• Aucun résultat trouvé

CHAPITRE 6 – AU TOURNANT DU SIÈCLE : LES RÉALISATIONS

D. Le centenaire de 1921 à Paris

La capitale française célèbre le centenaire de la naissance de Gustave Flaubert en décembre 1921. Si le dernier mois de l’année permet de respecter la date de naissance du

631 VAUQUELIN Paul, « Quand un ancien de Croisset se penche sur son passé », Les Rouennais et la famille Flaubert, Société des Amis de Flaubert, p. 77.

632 VAUQUELIN Paul, op.cit., p. 78. 633 Ibid.

634 HARGROVE June, « Les statues de Paris », NORA Pierre (dir.), Les Lieux de mémoire, II, Paris, Gallimard, Quarto, [1984-1992], 1997, pp. 1864.

romancier, il est aussi plus aisé de s’adapter au centenaire rouennais qui a eu lieu plus tôt dans l’année, de s’en inspirer et de ne pas reproduire les mêmes écueils. Ainsi Georges Pennetier, maître d’école connaissant Flaubert, n’est pas invité au centenaire rouennais, il s’en plaint à son ancien élève René Dumesnil dans une lettre du 1er juin 1921 où il dit être « le dernier survivant

dans notre ville des amis de Flaubert635 », si bien que son nom est ajouté sur la liste des membres

du Comité d’initiative parisien pour participer au centenaire. Pennetier pense qu’il est écarté car « on a craint de voir ruiner la légende selon laquelle Flaubert avait écrit ses œuvres dans le pavillon, légende détruite en diverses circonstances par Mme Franklin Grout et par moi. Voilà comment se fait l’Histoire636 ». Les organisateurs parisiens corrigent donc certains oublis, croit-

on. Pourtant les Amis de Flaubert s’en défendent et précisent bien que le naturaliste a été sondé afin intégrer le Comité pour le rachat du Pavillon dès 1905, puis à la fondation des Amis de Flaubert en 1913 et enfin au centenaire de mai 1921637.

Véritable fête de l’immortalité, un centenaire est l’occasion de découvrir comment le célébré est considéré. Ce que l’on organise pour lui reflète l’objectif précis d’un tel moment et son degré de postérité pour la nation qui l’honore. Si la Comédie Française consacre la matinée du 10 décembre à réciter quelques passages de l’œuvre du romancier normand, c’est surtout la société des Gens de Lettres de France, par son président Edmond Haraucourt, qui marque la célébration parisienne grâce à une concrétisation d’un projet ancien. Dès 1912, André Billy638 et

Sébastien Voirol, pseudonyme d’un poète suédois639, invitent René Dumesnil, René Descharmes,

Louis Bertrand, Pol Neveux, Henry Céard entre autres640 pour élever, à Paris, un monument en

souvenir de Flaubert. S’ils ne s’entendent pas tous, le culte du romancier normand les réunit jusqu’à ce que la guerre éclate en 1914. L’emplacement n’est même pas choisi, car envisager une présence au jardin du Luxembourg se trouve refroidie par « le Sénat, propriétaire du terrain, [qui] avait décidé que nul emplacement ne serait plus concédé641 ». A l’initiative de l’écrivain Jean de

635 DUMESNIL René, Le rideau à l’italienne, Mercure de France, Paris, 1959, p. 200 636 Ibid.

637 Les Amis de Flaubert, n°16, 1960, p. 72.

638 Membre de l’Académie Goncourt, il publie la revue Soirées de Paris de février 1912 à juin 1913.

639 BILLY André, Figaro littéraire, 25 août 1962, archives Dubuc, consultées le 4 mai 2011 au Musée Flaubert et d’Histoire de la médecine, actuellement en classement aux Archives départementales de Seine-Maritime.

640 Nous nous fondons sur ce que rapporte DUMESNIL René, Le rideau à l’italienne, Mercure de France, Paris, 1959, 251 pages. Il cite également René Boylesve, Henri de Régnier, Paul Souday, Pierre Mille, Rosny Ainé, Adolphe Lacuzon et Henri Bachelin, p. 172. Les pages suivantes nous éclairent sur la vie de ces hommes dont plusieurs sont aujourd’hui complètement oubliés.

Gourmont, les membres de ce comité vont, boulevard Berthier, contempler le plâtre de Flaubert exécuté par Clésinger, gendre de Georges Sand. Malgré les efforts de Maupassant, ce buste est refusé par la Ville de Rouen au profit du monument de Chapu. Déjà instigateurs de la plaque en marbre apposée sur le mur de l’Hôtel-Dieu en 1887, les membres de la société des gens de lettres de 1921 font suite aux discussions informelles entre Louis Barthou642 et Caroline Franklin-Grout

et espèrent que « tous ceux qui gardent le culte des Lettres françaises voudront s’associer à une manifestation qui va permettre enfin de rendre à Gustave Flaubert, à son œuvre et à son caractère, le tardif hommage de l’admiration nationale643. » Le chemin parcouru par le Comité Flaubert

semble donc trop court aux yeux des lettrés français. Le comité d’initiative est composé comme suit : E. Adam, Alphonse Daudet, Franklin-Grout, Gérard d’Houville, Aurore Lauth-Sand, Lucie Delarue-Mardrus, la Comtesse de Noailles, la Baronne de Pierrebourg, Colette Yver, Emile Zola. Le comité de patronage est, quant à lui, composé de nombreux académiciens. L’inauguration d’un buste de Gustave Flaubert -réalisé par Jean Escoula d’après l’original de Clésinger644- doit

avoir lieu le 12 décembre 1921 au Jardin du Luxembourg, emplacement enfin cédé par dérogation à l’initiative de Raymond Poincaré. Flaubert, pour faire son droit, a passé toute son année 1843 juste à côté -sans pour autant fréquenter le jardin- au 19, rue de l’Est -disparue en 1860 au profit du boulevard Saint-Michel- l’emplacement de ce buste ayant ainsi une logique historique. On aura également remarqué la précision de la date parisienne, importante pour le retentissement voulu par la société des Gens de Lettres, s’accordant avec une cérémonie qui se veut rigoureuse. La volonté de marquer le culte du souvenir du Maître est accompagné de ce souci de vérité.

Nous avons rappelé que ce sont des initiatives parisiennes qui décidèrent de créer un comité pour élever le premier monument en l’honneur du romancier normand. Désormais les grandes célébrations du centenaire sont autant de façons de reconnaître Flaubert comme citoyen français, défenseur de son pays tant dans son œuvre que dans sa vie : on ne manque pas de

642 Louis Barthou (1862-1934) est un avocat et homme politique, oublié aujourd’hui alors qu’il a été celui qui a tenté de contrecarrer les plans de l’Allemagne nazie en formant une alliance pour l’isoler, sans y parvenir. Il a donné 500 Francs pour le centenaire de Gustave Flaubert en 1921.

643 Document de la Société des Gens de Lettres de France, Bibliothèque municipale de Rouen, 92 N IV B3.

644 Réalisé entre 1880 et 1883, nous avons vu que le buste de Flaubert ne fut pas accepté par la famille de Gustave, représentée par sa nièce Caroline Commanville. Au grand regret de Guy de Maupassant, instigateur du projet, le buste tomba dans l’oubli. A noter qu’en 1895, le scuplteur Paul-Gabriel Capellaro (1862-1956), prix de Rome 1886, réalisa un buste de Flaubert en marbre exposé au château de Versailles. On peut le voir en ligne. URL : www.archivesdefrance.culture.gouv.fr/action-culturelle/celebrations-nationales/2006 puis sélectionner « Littérature et sciences humaines » et enfin « 1856 Gustave Flaubert, Madame Bovary, préoriginale dans la Revue de Paris ».

rappeler qu’il dirigeait un petit contingent lors de l’invasion des Prusses en 1870. Le souvenir ne se présente pas encore sous une forme homogène, lissée par le temps, mais évolue lentement. Flaubert trouve toutefois sa place au milieu d’autres écrivains, comme l’écrit Robert Kemp : Hugo « inspire plus de crainte que d’amour », Zola « est remis à son rang », tout comme Baudelaire, Verlaine et Anatole France. En effet, « la figure de Flaubert a grandi, elle s’est éclairée. Flaubert, à présent est le Maître645 ». Les membres des deux comités publient de

nombreux articles dans différents journaux, et indiquent ainsi au lecteur à quelle place situer Flaubert. Les critiques restent minoritaires tandis que les éloges se font de plus en plus forts.

En 1921, par rapport à Rouen, « la grande affaire fut la célébration à Paris » avec la présence de Bérard et le discours de Bourget, « le romancier à la mode646. » La cérémonie du 12

décembre 1921 consiste en l’inauguration du buste parisien de Gustave Flaubert à l’extrémité de l’allée, depuis la fontaine Médicis à l’Ecole des Mines. Le temps ne se prêtant pas aux discours en plein air, le salon carré du musée du Luxembourg accueille les participants, notamment les autorités officielles comme Jacques Bompard, directeur de cabinet du président de la République Alexandre Millerand647, Paul Léon, directeur des Beaux-Arts de la ville de Paris ou Léon Bérard,

ministre de l’Instruction Publique et des Beaux-Arts. Quatre discours sont prononcés. Edmond Haraucourt prend la parole en tant qu’instigateur de l’inauguration parisienne. Conformément aux premières annonces du Comité du centenaire, il rappelle que Flaubert ne fait pas encore figure de référence littéraire française. Il explique que la gloire de l’ermite de Croisset est « de celles qui se dégagent lentement, et qui durent, comme les vérités nécessaires, dont l’évidence s’impose à l’heure voulue, par ordre des lois naturelles et en dépit des résistances648. » Par contre,

la suite de son discours est plus tranchée : « Cette gloire-ci est venue à nous, avec la certitude et la tranquillité d’un fleuve qui trace sa voie, sans qu’on l’invite, sans qu’on l’appelle, mais qu’on n’arrête pas, et qui chemine en vertu de sa force propre649. » Si la brochure issue de cette

cérémonie rappelle le rôle des comités précédents, notamment rouennais, c’est très bref et cela n’apparaît pas dans le discours d’Haraucourt. Sa position tient donc à affirmer que ces

645 La Liberté, « 12 décembre 1821, 12 décembre 1921, FLAUBERT », 13 décembre 1921. 646 Ibid.

647 Millerand avait réservé sa réponse jusqu’au tout début du mois de décembre. Il est président d’honneur de la cérémonie.

648 Centenaire de Gustave Flaubert. 12 décembre 1921, Paris, 1922, p. 9. Lire son discours en annexe 2. 649 Centenaire de Gustave Flaubert., op.cit, p. 10.

célébrations parisiennes sont un temps fort dans une politique du souvenir pour l’instant pauvre, quarante ans après la mort du Maître, temps non négligeable en cette période de bouleversements. L’académicien Paul Bourget, dont la présence est comme une caution de l’institution pour « réparer les injures adressées à la mémoire de Flaubert par Frédéric Masson650 » -nous allons

voir de quoi il s’agit-, associe ensuite, dans un discours, Guy de Maupassant mais, élément nouveau et décisif dans la politique de commémoration de l’entre-deux guerres, place Flaubert en défenseur de ce que la France est capable d’engendrer. « Messieurs, nous traversons une époque où la défense de notre génie national est le premier de tous nos devoirs. Saluons donc Gustave Flaubert, pour avoir eu un sentiment si juste de la valeur de notre prose et s’y être dévoué avec tant de ferveur, un bon serviteur, non seulement de la littérature, mais de la France651. » Pour

dépasser le cadre présenté par le discours de Bourget « au nom des romanciers français », c’est au tour d’Albert Mockel652, « au nom des écrivains étrangers de langue française » de hisser le

romancier normand comme le « modèle sans second pour la perfection souveraine de son œuvre653 […] », représentant bien son pays dans ce qu’il illumine et guide le reste du monde car

« la France de l’Esprit ne se connaît point de limites654 ». La cérémonie est cautionnée par la

nièce de l’écrivain, absente655, Edmond Haraucourt lisant une lettre de félicitations adressée pour

l’occasion.

650 DUMESNIL René, Le rideau à l’italienne, Mercure de France, Paris, 1959, p. 201. 651 Centenaire de Gustave Flaubert. 12 décembre 1921, Paris, 1922, p. 30.

652 Albert Mockel (1866-1945) est un poète belge. Il représente l’Académie de langue et de littérature françaises de Belgique.

653 Centenaire de Gustave Flaubert, op. cit., Paris, 1922, p. 35. 654 Centenaire de Gustave Flaubert, op. cit., p. 33.

655 Datée du 8 décembre 1921, Caroline Franklin Grout Flaubert (elle signe de ce nom) venait de subir « un grand deuil ». Il s’agit du décès de son second mari. Figure 10.

Figure 10 : Lettre de Caroline du 8 décembre 1921.

C’est enfin le temps de la présentation du monument Flaubert, buste érigé sur un socle imposant, grâce à de nombreux souscripteurs parisiens et normands, dont les plus importants sont le Ministère de l’Instruction publique et des Beaux-Arts, Mme Franklin-Grout et la Comédie Française. La Ville de Paris envoie également une contribution. Ici aussi la démarche n’est pas simple. La première liste ne se chiffre qu’à quatre souscripteurs pour un total de 150 francs. Il faut donc motiver les institutions pour arriver finalement, en décembre, à la somme largement suffisante de 36 765 francs, permettant même l’impression d’une brochure remise aux souscripteurs656.

Cependant les deux villes ne s’accordent pas autour d’une célébration commune. Complétant les festivités du Jardin du Luxembourg, Pierre La Mazière657 organise, à la Maison

des Artistes 153 avenue de Wagram, une exposition Gustave Flaubert inaugurée par Léon Bérard. Elle retrace principalement la courte iconographie du romancier, toujours sujet à discussion vu le peu de portraits et dessins tirés de l’écrivain. Elle permet ainsi de faire un point sur la recherche flaubertienne, mais surtout de densifier un centenaire que Paris souhaite conséquent et enrichissant. Cette exposition parisienne porte le symbole de la mésentente entre la capitale française et la cité normande. Ni la ville de Rouen ni le Pavillon de Croisset ne participent pas à cette mise en valeur iconographique.

En 1907, le souvenir flaubertien reste discret mais Paris contribue au rayonnement du romancier normand, en édifiant une statue dans sa ville natale. Quatorze ans après, le centenaire se veut bien plus conséquent, plus médiatique dirons-nous, et les premiers flaubertistes n’ont de cesse de demander l’aide des Parisiens, considérés comme plus fortunés et plus à même de produire un écho national, afin d’élever un artiste qui doit, selon eux, devenir un écrivain incontournable du paysage littéraire français. Tout le monde n’est pas du même avis.