• Aucun résultat trouvé

Paris, une attirance ambigüe : la reconnaissance de l’artiste

CHAPITRE 4 – DE L'OEUVRE À L'ACTE : UNE PREMIÈRE STRUCTURATION DU

F. Paris, une attirance ambigüe : la reconnaissance de l’artiste

de l’artiste

Nous avons vu que l’étudiant Flaubert fréquente Paris puis n’a de cesse d’y retourner tout au long de sa vie. Quand son rythme de travail lui laisse quelque repos, il participe à différents salons littéraires ou cherche des informations pour ses romans. Après s’être établi à Croisset, le jeune écrivain entre en désaccord avec son ami Maxime Du Camp. Ce dernier est convaincu qu’une carrière fulgurante à Paris est davantage enviable qu’une longue et fastidieuse conception d’une œuvre. Il lui propose de venir habiter la capitale mais Flaubert refuse et s’en offense. Maxime Du Camp monte à Paris pour faire carrière, Louis Bouilhet en fait de même à l’automne 1853 avant de s’installer à Mantes, entre Rouen et Paris, puis revenir à Rouen après sa nomination comme conservateur à la Bibliothèque Municipale le 2 mai 1867.

Malgré tout son attachement à son lieu d’ermitage -Croisset-, Gustave Flaubert ne peut éviter Paris. Afin de faire son Droit, il s’installe dans la capitale en 1840. Cette première

expérience de longue durée n’est pas relatée en des termes élogieux dans sa correspondance. A l’image de son personnage central Frédéric, il erre comme une âme en peine où, pour goûter aux joies de la vie parisienne, il faut avoir une situation et l’argent qui va avec. Pourtant on peut

420 FLAUBERT Gustave, Dictionnaire des idées reçues, Le Castor Astral, Paris, 2005, p. 21.

421 BEAUSSIRE Emile, « Le procès entre Paris et la province, étude d’histoire contemporaine », Revue des Deux Mondes, 2ème période, tome 93, 1871, p. 115.

douter de ses plaintes. Sachant qu’il travaille fort peu son Droit423, il a tout de même le temps de

découvrir la ville. Plus tardivement, Louis Bouilhet lui rappelle, avec franchise, ses anciens principes : « J’ai voulu simplement dire que tes aspirations et désirs, étaient bien plus portés vers le monde que dans le temps fabuleux où tu envoyais promener Du Camp qui t’engageait à venir habiter Paris424. » Flaubert a du mal à le concéder mais la remarque le trouble.

Grâce aux explications du chapitre « Flaubert et son milieu », comment tracer un portrait de Flaubert parisien ? Nous revenons une seconde fois sur ce point pour nous forger une image précise du romancier avant qu’il soit rattrapé par les commémorations à venir. Tout d’abord c’est un être méfiant, non pas des habitants comme à Rouen mais de la ville même, en tant qu’entité. « Les plus grands, Balzac, Flaubert, Baudelaire, Proust comme bien d’autres, ont publié des textes admirables sur la ville mais non pas en faveur de la ville. […] Fondamentalement, la grande ville est le lieu du changement et c’est, en un mot, la raison pour laquelle elle fait peur et excite la haine425. » Cet espace mouvant et hors de contrôle est dépassé pour présenter Paris

comme une évidence, et ce, pour plusieurs raisons. La première est le théâtre, premier amour de Flaubert et probablement son grand regret, ne peut fonctionner qu’à Paris. Au XIXème siècle déjà, c’est seulement après un éventuel succès parisien qu’une pièce revenait en province pour y être jouée, même si elle y avait été créée ! Les contrats d’éditeur se négocient à Paris et c’est dans la presse de cette ville, foisonnante, que les jugements étaient rendus sur les œuvres à lire et celles à rejeter. Si Flaubert ne lit pas les journaux426 -il reçoit sûrement le Nouvelliste de Rouen

de son ami Lapierre et ses amis lui transmettent des articles le concernant ou ceux qu’ils demandent si un correspondant lui en a parlé- c’est dans la capitale que les influences se jouent et qu’il est possible de prendre le pouls de la réception d’un roman et des questionnements littéraires.

Ce plaisir de la reconnaissance est permis par le succès de Madame Bovary. Flaubert a attendu que cette réussite éclate pour pleinement en cueillir les fruits. Alors seulement il peut y

423 « Je ne vois rien de plus bête que le Droit, si ce n’est l’étude du Droit. » FLAUBERT Gustave, lettre à Ernest Chevalier, 15 mars 1842, Correspondance, op. cit., T. I, 1973, p. 98.

424 Lettre de Louis Bouilhet à Flaubert, 7 octobre 1865, FLAUBERT Gustave, Vie et travaux du R.P. Cruchard et autres inédits, textes établis, présentés et annotés par Matthieu Desportes et Yvan Leclerc, Publications des Universités de Rouen et du Havre, 2005.

425 MARCHAND Bernard, Les ennemis de Paris. La haine de la grande ville des Lumières à nos jours, Presses universitaires de Rennes, Collection Histoire, Rennes, 2009, p. 15.

426 Il le revendique mais s’informe tout de même : un bel exemple avec sa lettre du 13 ( ?) avril 1877 à Paul Dalloz où il réclame de recevoir le Moniteur Universel. FLAUBERT Gustave, Correspondance, op. cit., T. V, 2007, p. 218.

voir d’autres attraits. Tout d’abord, il compte désormais des amis et des connaissances qu’il faut entretenir. Madame Bovary lui a permis de multiplier le nombre de correspondants. Ensuite Flaubert a toujours été curieux, il veut approfondir ce qu’il a pu voir jeune homme. Enfin, quoi qu’il en dise, les salons répondent en partie à sa préoccupation principale : la littérature. Etre au plus près du Paris des artistes lui permet d’expliquer ses principes, d’écouter (un peu) d’autres théories et d’échanger parfois bruyamment. C’est bien là sa passion, et la vie de salon lui offre la possibilité d’avoir ces discussions interminables. En 1848 un nouveau Paris s’ouvre à Flaubert. Il devance la mode des « années 1860 [qui] constituent le tournant majeur de cette histoire du désir inspiré par la capitale.427 » Sans tout comprendre, les journées révolutionnaires fascinent

l’écrivain, au point qu’il s’en inspire pour son Education Sentimentale. En effet, bien malgré lui, la « ville-lumière » exerce un attrait non négligeable sur le jeune provincial. Habitué à la fréquentation des salons, ces quelques mois d’hiver l’obligent à louer des logements successifs428

et ses nombreuses amitiés429 témoignent d’un attachement certain à la capitale malgré une vie

plus mouvementée que prévu, avec par ordre chronologique la séparation, en deux temps, avec la poétesse parisienne Louise Colet, les décès familiaux et les difficultés financières. Ainsi il se rend volontiers, en 1864, à une des « séries de Compiègne430 » et il accepte avec fierté l’invitation à la

fête des Tuileries du 10 juin 1867 en l’honneur des têtes couronnées d’Europe présentes à l’occasion de l’Exposition universelle431. A l’image de son héroïne, Flaubert est attiré par la

capitale et s’y sent important ; « avec l’éloignement, Paris apparaissait à la province comme une ville fascinante brillant de tous les feux du vice, comme la rêvait la pauvre madame Bovary.432 »

Citons cet extrait d’une lettre de Nion, ancien camarade de classe, à propos de Salammbô : « Les articles parisiens vont bien faire, puisqu’à Rouen (comme ailleurs, du reste) pour consentir à admirer une chose admirable, il faut que des hommes, reconnus juges souverains comme MM.

427 CORBIN Alain, « Paris-province », NORA Pierre (dir.), Les Lieux de mémoire, II, Paris, Gallimard, Quarto, [1984-1992], 1997, p. 2872.

428 Dans l’ordre chronologique à partir de 1855 (car il a eu différentes adresses temporaires auparavant) il habite 42 Boulevard du Temple puis 4 rue Murillo (de 1869 au printemps 1875) et enfin 240 Faubourg Saint Honoré.

429 Citons pour l’exemple Du Camp, Pradier, Hugo, Feydeau, Gautier, Zola, Daudet.

430 Cette expression renvoie aux festivités organisées par l’empereur qui réunissait pour un mois ou un mois et demi, par roulement d’une semaine ou quinze jours, une cour d’une centaine d’invités composée d’artistes, de savants, de personnalités de premier plan. L’étiquette était assez libre et y assister relevait d’un honneur particulier. Flaubert ira également à Compiègne en 1868.

431 « Les Souverains désirant me voir comme une des plus splendides curiosités de la France, je suis invité à passer la soirée avec eux lundi prochain. » FLAUBERT Gustave, lettre à sa nièce Caroline, 7 juin 1867, Correspondance, op. cit., T. III, 1991, p. 649.

432 MARCHAND Bernard, Les ennemis de Paris. La haine de la grande ville des Lumières à nos jours, Presses universitaires de Rennes, Collection Histoire, Rennes, 2009, p. 274.

Sainte-Beuve, Théophile Gautier, aient dit qu’il y a lieu d’admirer433. » Le succès se fait à Paris

puis se diffuse aux villes de province.

Nous y ajoutons un lien qui peut conclure ces considérations sur le rapport de Flaubert au territoire : la Seine434. Son attachement à ce fleuve est particulier et contemplatif, c’est la vue

principale de l’écrivain au travail435, mais aussi le début de son roman L’Education sentimentale

lorsque son héros Frédéric retourne à Nogent. En somme, c’est un lien conscient -non pas seulement physique mais aussi social- du lieu d’habitation provincial aux lumières de la capitale. Unissant Paris à Rouen, en passant par Croisset, la Seine se présente finalement comme le lieu paisible et éloigné de toutes querelles436. Ce calme se transforme en solitude dans les années

1870, une période des deuils437 qu’il va vivre en se plaignant de cet isolement, le laissant sans

possibilité de parler littérature, sauf avec Georges Sand438 ou avec l’écrivain russe Tourgueneff.

Que reste-il alors de lui ? L’indépendance de l’artiste s’exprime physiquement à Croisset mais est révélée par ses principes esthétiques qu’il met en pratique dans ses romans, explique dans ses lettres et déclame dans les salons parisiens. Cette publicité chez Pradier, Magny ou la Princesse Mathilde est paradoxale car elle est autant de jours perdus pour la littérature. Il l’avoue lui- même : « j’éprouve une chose nouvelle : écrire m’embête ! Je sens contre la littérature la Haine de l’impuissance439. » Mais c’est une façon de se livrer au monde et de nourrir sa notoriété

parisienne.

Alors, Flaubert ermite ou Flaubert aux gants blancs ? Flaubert parisien ou normand ? Même s’il se plaît à se moquer de ses contemporains pour tenter de mieux s’en distancier, il est évidemment le produit de sa ville de naissance. Il souhaite prendre de la hauteur, se positionner comme Français tout simplement, surtout à la fin de sa vie lorsqu’il se déclare patriote au

433 ALBALAT Antoine, Gustave Flaubert et ses amis, Librairie Plon, Paris, 1927, p.152. 434Bulletin Flaubert, n°7, 30 août 2001.

435 Son cabinet de travail est situé au 1er étage du bâtiment principal, dont il ne reste rien aujourd’hui.

436 Sur le rapport de Flaubert à ce fleuve, lire LECLERC Yvan, « Flaubert, une fenêtre sur la Seine », in Bulletin Flaubert Maupassant, n° 29, 2014, pp. 21-34. On peut également s’intéresser à la communication moins exclusive de MASSON Bernard, « L’eau et les rêves dans « L’Education sentimentale » », Europe, septembre-octobre- novembre 1969, p. 82-100 puis plus loin la discussion p. 125.

437 Parmi les principaux, citons Louis Bouilhet (18 juillet 1869), Sainte-Beuve (13 octobre 1869), Jules de Goncourt (20 juin 1870), Madame Flaubert (6 avril 1872) et enfin Théophile Gautier (22 octobre 1872). Auparavant, Flaubert avait subi la perte de son père (15 janvier 1846), de sa sœur Caroline (23 mars 1846) et de son meilleur ami d’alors Alfred Le Poittevin (3 avril 1848).

438 A cause de l’âge de Georges Sand, née le 1er juillet 1804, ils échangeront surtout par voie épistolaire car elle ne se déplace plus aussi facilement qu’avant.

moment où la haine des Prussiens le prend en 1870. Pour lui, ce conflit devenant guerre civile avec en son cœur des scènes de batailles parisiennes, n’oppose pas la capitale et la province. La politique ne l’intéresse que bien peu malgré ces évènements : son inquiétude principale reste la protection de ses manuscrits. Toujours l’Art ! Ces grands traits ont été peints avec la volonté de poser les jalons d’une première structuration du champ patrimonial, dès le vivant de Gustave Flaubert. A sa mort, comment les acteurs de la fin du XIXème siècle ont fixé l’homme et l’artiste ?

Chapitre 5 - De vie à trépas : les