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CHAPITRE 5 – DE VIE À TRÉPAS : LES PREMIERS AMIS

F. Classer un original

Immédiatement après sa mort, nous avons vu qu’il s’agit de confirmer la grandeur du romancier. Ainsi Leconte de Lisle écrit, le 19 mai 1880, que « la mort foudroyante de mon pauvre Flaubert m’a profondément attristé. Je l’aimais beaucoup. C’était un grand écrivain et un excellent cœur. Personne ne remplacera l’homme qui a écrit Madame Bovary et le magnifique poème de Salammbô… Tous mes contemporains s’en vont l’un après l’autre, et ce sera bientôt

mon tour ». Progressivement, alternant entre anecdotes douteuses554 et grandes envolées lyriques

le présentant comme un héros, les articles mettent en avant un Flaubert n’ayant pas choisi

551 DUMESNIL René, op. cit.,p.50.

552 ALBALAT Antoine, Gustave Flaubert et ses amis, Librairie Plon, Paris, 1927, p.230.

553 Sur ce thème, on peut lire RONSETHAL Olivia, RUFFEL Lionel (dir.), « La littérature exposée », Littérature, n°160, 2010.

554 Pour revenir une dernière fois sur les notices nécrologiques et les articles de 1880 en général, Flaubert aurait probablement ri en voyant les nombreuses coquilles allant de son nom (« Gustavo » in Anonyme, Annonce de la mort de Flaubert, Gazzetta Piemontese, 9 mai 1880.) à ses œuvres (« Bouvard et Pétuchet » in Anonyme, « Chronique. Gustave Flaubert. Nécrologie », Le Temps, 10 mai 1880) en passant par les lieux qu’il fréquente (toujours l’article de CHINCHOLLE Charles, « Obsèques de Gustave Flaubert», in Le Figaro, 12 mai 1880).

d’appartenance555, cette absence de position permettant donc de se quereller sur son affiliation.

Alors débutent les critiques à l’encontre de l’école naturaliste, elle qui « revendique Gustave Flaubert comme son chef556 ». Le moment est propice aux discussions puisque ce courant est très

actif en 1880 avec la parution de Nana557 mais surtout du recueil des Soirées de Médan558.

Flaubert, refusant les étiquettes de son vivant, l’écrit même à Louise Colet, ce n’est plus de l’indifférence mais un véritable combat. « J’y veux prouver l’insuffisance des écoles quelles qu’elles soient, et bien déclarer que nous n’avons pas la prétention, nous autres, d’en faire une et qu’il n’en faut pas faire559. »

Il inspire les critiques : au lieu de le rapprocher d’un courant ils l’éloignent du naturalisme polarisant, en une sorte de va-et-vient. Si parfois Flaubert est associé aux romantiques, ce n’est pas par évidence mais toujours par défaut, pour, en creux, critiquer le naturalisme de Zola. Pour autant ce dernier n’entre pas dans le jeu et reconnaît même l’influence romantique560 chez

Flaubert. Faisant du naturalisme une peinture de ce que l’artiste observe, les adversaires de ce courant rappellent que, sans un haut degré d’imagination, Flaubert n’aurait jamais pu écrire

Salammbô, la Tentation de saint Antoine, la Légende de saint Julien l’hospitalier. Ce n’est pas Flaubert le responsable mais ce nouvel esprit, fautif d’avoir osé considérer Flaubert comme l’un des leurs dans un espace trop étriqué et croire que la richesse de ses romans puisse entrer pleinement dans leur mouvement. Les articles présentent Flaubert comme un être passif561,

n’ayant rien demandé, face à une jeune école trop ambitieuse par rapport à ces réalisations, « qui

555 Quelques lignes seulement croient savoir que Flaubert se reconnaissait dans cette nouvelle école, mais pour mieux critiquer grâce à une comparaison : « Lui-même, non peut-être sans quelque embarras, avait agréé ce titre. Était-ce parce que, s’exagérant la puissance du courant, il voulait lui faire porter son œuvre? N’était-ce pas plutôt parce qu’il obéissait à un sentiment étrange, mais très humain, que la psychologie n’a pas expliqué? Il arrive parfois qu’une mère préfère entre tous ses enfants beaux, robustes, charmants, un pauvre être né chétif, laid et maussade. », HOUSSAYE Henry, « Gustave Flaubert », in Journal des débats politiques et littéraires, 16 mai 1880.

556 Ibid.

557 Le roman d’Emile Zola est publié en février 1880.

558 ZOLA Emile, de MAUPASSANT Guy, HUYSMANS Joris-Karl., CEARD Henry, HENNIQUE Léon, ALEXIS Paul, Les soirées de Médan, Paris, Charpentier, 1880.

559 FLAUBERT Gustave, lettre à Louise Colet, 7 septembre 1853, Correspondance, op. cit., T. II, 1980, p. 427. 560 « […] Flaubert, enfiévré du romantisme de 1830 ». ZOLA Emile, « Gustave Flaubert, l’écrivain et l’homme », Le

Messager de l’Europe, juillet 1880, PHILIPPOT Didier, Gustave Flaubert, Paris, Presses universitaires Paris-

Sorbonne, coll. « Mémoire de la critique », 2006, p. 486.

561 « [Les naturalistes] essaient de rapetisser Flaubert pour le faire descendre jusqu’à eux, mais ils ne songent pas à s’élever jusqu’à lui. », HOUSSAYE Henry, « Gustave Flaubert », Journal des débats politiques et littéraires, 16 mai 1880.

fait en ce moment tant de tapage et si peu de besogne et par une fortune assez curieuse il lui a suffi d’un roman562 ».

Pour en terminer avec une polémique sans avenir563 et dépasser les affiliations à une école

précise, il est donc difficile de le catégoriser dans un mouvement particulier. Lui, le créateur du roman moderne à l’esthétique et au positionnement nouveau, est cet original qui présente quelques grands traits à résumer. Nous avons mentionné sa recherche quasi maniaque du détail. Pour arriver à ce degré de précision, il est régulièrement comparé à un historien564 en particulier

pour son travail sur l’Education sentimentale565. Leurs méthodes se valent, la logique finale est de faire de cette quête -qui réclame un investissement temporel considérable- un labeur acharné car il faut au moins ceci pour le satisfaire dans sa démarche. En somme Flaubert est « une des premières figures de l’intellectuel moderne566 ». Comment le classer parmi ses contemporains s’il

est résolument novateur ? Ensuite, dans sa critique de l’état d’esprit bourgeois, s’il ne s’agit ni de classes ni de personnes précises, il est bien évident que sa façon d’être comme de se comporter face au travail fait de lui le digne représentant de sa classe sociale, et il en est conscient. Mais comment le définir comme tel alors qu’il a su décrire son monde avec une distance ironique ayant abouti au succès de Madame Bovary, à celui plus tardif de l’Education sentimentale et même à sa mort pendant la rédaction de Bouvard et Pécuchet ? Enfin, son privilège de naissance lui dispense d’écrire dans les journaux pour chercher l’argent facile. L’affiliation à une catégorie précise pour le romancier en est donc d’autant plus délicate qu’il ne pose pas officiellement ses principes esthétiques dans ses œuvres : il fallait les comprendre ou attendre de lire sa Correspondance. La plupart des commentateurs de 1880 n’ont pas connaissance de nombreuses lettres, soit gardées

562 Anonyme, « Gustave Flaubert », Le Figaro, 9 mai 1880. En ligne sur Gallica :

http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k277459c

563 La prise de conscience est réelle chez Houssaye qui termine son propos ainsi : « Aussi la mort de Gustave Flaubert, qui est une perte cruelle pour la littérature contemporaine, est une catastrophe pour l’école naturaliste. Tant que Flaubert vivait, son œuvre était comme un pont jeté entre les naturalistes et la littérature. Quelque temps encore le grand talent de cet homme brillera sur la petite école. Mais les années viendront mettre fin à la confusion. L’œuvre de Gustave Flaubert se détachera de celles de M. Zola et de ses disciples. Et quand de tout le vacarme fait aujourd’hui autour d’odieux romans il ne restera pas même un écho, on lira encore Madame Bovary. », HOUSSAYE Henry, « Gustave Flaubert », in Journal des débats politiques et littéraires, 16 mai 1880.

564 C’est ce que pense Jean Vidalenc, professeur à la Faculté de Rouen, du Flaubert de 1869 relatant la révolution de 1848 dans l’Education sentimentale, l’auteur « ayant acquis les qualités et les techniques de ce genre, autant, sinon

parfois mieux, que certains de ses contemporains les plus spécialisés. », VIDALENC Jean, « Gustave Flaubert Historien de la révolution de 1848 », Europe, septembre-octobre-novembre 1969, pp. 51-52.

565 WETHERILL Peter Michael, « Dérapages thématiques : Flaubert/Maupassant », LECLERC Yvan (dir.), Flaubert-Le Poittevin-Maupassant. Une affaire de famille littéraire, Actes du colloque international de Fécamp (octobre 2000), Publications de l’Université de Rouen, 2002, p. 124.

dans la sphère intime de ses correspondants soit tout simplement détruites. Cela contribue aussi à en faire une haute figure, loin de s’inquiéter pour un élément aussi vulgaire que l’argent, dominant le monde des lettrés avec, comme unique objectif, la recherche de la beauté. Cet entre- deux est notable chez plusieurs journalistes, voulant en faire un emblème unique et l’expliquant parfois péniblement, tel Fourcaud qui décrit un romancier « trop purement philosophique pour des littérateurs ; il est trop pittoresquement littéraire pour des philosophes, et la conception est demeurée nébuleuse567 ». Flaubert est seul dans son domaine, car seul à souffrir et à l’avoir

voulu. Certains commentateurs poursuivent aussi dans cette figure de martyr568 tout dédié à son

art grâce à la lecture de fragments de sa correspondance nouvellement publiée, comme Albert Sorel écrivant que Flaubert « a connu les tressaillements que causent à ceux qui les portent les grandes œuvres futures ; il les a exprimés en formes achevées dans ses livres ; il en a laissé le tourment et l’angoisse dans ses lettres569 ».

Néanmoins, le premier roman flaubertien est une nouveauté dans la littérature française. « Flaubert occupe donc une position centrale dans l’histoire littéraire, puisqu’il articule romantisme et réalisme, tout en ouvrant la voie, peut-être malgré lui, au naturalisme. Il est significatif que les études les plus approfondies viennent d’écrivains, souvent amis de l’auteur (Maupassant, Zola), ou de critiques reconnus qui occupent une position importante dans l’institution (Brunetière, Lemaître, Bourget). Le succès de Flaubert oblige à repenser la structure du champ littéraire, et l’accent n’est plus mis sur le respect de la morale et des normes sociales, mais sur la valeur de l’œuvre en soi et les rapports entre roman et société570. » Ce n’est pas à

négliger pour comprendre toute l’importance que revêt Madame Bovary pour les écrivains et chercheurs en littérature.

En conclusion, les premiers amis de Flaubert agissent par des mots mais aussi par des actes. En 1880 ils se mêlent aux chroniqueurs relatant la mort du prosateur, décrivant son enterrement et rappelant quelques épisodes de sa vie. Toutes ces productions forment un portrait homogène de l’écrivain total. Isolé du monde des lettrés car placé au-dessus de la mêlée, ces

567 FOURCAUD, op.cit.

568 Plus récemment, Marc Fumaroli emploie l’expression « martyrs du travail » pour parler de Balzac et Flaubert. FUMAROLI Marc, « La Coupole », NORA Pierre (dir.), Les Lieux de mémoire, II, Paris, Gallimard, Quarto, [1984- 1992], 1997, p. 1970.

569 SOREL Albert, Pages normandes, Plon, Posthume, 1907, 442 pages.

écrits ne parviennent pas à le positionner avec davantage de précisions. Les nouvelles publications de la fin du XIXème siècle offrent la possibilité à ses proches de le défendre. On a vu que Du Camp en profite pour révéler un secret médical, l’épilepsie de Flaubert. Évoquant « le mal sacré, la grande névrose », il définit l’écrivain comme un besogneux, avançant avec difficulté. Maupassant prend rapidement la défense de son ami et deuxième père571. Ainsi

l’écrivain Henry James, en 1893, voit dans la réalisation de Madame Bovary un « classique prémédité572, » comme s’il s’agissait d’une évidence de la part d’un auteur ayant pleinement

conscience de ce qu’il est en train de réaliser. A la toute récente lecture de la Correspondance573,

James aurait pu évoquer les hésitations de l’artiste. Il choisit de replacer ce premier roman à la postérité nationale574 tout comme son auteur, par un jeu de logique, « grand homme de lettres, la

France possède là une de ses gloires575 ». L’image du « religieux576 », terme employé par James

accomplissant une tâche largement incomprise, se renforce toujours. Après les mots viennent les actes.

Si les statues sont une évidence tant par la mode du moment que par la facilité (toute théorique nous l’avons vu) à leur mise en œuvre, l’ancrage patrimoniale s’établit également à travers l’histoire de la demeure flaubertienne. Vendue dans sa quasi-totalité, il reste un pavillon sauvé par quelques volontés qui inscrit Flaubert dans un territoire et dans une époque. Aussi ce lieu l’assoit évidemment comme écrivain. Voilà trois jalons qui bloquent un peu Flaubert dans sa liberté d’artiste. Si l’affiliation à une école est difficile, à un mouvement également, alors il s’agit de donner des preuves matérielles et physiques de ce qu’était le Maître normand, lui le « talent absolument individuel577 ». Gustave Flaubert n’est assurément pas là pour servir l’image d’une

région, d’autant qu’à l’inverse de Georges Sand avec le Berry, ses écrits ne plaident pas en faveur d’une Normandie accueillante. Pourtant, le groupe d’amis qui le célèbrent dépasse cette position

571 MAUPASSANT Guy de, « Camaraderie ? », Le Gaulois, 25 octobre 1881.

572 JAMES Henry, « Gustave Flaubert. (Extraits), Macmillan’s Magazine, 1893, cité dans « Gustave Flaubert »,

L’Arc, n°79, 1980, p. 23.

573 Il ne pouvait que disposer de la première version de la Correspondance générale, Correspondance, Paris, G. Charpentier (1re série (1830-1850), précédée de: "Souvenirs intimes"par Caroline Commanville, 1887. 2e série (1850-1854), 1889. 3e série (1854-1869), 1891) et G. Charpentier et E. Fasquelle pour la 4e série (1869-1880), 1893. 574 « […] contribution d’envergure majeure à la littérature de son pays. » JAMES Henry, « Gustave Flaubert. (Extraits), Macmillan’s Magazine, 1893, cité dans « Gustave Flaubert », L’Arc, n°79, 1980, p. 23.

575 JAMES Henry, « Gustave Flaubert. (Extraits), Macmillan’s Magazine, 1893, cité dans « Gustave Flaubert »,

L’Arc, n°79, 1980, p. 23.

576 « […] religieux serviteur -et même, puisque certains aiment le mot- comme l’un des martyrs de l’idée de forme […] » JAMES Henry, op.cit., p. 25.

pour accomplir un travail d’appropriation légitime de l’écrivain. Le mouvement doit désormais s’accélérer et se généraliser.

Chapitre 6-Au tournant du siècle : les