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CHAPITRE 6 – AU TOURNANT DU SIÈCLE : LES RÉALISATIONS

C. La Normandie au sein du territoire national

« A vrai dire, nous traversons l’endroit même où ont vécu, — car Dieu sait s’il sait s’ils vivaient, ceux-là — les nombreux personnages de Madame Bovary621. » Si la ville normande

n’est pas encore « toute entière hantée par lui622», elle est un point de départ vers un rayonnement

national. National car déjà, nous venons de le voir, deux pôles célèbrent l’écrivain, à savoir Rouen et Paris. Ce rapport entre le centre et la périphérie prouve que le patrimoine local n’est pas qu’une affaire de régionalisme mais son existence est possible grâce à des volontés extérieures à la cite normande. Il existe surtout des formes d'interdépendance qui permettent la valorisation du patrimoine local. L’œuvre même va être convoquée pour qu’un lien réunisse toutes ces volontés : le bovarysme. Au-delà du personnage de roman, le nom propre Bovary va devenir un nom commun. Cette expression d’un profond mal-être est théorisée en 1892 par Jules de Gaultier623.

S’il la définit comme le « pouvoir qu'a l'homme de se concevoir autre qu'il n'est » elle est aujourd’hui plus précise car comprise par tous. Ainsi, nous trouvons précisément un « comportement d’une femme que l’insatisfaction entraîne à des rêveries ambitieuses ayant un rôle compensatoire624 » et il est aisé de comprendre que cette démarche de chercher une autre

réalité possible n’est plus l’apanage d’un territoire mais va au-delà. Emma Bovary dépasse donc sa condition première de « simple campagnarde stupide: elle est devenue une représentante de l'humanité en général625 ». D’un personnage de roman, Emma est donc devenue un type social

appelé à se retrouver aux quatre coins du territoire national.

621 CHINCHOLLE Charles, « Obsèques de Gustave Flaubert», Le Figaro, 12 mai 1880.

622 NOGUEZ Dominique, Dans le bonheur des villes: Rouen, Bordeaux, Lille, Éditions du Rocher, 2006.

623 Jules de Gaultier (1859 – 1942), philosophe, publie deux ouvrages sur la question : Le Bovarysme. La psychologie

dans l’œuvre de Flaubert en 1892, puis Le Bovarysme : Essai sur le pouvoir d’imaginer en 1902.

624 Larousse en ligne. URL : http://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/bovarysme/ 625 Bulletin Flaubert, n°72, 28 septembre 2005.

La nouvelle revue L'Ame normande, qui se propose d'être véritablement le vecteur d'un régionalisme en plein essor626, célèbre et rapporte les festivités du 27 mai 1906 autour du

tricentenaire de la naissance de Pierre Corneille. Dans la préface de ce numéro de juin 1906, les grandes figures normandes sont référencées comme étant Poussin, Géricault, Millet, Laplace, Tocqueville, Fontenelle, Malherbe, Bouilhet, Barbey d'Aurevilly, Mérimée, Maupassant. Les « très grands » sont Pierre Corneille et l’écrivain Bernadin de Saint Pierre. Le dernier mot, mais peut-être pas le moins important, est pour « Flaubert enfin, pour témoigner qu'au dix-neuvième siècle, la Normandie avait encore son mot à dire et n'avait pas déchu de tant de grandeur627 ».

Ainsi se termine une préface importante pour saisir comment Flaubert est déjà considéré comme une référence littéraire évidente. L'académicien Albert Sorel, auteur de ces lignes, est une voix décisive pour légitimer les grandes figures ou celles qui devraient l'être.

Trois ans après la fin de la Première Guerre mondiale, Paul Bourget628 insiste sur la fierté

nationale de saluer un écrivain de si grand talent. « Messieurs, nous traversons une époque où la défense de notre génie national est le premier de nos devoirs. Saluons donc Gustave Flaubert, pour avoir eu un sentiment si juste de la valeur de notre prose et s’y être dévoué avec tant de ferveur, en bon serviteur, non seulement de la littérature, mais de la France629. » Cet accent

nationaliste est bien sûr une appropriation de circonstances, convenant à une époque troublée où la recherche de figure nationale est incessante. Nous avons vu que de son vivant le romancier n’avait eu un élan patriotique qu’à l’occasion de la guerre de 1870, le reste du temps, amoureux d’Orient, descendant de Champenois et Normand, il se plaisait à rappeler ses origines métissées, dont une parenté avec un grand cousin indien630. Gustave Flaubert est ainsi utilisé comme une

référence nationale. Le patrimoine conservé et délimité par certains admirateurs matérialise la nation et lui permet de prendre conscience d’elle-même. C’est, du moins, l’objectif inavoué.

626 On pense aux Fêtes normandes de 1906 et à la célébration du Millénaire de Normandie en 1911. 627 SOREL Albert, « Préface », L’Ame normande, juin 1906, p. 242.

628 Paul Bourget avait déjà participé à des célébrations similaires comme le 28 juin 1920, aux côtés du sénateur Raymond Poincaré, l'écrivain inaugure le buste de Stendhal et prononce à cette occasion un discours. Il écrit « La place de Flaubert dans le roman français », dans L’Illustration du 10 décembre 1921, n°4110, pp. 556-558. Cet

article est suivi d’une courte présentation du buste du Luxembourg inauguré deux jours plus tard. Le 14 octobre 1923, il préside l'inauguration d'une plaque commémorative à la gloire de Jules Barbey d'Aurevilly, un de ses maîtres, rue Rousselet à Paris. Figure 9.

629L’Echo de Paris, 13 décembre 1921.

630 FLAUBERT Gustave, lettre à Edmond de Goncourt : « J’ai une envie, un prurit de me battre. Est-ce le sang de mes aïeux, les NATCHEZ qui reparaît ? ». Correspondance, op. cit., T. IV, 1998, p. 227. FLAUBERT Gustave, lettre à Edma Roger des Genettes : « Je suis plus fier de mon aïeule, la Sauvagesse, une Natchez ou une Iroquoise (je ne sais) ». Correspondance, op. cit., T. V, 2007, p. 297.

Figure 9 : Buste de Flaubert au Jardin du Luxembourg.

C’est pourtant bien en Normandie que son souvenir reste fort grâce au culte quotidien rendu par d’anciens proches. Prenons l’exemple de Colange, ex-cuisinier de Gustave Flaubert, « C’est chez lui que commençait souvent le pèlerinage d’un grand nombre d’admirateurs de l’écrivain, cherchant le chemin de son pavillon que la papeterie voisine masquait à leurs regards. […] Jusqu’à leur mort, ils restèrent à Croisset les plus sûrs défenseurs d’un homme qui, au cours de son existence, n’avait pas su, ou voulu, se lier avec aucun autochtone (sic). […] Dans le village, leur décès provoqua une émotion bien plus profonde que celle de l’annonce de la mort de leur ancien maître, personne ne l’ayant approché, alors qu’au contraire, par leur vie les Colange avaient acquis l’intérêt, le respect et l’estime de la population entière631. » Ils meurent début

1919. Grâce à des personnes qui ne pensent pas faire œuvre de patrimonialisation il s’agit bien là de gestes et de mots forts pour changer l’opinion des locaux. « Il fallut beaucoup de temps aux habitants de Croisset pour juger la valeur de Gustave Flaubert632. » Dans les années 1910, ils

étaient étonnés de voir des gens « coiffés du chapeau haut de forme » et transportés par « un grand char à bancs découvert633 ».

Le territoire normand, en particulier rouennais, n’est donc pas aveugle quant à ce qu’à réalisé le romancier, son souvenir s’ancre, petit à petit, dans des célébrations et des preuves physiques, tout en donnant le sentiment d’efforts disparates et peu coordonnés. Ceux-ci pourraient facilement l’être en haut lieu mais « l’administration n’a généralement qu’un rôle passif et se contente le plus souvent d’autoriser l’érection des statues634 ». Il faut attendre un

anniversaire important pour qu’une forme du souvenir plus complète vienne saluer ces premières décennies d’efforts patrimoniaux.