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Les péripéties de la « clause sociale »

Chapitre premier : Repères historiques

A. La protection des droits des travailleurs

3. Les péripéties de la « clause sociale »

Pour que la notion de « besoins essentiels », par définition davantage axée sur le terrain de l’aide au développement que sur celui des droits de l’Homme251, se transforme en véritable concept juridique252, il faudra toutefois attendre le double apport substantiel des deux sommets mondiaux de Copenhague et de Singapour, le premier relevant des Nations Unies, tandis que le second fut organisé sous l’égide de la nouvelle Organisation mondiale du Commerce.

Tous deux s’inscrivent dans les débats entourant la « clause sociale », à savoir la consécration d’une clause autorisant certains Etats à sanctionner (en général, économiquement) les Etats qui ne respecteraient pas un seuil minimal de standards sociaux253.

a. La « clause sociale »

Dans les grandes lignes, l’on peut décrire le contexte des sommets de Copenhague et de Singapour de la manière suivante : alors qu’en 1994, les négociations de l’Uruguay Round visant à créer une Organisation mondiale

droit naissant au développement : « Dieser ‘basic needs approach to development’ der ILO versprach Konsensmöglichkeiten über alle ideologisch-kulturellen Grenzen hinweg, weil anthropologische Konstanten anstelle von kulturell-bedingten Wertvorstellungen gesetzt wurden.

Sehr bald wurde auch eine Verbindungslinie von Grundbedürfnissen zu Grundrechten als Menschenrechtsforderungen gezogen. Und in der Tat wirkt der Appell, elementare Grundbedürfnisse des Menschen zugleich als Menschenrechtsforderungen anzunehmen, auf den ersten Blick bestechend » ; SAMSON, Noyau (1991), 145 s.

250 BLANCHARD Francis, Rapport du Directeur général à la Conférence mondiale tripartite sur l’emploi, la répartition du revenu, le progrès social et la division internationale du travail, B.I.T., Genève 1976, 34.

251 Pour une critique philosophique de cette notion, voir RIEDEL, Dimension (1989), 13 ; KLEIN GOLDEWIJK / FORTMAN, Needs (1999), 48 s.: « While needs represent what people perceive as want and deprivation, not all needs justify rights. Nor (…) is it need alone which creates a right ; in addition, there must be a general expectation in society that this need ought to be met. Rights are created when needs have appropriately coalesced with societal expectations, thus establishing legitimation [and requiring action] » ; SALDAÑA, Notas (1999), 957 s. ; TOMASEVSKI, Costs (1999), 58 s., qui critique que « [t]erms such as ‘safety net’ or ‘needs’ imply that people are objects of assistance rather than subjects of rights ».

252 Cf. BIELEFELDT, Access (2006), 49 ; PALKHIVALA, ESCR (1993), 443. Voir aussi : FORBES, Opportunity (1992), 135, qui illustre la faiblesse relative du concept de besoins essentiels lorsque détaché des droits de l’Homme ; FABRE, Constitutions (2005), 19 ; GOSEPATH, Soziale Menschenrechte (2001), 32 ss ; BAXI, Voices (1999), 115 ; SAMSON, Noyau (1991), 146.

253 Cf. AGO, Crossroad (1999), 539 : « It is a clause in trade agreements by which economic sanction is inflicted on or, in a less militant way, economic advantages are deprived from a country wishing to participate in international trade if social dumping is found by referring to a set of standards usually known as fair labour standards ».

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49 du Commerce étaient à bout touchant, les Etats parties à l’accord du GATT et à ses protocoles, déclarations et arrangements annexes n’étaient pas encore parvenus à un consensus au sujet de l’insertion d’une « clause sociale » à l’intérieur des traités commerciaux destinés à servir de base à la nouvelle organisation. En effet, beaucoup d’Etats en voie de développement craignaient, parfois à juste titre, que les Etats industrialisés du « Nord » ne veuillent se servir d’une telle clause dans le but d’élever des barrières commerciales contre leurs produits fabriqués à des prix nettement plus concurrentiels en raison de leur main-d’œuvre bon marché254. Dans la mesure où, malgré l’échec de Montevideo sur ce point-ci, le besoin de dompter une économie débridée à l’aide d’un semblant de corset social se faisait ressentir, ce fut à l’OIT que les Etats finirent par confier l’étude et l’identification d’un éventuel consensus universel au sujet des droits fondamentaux au travail255. b. Le Programme de Copenhague

Tandis qu’un Groupe de travail instauré par le Conseil d’administration de l’OIT entreprenait ses premiers sondages auprès des Etats membres et réalisait des études approfondies aux fins de dégager un consensus préexistant et universel au sujet de droits économiques et sociaux de l’Homme au travail256, les Nations Unies organisèrent un Sommet mondial pour le développement social qui se tint à Copenhague au mois de mars 1995 et auquel l’OIT prit une part active. Aux termes des paragraphes 54 b) et c) du Programme d’action de Copenhague, tel qu’annexé à la Déclaration finale sur le développement social257, les Etats parties s’engagent solennellement à « protéger et promouvoir le respect des droits fondamentaux des travailleurs, notamment en interdisant le travail forcé et le travail des enfants, en respectant la liberté d'association, la liberté de constituer des syndicats et de mener des négociations collectives, l'égalité de rémunération entre femmes et hommes pour un travail de valeur égale et en abolissant la discrimination dans l'emploi, [à] appliquer pleinement les conventions de l’OIT dans le cas des Etats qui y sont parties, et tenir compte des principes qui y sont énoncés dans le cas des autres Etats afin de réaliser une croissance économique réellement soutenue et un développement véritablement durable… » (lettre b). De surcroît, les Etats présents convinrent d’envisager « sérieusement la ratification et la pleine application des conventions de l'OIT dans ces domaines ainsi que

254 BHAGWATI Jagdish, Trade (1998), 242 ss ; BLÜTHNER, Arbeit (2004), 205 ; PERULLI, Promozione (2001), 160 ; STÜCKELBERGER, Sozialklauseln (1996), 77.

255 LANGILLE, Ways (1997), 49 ; STERN, Standards (2000), 432 ; TREBILCOCK Anne, Déclaration (2002), 17 ; TREBILCOCK Michael, Trade (2003), 290.

256 TREBILCOCK Anne, Déclaration (2002), 17 ; VELLANO, Plein emploi (1998), 906.

257 Déclaration de Copenhague sur le développement social et Programme d’action, du 12 mars 1995, (A/CONF.166.9), § 54 b) et c).

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celles relatives aux droits à l'emploi des mineurs, des femmes, des jeunes, des handicapés et des autochtones… » (lettre c)258.

Or, la combinaison du terme de « droit » avec la notion indépendante de

« droits fondamentaux des travailleurs », de même qu’avec une liste exemplative de droits économiques et sociaux retenus comme essentiels se trouvera à la base des futurs droits et principes consacrés par la Déclaration de Genève de 1998259. En outre, elle marquera définitivement l’abandon de la notion de « besoins ». Qui plus est, la Déclaration de Copenhague et son Programme d’action représenteront le début d’une nouvelle vague de ratifications des conventions fondamentales adoptées au sein de l’OIT260,261. c. Les conventions fondamentales

Issus d’une activité de réflexion quasiment osmotique entre les experts du Conseil économique et social (ECOSOC) de l’ONU et ceux de l’OIT, les résultats du Sommet de Copenhague de 1995 encouragèrent le Groupe de travail sur la dimension sociale de la libéralisation du commerce international à redoubler d’efforts pour identifier les droits qui, selon les Etats membres de l’OIT et la communauté internationale, jouiraient d’une reconnaissance universelle incontestable262 et participeraient ainsi, si l’on peut dire, du patrimoine commun de l’humanité263. En quittant le vaste champ des standards sociaux pour se calquer sur le Programme d’action de Copenhague264, le Groupe de travail conclut, dans sa recommandation adressée au Conseil d’administration du B.I.T., au caractère universel et, avant toutes choses, essentiel des principes et droits économiques et sociaux suivants : la liberté syndicale et le droit de négociation collective, l’interdiction du travail forcé ou obligatoire, l’interdiction du travail des enfants et l’interdiction de toute discrimination en matière d’emploi et de conditions de travail. A la fois expression et concrétisation de ces quatre principes cardinaux265, les Conventions de l’OIT nos 87, 98 ; 29, 105 ; 138, puis, à partir

258 Voir aussi : PECCOUD, Obstacles (1998), 72 s.

259 SERVAIS, Normes (2004), 67. Voir aussi : TREBILCOCK Anne, Déclaration (2002), 17 s.

260 Cf. DEWAART, Quality (1998), 109 & 117-122.

261 De plus, il est intéressant de noter que les droits et principes énoncés lors du Sommet de Copenhague de 1995, puis repris par la Déclaration de Genève de 1998, furent confirmés au cours de la session spéciale de l’Assemblée générale relative au suivi du Sommet de Copenhague. Cf., notamment, le Rapport du Comité plénier spécial de la vingt-quatrième session extraordinaire de l’Assemblée générale (ONU, doc. A/S-24/8/Rev.1, suppl. 3, para. 38 a). Voir aussi : BRUPBACHER, Arbeitsnormen (2002), 11 s.

262 BROWN Drusilla et al., Standards (1997), 229 ; CHARNOVITZ, Moral (1998), 742 s. ; SALAZAR-XIRINACHS / MARTINEZ-PIVA, Governance (2003), 316 & 320 s.

263 Voir les développements de STOCKER, Common Heritage (1993), in globo.

264 Voir AGO, Crossroad (1999), 542 ; WEISS Friedl, Labour Standards (1998), 81.

265 Cf. cependant CHATTON, Verknüpfung (2005), 16, nbp n° 75 : « Zwar beschränken sich laut Arbeitsgruppe die ILO-Grundprinzipien insofern nicht auf die sieben – später acht – Kernübereinkommen, als sie in Gestalt von tragenden Orientierungs- und Handlungsmaximen wie ein roter Faden eine Vielzahl an anderen Übereinkommen und Empfehlungen durchziehen, doch

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51 de 1999, également 182 ; 100 et 111 reçurent du même coup le qualificatif inofficiel de « conventions des droits de l’Homme »266.

d. La Déclaration de Singapour

L’écho qu’obtint l’identification d’un noyau essentiel de droits économiques et sociaux au travail fut retentissant au point que de nombreux Etats, appartenant à la fois à l’OIT et à l’OMC, intensifièrent leurs efforts pour amender les traités de l’OMC en vue d’y inclure une clause sociale portant uniquement sur le respect de ce noyau. Pour les mêmes motifs susmentionnés, les Etats en voie de développement demeurèrent cependant largement réticents à l’égard de cette proposition, ce qui fit obstacle à l’insertion d’une telle clause sociale dans les accords de l’OMC au cours du Sommet de Singapour de 1996267.

En conséquence, le texte de la Déclaration ministérielle de Singapour du 13 décembre 1996 réaffirme, en des termes diplomatiques à peine voilés, l’engagement des Etats membres de l’OMC « d’observer les normes fondamentales du travail internationalement reconnues ». Néanmoins, l’OIT est

« l'organe compétent pour établir ces normes et s'en occuper, et nous affirmons soutenir les activités qu'elle mène pour les promouvoir »268. Tout en se déclarant entièrement solidaire avec la cause des droits fondamentaux du travail, la majorité des Etats membres de l’OMC voulut donc l’éloigner du champ d’action de cette organisation (et de son arsenal de décisions arbitrales et de sanctions commerciales) pour la confiner au rayon d’activités de l’OIT, jugé « inoffensif » car reposant, selon eux, sur la « soft law » et la force de persuasion269,270. Ce

haben die Grundprinzipien in besagten ILO-Menschenrechtsübereinkommen ihre eigentliche Ausformung erfahren ».

266 ADDO Kofi, Correlation (2002), 288 ; BELLACE, Declaration (2001), 270 : « … there has long been a tradition within the ILO of placing conventions into three categories. First, are those that protect basic human rights ; second, those that require the maintenance of key instrumentalities of social policy formation ; and third, those establishing basic labor standards. By adopting a Declaration on Fundamental Principles and Rights at Work, the ILO aimed to focus attention on the first category… » ; DE WAART, Labour Standards (1996), 257 ; EUZEBY, OIT (2000), 62 ; FOPMA, Forced Labour (1988), 311 ; LANGILLE, Ways (1997), 32 ; LAVIEC, OIT (1991), 61 ; LEARY, Paradox (1996), 28 ; SAMSON, ILO (1991), 125 ; SAMSON, Noyau (1991), 141, y ajoute la C-143/1975 sur les travailleurs migrants ; VERGE, Travail (2001), 491.

267 CHATTON, Verknüpfung (2005), 16 ss.

268 Déclaration ministérielle de Singapour, du 13 décembre 1996, (WT/MIN(96)/DEC), § 4.

269 BHALA, Link (1998), 32 ; CHATTON, Verknüpfung (2005), 18 ; SERVAIS, Normes (2004), 68 ; WEISS Friedl, Labour Standards (1998), 82 s.

270 Le seul aspect de la Déclaration de Genève de 1998 qui réponde à ces attentes peut être identifié à son point 5 : « Souligne que les normes du travail ne pourront servir à des fins commerciales protectionnistes et que rien dans la présente Déclaration et son suivi ne pourra être invoqué ni servir à pareilles fins ; en outre, l’avantage comparatif d’un quelconque pays ne pourra, en aucune façon, être mis en cause du fait de la présente Déclaration et son suivi ».

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savant calcul fut, toutefois, entrepris sans tenir compter de la créativité et du potentiel caché de cette dernière organisation…271

c) Ratio et contenu de la Déclaration de Genève de 1998 Percevant l’existence d’un lien particulier entre les fluctuations économiques et le progrès social dans une situation de mondialisation et d’interdépendance économique croissante272, l’OIT s’est attelée à conférer un rang crucial à la Déclaration de 1998, rôle qui lui permet d’ailleurs d’éviter l’écueil du pur symbole sans résultats concrets. Outre dans le Suivi de la déclaration et dans son mécanisme hybride de contrôle, cette volonté s’exprime aussi dans le texte même de la déclaration, ainsi que dans sa texture innovatrice. En effet, et comme l’expose SERVAIS, le document « se présente comme un instrument

‘promotionnel’ qui doit permettre de traduire les valeurs de l’OIT en programmes de développement intégré »273. A notre avis, la Déclaration de 1998 renferme trois caractéristiques saillantes : premièrement, le système intégré que prétend promouvoir l’OIT ; deuxièmement, les aspects promotionnels, de politique sociale, auxquels aspire cette organisation ; et, troisièmement, la constitutionnalisation des droits fondamentaux au travail.