en avoir les mêmes objectifs. En 1847, pour l’écriture de Par les champs et par les grèves, il précise « ce n’est pas la saleté

404 PASTOR Martine, « Identité et Patrimoine », in Etudes normandes, Rouen, n°2, 2007, p. 6.

405 GEORGES Jocelyne, Paris province de la Révolution à la mondialisation, Fayard, Paris, 1998, p. 15.

406 POMMIER Edouard, « Naissance des musées de province », NORA Pierre (dir.), Les Lieux de mémoire, I, Paris, Gallimard, Quarto, [1984], 1997, p.1499 et p. 1504. L’auteur rappelle les tensions existantes tout au long de la Révolution, dans les envies parisiennes de récupérer des peintures et tableaux conservés à Rouen. La cité normande se défendra.

sombre de Lyon, ni le mouvement du Havre ou de Marseille, ni l’alignement de Bordeaux, ville si joliment sotte qui ressemble à un bel homme bien cravaté et ça ne vaut pas Rouen qui serait beau si on ne l’embellissait pas et que j’aimerais si je n’y étais pas né408… » Ainsi le romancier

préfère largement sa ville sans restauration ni construction et évidemment regrette d’y être né car sous-entend qu’il sait les travers de ses concitoyens trop fréquentés. Nous avons vu que Paris ne le révulse jamais, « théâtre privilégié de l’éducation sentimentale409 », mais Flaubert rejoue

l'opposition Rouen/Paris à une échelle plus petite et qui ne le concerne que lui : Croisset/Rouen. Souci de distinction ou simple mise à l'écart voulue, Flaubert a besoin de cet isolement afin de créer son œuvre. Pourtant il vit dans une époque qui tend à réduire les distances : la ligne de chemin de fer Rouen-Paris410 est inaugurée le 4 mai 1843, Gustave est à Paris, mais cela résonne

déjà trop à ses oreilles délicates et à ses yeux d’artiste411, tout voué qu’il est à la littérature dont le

« but reste le Beau412. » Conscient de ce qui se joue, voilà plus d’un siècle que cet écart se creuse

entre immobilisme provincial et dynamisme parisien : sans mettre des mots précis sur ce manichéisme un peu rapide, en lecteur et observateur attentif du passé de son pays, Flaubert sait qu’il doit composer avec ces deux extrêmes. « Avec la Révolution, les Français avaient eu l’impression, à la fois excitante et pénible, de changer de monde et en avaient retiré un goût pour l’histoire qui allait caractériser le XIXe siècle. Avec l’ouverture des chantiers du chemin de fer, l’impression se répète. Si certains se sentent happés par le progrès, d’autres prennent peur. La modernisation industrielle et financière ne touche que très ponctuellement la province qui reste sous l’influence de la société paysanne. Les mentalités y évoluent doucement. Rien de comparable avec Paris qui est le mouvement même. Pour les uns, la province est un rassurant conservatoire du passé, pour d’autres un archaïsme ridicule413. » Ce mouvement est nécessaire à

l’homme vif et curieux qu’est Flaubert, mais complètement inutile pour la quiétude et le labeur

408 FLAUBERT Gustave, Voyage en Bretagne, Par les Champs et par les grèves, éd. Maurice Nadeau, Complexe, 1989, p. 325.

409 CORBIN Alain, « Paris-province », NORA Pierre (dir.), Les Lieux de mémoire, II, Paris, Gallimard, Quarto, [1984-1992], 1997, p. 2866.

410 Tout de même, il en tirera bénéfice dans l’accélération de la diffusion des lettres (reçues et envoyées), notamment avec Louise Colet à partir d’août 1846.

411 A l’occasion du 138ème anniversaire de sa naissance, un article de presse revient sur son rapport difficile au chemin de fer. PARMENT Roger, « Flaubert (1m. 83) était trop grand pour les chemins de fer de son temps », Paris- Normandie, 14 décembre 1959. Carton 14, archives Dubuc, consultées le 4 mai 2011 au Musée Flaubert et d’Histoire de la médecine, actuellement en classement aux Archives départementales de Seine-Maritime.

412 WINOCK Michel, op. cit., p. 229. 413 GEORGES Jocelyne, op. cit., p. 119.

requis pour écrire. Ce n’est, en somme, pas une question de lieu mais plutôt d’état d’esprit. Il est capable d’apprécier le progrès industriel, lorsqu’il se plaît, par exemple, à assister à une « ascension aérostatique de Poitevin ; c’était fort beau414 ».

Croisset permet cet isolement, symbole de la campagne normande dans laquelle Flaubert apprécie le calme et la tranquillité, lui, capable des plus grands excès de gestes et de verbes. « Il était Normand, et avec une incomparable splendeur d’atavisme. Car ce n’était pas le Normand d’aujourd’hui, en qui l’ancêtre norvégien ne revit que par l’âpreté au pillage ; ce n’était pas l’écumeur de vagues devenu un écumeur de procès ; c’était le vieux Normand superbe, barbare, avec sa taille de géant, sa mine farouche, son goût pour l’aventure et son mépris hautain pour la vie415. » Georges Sand remarque le paradoxe lors de sa venue à Croisset à la fin août 1866416.

Dans l’esprit de Flaubert, Rouen est plus proche de Paris, sans aller jusqu’à dire qu’il « s’agit d’une véritable haine de la grande ville […] mêlée à une angoisse qui l’explique sans doute, devant un monde qui change sous l’influence urbaine417». Il peste contre ces changements en

particulier le chemin de fer, qu’il utilise pourtant. En effet Rouen n’est ni immobile ni à l’écart : sous la IIIème République, la ville reçoit la visite de différents présidents, de 1871 avec Thiers à 1928 avec Doumergue -qui inaugure la nouvelle gare de Rouen rive droite- en ajoutant Mac- Mahon (1875), Carnot (1888), Faure (1896) et Millerand (1920)418. Ces dates montrent aussi que

la cité normande reste liée à la capitale française, de moins en moins loin grâce aux progrès technologiques mais aussi aux volontés politiques d’une forme de décentralisation, culturelle notamment. « C’est surtout à Rouen, la capitale de la vieille province normande, et patrie du grand Corneille – le père de la scène française, comme l’appela Voltaire – que ces essais de décentralisation artistique se sont produits419. » Comme Flaubert, nous n’établissons pas de

séparation stricte entre Paris et la province, entre Paris et Rouen, le romancier signalant à l’article « Badaud : tous les Parisiens sont des badauds quoique sur dix habitants de Paris il y ait neuf

414 FLAUBERT Gustave, lettre à Louise Colet, 26 juillet 1852, Correspondance, éditée par Jean Bruneau et Yvan Leclerc pour le tome V, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, T. II, 1980, p. 139.

415 RICHEPIN Jean, « Gustave Flaubert », Gil Blas, 11 mai 1880.

416 « On ne sait pas pourquoi c’est un esprit agité et impétueux, tout respire le calme et le bien-être autour de lui ! » SAND Georges, lettre à Maurice, Correspondance, 31 août 1866, Library of Alexandria, 2013.

417 MARCHAND Bernard, Les ennemis de Paris. La haine de la grande ville des Lumières à nos jours, Presses universitaires de Rennes, Collection Histoire, Rennes, 2009, p. 105.

418 DUBOSC Georges, « Histoire résumée de Rouen », in Rouen ville musée, Guide du syndicat d’initiative, p. 22. 419 PAULME Henri, Rapport sur le Mouvement Littéraire, Imprimerie et librairie Léon Gy, Rouen, 1908, p. 73.

provinciaux. A Paris, on ne travaille pas420. » Si ville et campagne ont, pour lui, des spécificités

propres comme une forme de frénésie attachée à la capitale qui s’oppose au quotidien paisible de Croisset, ce n’est jamais au point de les opposer définitivement, attitude qui parle pour lui-même et dont la postérité commence à faire cas. Il a peur d’être le bourgeois caricatural tout comme il ne veut pas être le provincial « obstiné à des usages grossiers et hors de mode421». Après tout, le

suffrage universel définitivement instauré après 1870 va largement redonner du pouvoir à la province, tout ne se jouant plus à Paris. Il est évident, comme l’exprime l’historien Michel Winock, que Flaubert est « enraciné […] dans un pays et dans une époque422 ». Pourtant, du

vivant de l’écrivain, c’est bel et bien vers la capitale que son regard se porte.