• Aucun résultat trouvé

CHAPITRE 6 – AU TOURNANT DU SIÈCLE : LES RÉALISATIONS

E. La critique d’un académicien

La vie de Flaubert est racontée pour servir la célébration mais également pour lisser un souvenir que certains veulent parfaitement concordant avec l’image de l’écrivain total. Presque

656 C’est celle que nous citons à la page précédente pour les discours des intervenants. 657 Il représente le comité et la section littérature de la Fédération des artistes.

un demi-siècle après la mort de Gustave Flaubert, certaines voix discordantes se font encore entendre. Nous avons volontairement isolé un épisode dans la démarche de patrimonialisation aboutissant au buste du Jardin du Luxembourg. Au moins une personne exprime clairement son rejet de cette réhabilitation qui va à l’encontre de la vérité : il s’agit de l’historien spécialiste de Napoléon et secrétaire perpétuel de l’Académie Française Frédéric Masson. La Société des Gens de Lettres a lancé une souscription pour l’édification du buste par Clésinger. Si dix-huit membres de l’Académie Française658 y participent individuellement, « pour cette espèce d’élection

posthume659 », Frédéric Masson, représentant l’Académie en somme, répond par un refus

catégorique660, et ne veut donc pas assister à l’inauguration du buste de Flaubert le

12 décembre 1921. « […] Je l’ai connu et je l’ai assez vu pour le juger durement. Nous en causerions, vous penseriez comme moi. Il était brave homme, bourgeois jusqu’aux moelles et simulait l’homme exaspéré, le rapin farouche, l’aplatisseur de la famille. Il s’est ruiné pour sa nièce et méritait toute l’estime possible : mais il avait la mentalité d’un vieux médecin de Rouen, en prenant, paroles parlant, l’attitude d’un débardeur et d’un chicard. C’est encore un mensonge de le présenter autrement, mais c’est ce qui se fera. Bien à vous661. » Cette lettre adressée à

Edmond Haraucourt, qui le sollicite pour donner de l’éclat à la cérémonie662, touche les

défenseurs de la mémoire flaubertienne et fait clairement polémique car son écho est relayé dans la presse. La missive fait d’autant plus parler663 qu’elle n’est pas divulguée précisément. Le

mystère des détails de la réponse, dont la tonalité générale est connue, amène les commentateurs à faire du bruit autour de ces démarches patrimoniales. Ne parvenant pas à se faire restituer cette lettre, Masson apporte un droit de réponse au critique Paul Souday le 3 juin, celui-ci le jugeant encore plus durement le même jour664. La fameuse lettre termine au musée de Croisset,

658 « Maurice Barrès, Louis Barthou, René Bazin, Henri Bordeaux, Paul Bourget, René Boylesve, Alfred Capus, André Chevrillon, René Doumic, Maurice Donnay, Robert de Flers, Anatole France, Henri Lavedan, Pierre Loti, Raymond Poincaré, Parcel Prévost, Henry de Régnier et Jean Richepin. », DUMESNIL René, Le rideau à

l’italienne, Mercure de France, Paris, 1959, p. 197.

659 Ibid.

660 DUBUC André, « Le centenaire de Flaubert à Rouen et à Paris en 1921 », Les Amis de Flaubert, n°40, 1972, p.7. 661 Echange avec Paul Souday rappelé dans Le Temps, 3 juin 1921 et dans Comoedia, juin 1921. Souday est un critique de référence et collabore par exemple au Figaro, au Gaulois, à la Revue de Paris et aux Nouvelles littéraires. 662 Il lui écrit le 11 novembre 1920 : « Nous avons espéré que cette œuvre de justice obtiendrait le concours de votre autorité. Nous vous serions reconnaissants si vous acceptiez d’inscrire votre nom sur la liste du comité d’honneur qui se constituera dès que nous aurons votre réponse. », DUMESNIL René, Le rideau à l’italienne, Mercure de France,

Paris, 1959, p. 194.

663 Paul Souday en parle dans un article du 30 mai 1921 pour Le Temps.

664 Le journaliste attaque l’académicien sur ses jugements littéraires tout comme sur une ligne quelque peu graveleuse au cœur de sa réponse à Haraucourt.

prolongement du « fameux sottisier de Bouvard et Pécuchet665 ». On peut toutefois louer la

franchise de l’académicien, qu’il soit diffamatoire ou non, il ne manque pas de donner son avis. L’année suivante, Masson rappelle à nouveau sa position dans le « Rapport à l’Académie Française sur les concours de 1922 », dans lequel il revient sur le prix obtenu par le flaubertiste René Descharmes : « On assure que M. Gustave Flaubert n’a produit que des chefs-d’œuvre. M. Emile Faguet ayant osé dire de Bouvard et Pécuchet, qu’au moins la première partie du livre « était au-dessous de tout » dut se soustraire par la mort à d’atroces vengeances666 ». Ce jugement

vaut également pour Masson qui devait mourir quelques mois après avoir écrit ce rapport.

Certaines critiques sont plus cachées. Par exemple, on ne peut pas accorder la même franchise à Léon Daudet. Il est curieux de le voir au Comité de patronage des fêtes de Flaubert, alors qu’au même moment il critique le romancier dans le journal Action Française, hostile à l’écrivain normand. D’ailleurs Daudet place Flaubert en-dessous de Maupassant et de Barbey d’Aurevilly. Mais on ne peut se fier à un personnage capable d’inventer, de toutes pièces, une série d’histoires au sujet de Victor Hugo667. Tout n’est pas pleinement en ordre de marche pour

une entente parfaite autour d’un Flaubert toujours clivant. Même lorsque l’on parle du monument du Luxembourg, le gouvernement se contente de donner 5 000 francs et un petit emplacement dans le parc, sans autre décision plus importante. Ces péripéties parisiennes ne sont pas celles de la capitale normande. Comment se déroule le centenaire rouennais ?