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CHAPITRE 5 – DE VIE À TRÉPAS : LES PREMIERS AMIS

C. La distance biographique

Nous venons de voir que la définition de l’écrivain total permet de multiplier les références romantiques comme la quête d’absolu, une recherche de la beauté et le choix de la solitude aboutissant à une forme de mélancolie. Pour autant très peu d’éléments biographiques sont révélés par les journalistes. Non par méconnaissance mais par suffisance : le portrait physique semble déjà être une avancée au sujet d’un homme qui se refusait à la mode du portrait photographique.

Chacun se permet donc de révéler, au compte-gouttes, quelques manies ou anecdotes sur le défunt, sans d’ailleurs que l’utilité soit avérée : il s’agit soit d’opérer une distance comique avec la situation soit d’appuyer un trait du caractère décrit dans l’article. A chaque fois pourtant, l’auteur prévient qu’il va évoquer « un fait qu’on nous pardonnera de citer512 ». Même avec ces

précautions, c’est là aussi un sujet de discussion le jour de son enterrement, puisque nombreux sont ceux qui connaissaient son peu de goût pour la publicité. Le truculent journaliste Chincholle redevient sérieux lorsqu’il narre : « Celui que nous venons de conduire à la dernière étape, disait un jour au docteur Liétout, un de ses vieux camarades de collège et d’école :

511 JOUHAUD Christian, RIBARD Dinah, SCHAPIRA Nicolas, Histoire Littérature Témoignage, folio histoire inédit, Gallimard, 2009, p. 255.

— Près du cadavre d’un ami, je n’ai pas seulement ma douleur. J’ai encore l’étude de ma douleur.

En suivant cet après-midi son convoi, nous nous demandions:

— S’il nous voit aujourd’hui, comment, lui qui jugeait tout, juge-t-il ce qui se passe?

Il avait en exécration les journaux. Tous les journaux, depuis trois jours, témoignent de leur admiration pour lui513. »

Cette curiosité en tant que défaut, considérée comme malsaine sans même avoir besoin de l’avis de Flaubert, est rappelée dans certains articles. Au lieu de s’en tenir à cette remarque, des journalistes participent aussi à cette chasse au détail sordide. Chincholle, venant de rappeler les opinions du défunt, avance donc que « chacun a voulu avoir des détails et les meilleurs amis ont la curiosité barbare. Ils veulent savoir comment a vécu, écrit, pensé, jusqu’à la dernière heure Flaubert514 ». Ainsi il s’érige en gardien du respect du défunt car « il faut qu’on leur répète avec

force explications, que celui qui est là dans sa bière, était seul avec une servante dans sa villa abandonnée, quand la mort qui n’abandonne personne, est venue le prendre et que l’un des derniers mots de l’observateur minutieux de l’adultère a été : « J’y vois jaune, tout jaune !...515 »»

Quel écart entre la pudeur des premiers mots et les détails macabres de la fin du propos ! Véritable problème de conscience ou plutôt soudaine révélation, il rappelle que « la publicité donnée à ces menus détails, nous le savons, est extrêmement pénible à la famille qui ne voudrait trouver dans les journaux qu’une étude approfondie de l’œuvre et du talent de celui qu’elle a si inopinément perdu516». Ce n’est donc pas faire œuvre biographique ni éclairer l’artiste par des

recherches approfondies sur l’homme, cela relève simplement de l’anecdote du reporter qui pense à son (grand) public. On constate que la question biographique est éludée. Grâce au rappel de l’image de l’écrivain total, Flaubert n’aurait donc pas eu de vie possible en dehors de la littérature: « Quant à son histoire, elle est des plus simples517. » Il ne sert donc à rien de chercher

à percer des mystères qui n’existent pas. Même lorsqu’un proche se permet cette incursion chez l’homme, comme la Princesse Mathilde, Flaubert n’est jamais loin. Ainsi à la demande de Sainte- Beuve elle écrit quelques lignes sur lui, en particulier qu’« il était le bourgeois même. Dieu s’il

513 CHINCHOLLE Charles, « Obsèques de Gustave Flaubert», in Le Figaro, 12 mai 1880. 514 Ibid.

515 Ibid. 516 Ibid.

m’entendait518! » La différence avec Victor Hugo519est donc importante, lui qui s’est trouvé

biographié dès son vivant520 et dont l’enterrement a été un véritable consensus républicain.

Certains expriment et ressentent une forme de trahison à écrire sur la vie du romancier, par exemple Paul Alexis : « Pour ma part, je n’aurais jamais osé publier rien sur lui sans le consulter auparavant, ni aller lui lire mon travail. L’impossibilité de faire cela aujourd’hui, me paralyse521

Plusieurs publications vont lancer les chercheurs vers cette quête de compréhension de l’homme donnant ensuite les clés de l’œuvre. La première est l’œuvre de Maxime Du Camp. Ses

Souvenirs littéraires, publiés en 1882 et 1883, vont donner une place importante à Flaubert. Sans surprise c’est ensuite sa nièce qui révèle au public un peu plus ce Flaubert intime grâce à deux publications : les premières lettres publiées dans la Nouvelle Revue (91 lettres, en décembre 1883 et janvier 1884) puis en 1887 les souvenirs de sa nièce même522. Dans Souvenirs sur Gustave

Flaubert, elle annonce que « la vie de mon oncle s’est passée tout entière dans l’intimité de la

famille, entre sa mère et moi : la raconter c’est la faire connaître, aimer et estimer davantage ; je crois ainsi accomplir un devoir pieux envers sa mémoire523. » Ses proches sont ainsi pris entre

deux feux. Il s’agit de réhabiliter sa mémoire qui a souffert d’erreurs répétées et non vérifiées, causées par un cercle de connaissances finalement assez large : tout le monde a un bon mot sur Gustave Flaubert, sa mort est l’occasion de le livrer. Egalement, qui mieux qu’elle parmi les vivants peut décrire la vie du romancier? Ce n’est pas pour autant que son témoignage obtient un blanc-seing. Néanmoins, elle ne veut pas trahir son oncle et prévient le lecteur. Indirectement, en savoir plus sur un homme particulier permet d’éclairer son œuvre d’une lumière nouvelle. Par ses lettres, Flaubert s’explique et se justifie. Il n’en fallait pas moins pour faire naître des générations de chercheurs. Symbolisant ces hésitations, Maupassant participe lui-aussi à ces pratiques, par des articles524 ou une préface comme celle de la publication des lettres de Flaubert à Georges

518 FLAUBERT Gustave, Lettres inédites à la Princesse Mathilde, préface de Monsieur le comte Joseph Primoli, étude de Madame la princesse Mathilde, Paris, Louis Conard, 1927. Disponible en ligne. URL : www.bmlisieux.com/curiosa/mathilde.htm#A

519 BEN-AMOS Avner, « Les funérailles de Victor Hugo », NORA Pierre (dir.), Les Lieux de mémoire, I, Paris, Gallimard, Quarto, [1984], 1997, pp. 425-464.

520 Victor Hugo raconté par un témoin de sa vie, Paris, Librairie internationale, 1863. C’est son épouse Adèle Hugo qui a écrit cet ouvrage.

521 ALEXIS Paul, « Quelques souvenirs sur Flaubert », Le Voltaire, 14 mai 1880, p. 1.

522 COMMANVILLE Caroline, Souvenirs sur Gustave Flaubert, Paris, Ferroud, édition de 1895. 523 COMMANVILLE Caroline, op. cit., p. 1.

Sand en 1883 alors qu’il avait été convié, par Flaubert, à la destruction de nombreuses missives en 1879525 !

Sans faire grand cas de ces courts problèmes de conscience, plusieurs proches regardent l’avenir avec l’envie de voir Flaubert y jouer un rôle. Au-delà de ses écrits et en particulier de

Madame Bovary, dont la lecture peut être renouvelée grâce à un premier éclairage biographique, il faut s’empresser de matérialiser l’hommage qui lui est rendu. Une première organisation d’amis se forme.