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CHAPITRE 5 – DE VIE À TRÉPAS : LES PREMIERS AMIS

D. Le Comité Flaubert

Emile Zola, un des tout premiers flaubertistes, termine son article en concluant que « Gustave Flaubert reste une des personnalités les plus hautes de notre littérature contemporaine. On s’incline respectueusement devant lui.526 » Il annonce nombre de critiques527 qui, au-delà des

articles nécrologiques immédiatement laudateurs, avouent désormais leur admiration pour l’écrivain normand. Lors de son enterrement, plusieurs observateurs avaient suivi le cortège à partir de la demeure flaubertienne et en ont donc relevé quelques détails. « J’ai vu la maison blanche de Croisset, au pied du coteau de Canteleu, où le maître a écrit tous ses livres ; c’est la cellule de l’anachorète528. » Sa maison est à l’image de la figure quasi religieuse que l’on

présente de Flaubert, avec les grands traits sous-entendus : rigueur, solitude et travail. Pour l’instant, personne ne s’intéresse au devenir de la demeure.

Les proches du romancier pensent immédiatement à un monument pour garder vivant le souvenir de leur ami, sans grand mouvement de réflexion autour de sa postérité. C’est un élan plus qu’une décision réfléchie et une évidence, au moins pour quelques-uns. Dès le 13 mai 1880, le journaliste et ami Charles Lapierre œuvre pour qu’un appel public soit lancé dans les journaux locaux. L’avocat rouennais Nion et le Nouvelliste de Rouen centralisent les souscriptions. Les articles paraissent, les demandes s’intensifient, et après un mois et cinq listes de souscripteurs, le

525 Pour un point sur la question, lire THOREL Sylvie, « Maupassant, biographe de Flaubert », Bulletin Flaubert- Maupassant, n°28, 2013, pp. 55-62.

526 ZOLA Emile, « Gustave Flaubert et ses œuvres », 1875, in PHILIPPOT Didier, Gustave Flaubert, Paris, Presses universitaires Paris-Sorbonne, coll. « Mémoire de la critique », 2006, p. 372.

527 Par exemple DESCHARMES René, Flaubert. Sa vie, son caractère et ses idées avant 1857, 1909. 528 BERGERAT Emile, « Gustave Flaubert. Causerie et souvenirs », La vie moderne, 22 mai 1880.

journal de Lapierre peut annoncer un total de 4 555 francs-or, somme bien faible pour l’érection529 d’un monument convenable530. Ce Comité Flaubert travaille pour le souvenir de

cette figure normande, constant opposant à la bêtise de la bourgeoisie rouennaise. La mémoire du prosateur est saluée par ces souscriptions et sa valeur protestataire, telle une pétition, devient une forme de reconnaissance du génie de Gustave Flaubert. La volonté de fixer la notoriété de son œuvre dans le marbre ou dans la pierre ne manque pas de déranger le plus grand nombre de Rouennais, qui n’a pas daigné reconnaître son enfant au soir de sa mort. Lors de la séance du conseil municipal du 14 mai 1880, le maire de Rouen, Alexandre Barrabé insiste sur la nécessité de « rendre hommage au talent de Gustave Flaubert et perpétuer sa mémoire531 », sans pour

autant l’élever aussi haut que certains écrits se le permettent, puisqu’il le voit simplement comme une des « illustrations littéraires de la Normandie532 ». En établissant une fontaine adossée au

Musée-Bibliothèque en construction, cela permet ainsi de célébrer Flaubert et Bouilhet, les deux amis, par deux fontaines se faisant écho. C’est précisément ce que souhaitent les élus locaux. Nous en déduisons donc qu’il n’y a aucune hiérarchie dans leur esprit, puisqu’il faut que les deux amis soient célébrés d’une manière analogue. Qui plus est, si on prend en considération la longue missive de Flaubert se plaignant du sort fait à son ami Louis Bouilhet, nous pouvons alors nous dire que produire le même monument pour Flaubert permet au conseil municipal d’effacer l’épisode fâcheux de 1872. Le 18 août 1880, Georges Bouctot, rapporteur du vote de mille francs par le Conseil général de la Seine-Inférieure, rappelle l’importance de l’auteur de Madame Bovary ainsi que des deux autres Flaubert illustres, avec des intentions si locales que Edmond Laporte s’étonne de voir ainsi Flaubert réduit à un seul roman. Après une nouvelle réunion le 9 avril 1881, selon le journal d’Edmond de Goncourt, la proposition du sculpteur Clésinger533 est

refusée contre l’avis de Maupassant. Nous connaissons mal les raisons de cette divergence. Le

529 On s’autorise ce terme, prenant au premier degré la définition de Flaubert : « Ne se dit qu’en parlant des monuments. » FLAUBERT Gustave, Dictionnaire des idées reçues, Le Castor Astral, Paris, 2005, p. 64.

530 Surtout quand on compare cette somme avec celle d’une autre souscription : « Au même moment, une autre souscription était ouverte entre les commerçants de la ville pour une cavalcade en juin, comportant un cortège historique sur le thème de l’entrée de Henri II à Rouen, et de laquelle il reste un magnifique album historique. Elle produisit 50 000 francs-or. », DUBUC André, « Les quotidiens rouennais et la mort de Flaubert », Les Amis de Flaubert, n°20, 1962.

531 Extrait du registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du vendredi 14 mai 1880. Consulté aux Archives départementales de Seine-Maritime, série 4 T 144. Figure 4.

532 Ibid.

533 Auguste Clésinger (1814-1883), sculpteur et peintre, expose au Salon de Paris en 1843 et fait scandale au salon de 1847 avec « La Femme piquée par un serpent ». Il avait commencé à réaliser un buste de Flaubert, pendant l’année 1881, mais la tâche fut confiée à Chapu. Pour en savoir davantage, lire ESTIGNARD Alexander, Clésinger : sa vie,

comité a de plus hautes ambitions. Charles Lapierre, les quotidiens rouennais en général et leurs confrères parisiens ont donc tenté de faire ce qu’ils pouvaient pour créer un monument en l’honneur du romancier. Comme Flaubert l’a fait pour Bouilhet, le Comité s’adresse au sculpteur Guillaume pour qu’il exécute un buste de l’écrivain, afin de l’offrir à la bibliothèque de Rouen. Les souscriptions ne couvrent pas le montant alloué pour réaliser le monument. Le projet est abandonné, laissant le comité dans un profond désarroi. L’histoire non pas de la commémoration mais des commémorations est également une histoire des possibles, une idée de ce qui est prévu sans toutefois mener vers l’aboutissement de tous les projets.

Figure 4 : Extrait des registres de délibérations. Séance du 14 mai 1880. Rapport lu par le maire Barrabé.