• Aucun résultat trouvé

Les droits sociaux sont injusticiables

« seconde zone »

B. Les droits sociaux sont injusticiables

En parcourant les explications qui en sont données par la doctrine, l’on s’aperçoit que la notion de « justiciabilité » est ambivalente503. Ceci s’explique par la polysémie de ce concept et par les interprétations divergentes qui en sont parfois données en fonction du contexte social ou culturel dans lequel l’on se situe à un moment déterminé. Dès lors, nous examinerons cette notion dans la partie consacrée à la remise en cause de l’argument de l’injusticiabilité, préférant, pour l’instant, nous contenter de la définition provisoire et relativement vague suivante : il s’agit de la capacité d’une norme à être

500 IMBERT, Ouverture (2003), 10. Cf. DENNIS/ STEWART, Justiciability (2004), 464 ss & 496 ; VAN HOOF, Legal Nature (1984), 104 ; JACOBS Nicolas, Portée (1999), 27 ; LEARY, Justiciabilité (1995), 126 ; MACHACEK, Justitiabilität (1988), 534 ; MARAUHN, Zugang (2003), 254 ; NIEC, Droits culturels (2000), 288 ; SCOTT, Permeability (1989), 833.

501 KOCH, Justiciability (2003), 5 s. ; SCOTT, Permeability (1989), 833 : « The word justiciable is often either the conclusion of an argument or series of arguments, or a self-evident conclusion with no real preceding argument ».

502 Les termes d’ « injusticiabilité » et de « non justiciabilité », d’« injusticiable » et de « non justiciables » seront par la suite employés comme synonymes, quitte à encourir le risque d’introduire par cette voie un néologisme lexical...

503 Cf., p. ex. : GREWE / RUIZ FABRI, Droits constitutionnels (1995), 166 s. ; LECKIE, Justiciability (1995), 36 s. ; MARAUHN, Zugang (2003), 256 s. ; SIMMA, Comments (1995), 33.

Titre premier : Fondements et mythes fondateurs

102

invoquée « par des particuliers devant les cours et tribunaux et d’être appliqué[e] par les juges »504 ou par l'administration.

1) Des droits rabaissés à de simples vœux politiques

Dans un premier temps, les « droits » sociaux ne sauraient être considérés comme justiciables, du moment où leur juridicité même en viendrait à être niée. S’il est, en effet, avéré qu’en réalité, ces droits ne représentent que de simples vœux pieux – ce peu importe qu’il s’agisse de lignes directrices à l’attention du législateur ou du gouvernement, de programmes politiques un peu plus exigeants, ou encore d’aspirations utopiques appelant de leur vœu la création d’un monde meilleur et plus juste505 –, alors il ne pourrait être question pour un particulier ou un groupe d’individus d’invoquer ces idéaux sociaux par devant un tribunal ou une autre instance adjudicative afin que cette dernière ordonne leur réalisation ou procède à un contrôle qui, exécuté selon les règles de l’art, serait, le cas échéant, suivi d’une sanction506. Pour citer FULLER, qui part à la recherche des limites de tout processus d’adjudication lato sensu, « a tempting answer would be that the proper province of courts is limited to cases where rights are asserted »507. En bref : en l’absence de « vrais » droits, les cours ne peuvent intervenir...

2) Le caractère vague et indéterminé

Lorsqu’il est question de droits sociaux, l’on a tendance à s’interroger au sujet de leur portée et de leur nature juridiques. Que signifient, par exemple, le droit à la santé, le droit à la sécurité sociale, le droit au travail ou le droit des enfants à la protection socio-économique et culturelle ? Quels contours ces droits prennent-ils, où commencent et où s’arrêtent les obligations qu’ils entraînent ? Les droits sociaux et leur formulation sont ainsi perçus comme bien trop vagues, indéterminés et imprécis pour servir tels quels, c’est-à-dire sans spécification par le droit infraconstitutionnel ni allocation de moyens financiers additionnels508, de base à un syllogisme juridique509. La conséquence logique en est que ces droits ne seraient ni invocables devant une cour de justice ni, d’ailleurs, devant une autre instance habilitée à connaître de litiges

504 JACOBS Nicolas, Portée (1999), 30 s.

505 NG, Rights (1995), 61.

506 Cf. ÇAVUSOGLU, Realisation (2002), 116 s. ; WALSER, Aussenwirtschaft (2005), 178.

507 FULLER, Adjudication (1978), 368.

508 BERENSTEIN, Entwicklung (1978), 40 ; TVEITEN, Justiciability (2005), 174 ; VIERDAG Egbert W., Legal Nature (1978), 78, en parlant des drois garantis par le Pacte ONU II : « no special legislation is needed to amend their wording or to specify their meaning ; no special funds are needed to finance their implementation ».

509 Cf. SCHEININ, Legal Rights (2001), 30 s. ; TOEBES, Understanding (1999), 665. Voir aussi : DENNIS / STEWART, Justiciability (2004), 464 ss ; LEARY, Justiciabilité (1995), 126 ; MARAUHN, Zugang (2003), 254.

Chapitre second : Les droits sociaux, des droits de « seconde zone »

103 concrets. En effet, une telle instance ne disposerait pas de suffisamment d’éléments, ou pas d’éléments assez précis pour pouvoir trancher une affaire de façon transparente et assez prévisible pour le justiciable510.

En outre, la prise en compte de la pléthore d’intérêts en présence et de considérations les plus diverses et divergentes, la somme desquelles déterminerait la marge d’appréciation presque absolue, voire arbitraire dont jouirait une telle cour, risqueraient de placer la cour dans la situation du législateur. Ce, alors même qu’elle ne dispose pas des moyens ni de la légitimité politique pour opérer des choix aussi importants et de portée si large, qui dépassent l’habituelle casuistique judiciaire511. En effet, la frontière entre l’interprétation et la création du droit serait, en présence de notions et de concepts tellement confus, très rapidement effacée. En décidant d’un tel cas, qui plus est un cas mettant généralement à contribution le budget étatique, la cour violerait ainsi le principe de la séparation des pouvoirs512. De fait, elle substituerait sa propre appréciation (politique) à celle du législateur, puis à celui de l’exécutif lorsqu’il lui incombe de concrétiser la volonté du premier513 et de mettre en œuvre le « pacte social », tel que négocié avec la société civile et ses groupes d’intérêts514.

510 HUNT, Reclaiming (1996), 25 s., formule ces assertions sous la forme de questions et répond que c’est, en définitive, à la société déterminée de décider des principes qu’elle entend rendre sujets à adjudication, de même que de l’envergure des compétences à attribuer au pouvoir judiciaire. Cf.

aussi : VIERDAG Egbert W., Legal Nature (1978), 93 : « In order to be a legal right, a right must be legally definable ; only then can it be legally enforced, only then it can be said to be justiciable » ; SEILER, Richterrecht (2010), 446 ss, concernant les droits fondamentaux.

511 Cf. MACHACEK, Justitiabilität (1988), 548 : « Die Unterschiedlichkeit der hinter dem Anliegen stehenden Lebenssachverhalte macht es unmöglich, Regelungen nach einem einheitlichen Modell zu suchen, sodass nichts anderes übrig bleibt, als einzelne – wenn möglich wichtige – Schutzgegenstände herauszugreifen und in geeigneter Form zum Inhalt einer Norm zu machen » ; ROBERTSON Bernard, Reappraisal (1997), 9 : traditionnellement, les droits sociaux ne seraient pas justiciables, pas aptes à être examinés par le juge au motif qu’une large quantité de problématiques devrait être prise en considération et que l’incertitude règnerait au sujet des moyens effectifs permettant de réaliser les finalités en question. Cet argument sous-entend que ce sont les autorités législative et exécutive qui disposent de l’information et de l’expertise nécessaires à l’accomplissement des buts politiques énoncés.

512 GUSY, Injusticiables (2003), 39 ss & 42. Selon MAASDORP, Budget (1999), 2, les cours ne devraient pas être en droit de supplanter les décisions de l’exécutif concernant la gestion de l’économie et l’allocation de ressources budgétaires. Les politiques macro-économiques devraient échapper à tout contrôle jurisdictionnel.

513 Cf. WOODS, Paradigm (2003), 766 s. : « Critics argue that judicial review is inappropriate in the case of positive rights, which, because of their budgetary implications, are deemed the sole province of the political branches ». Voir aussi : GUSY, Injusticiables (2003), 39 ss & 42 : seul le parlement disposerait de la légitimité et du « droit de décider des recettes et des dépenses de l’Etat », raison pour laquelle les causes impliquant de telles décisions seraient de plein droit injusticiables.

514 FULLER, Adjudication (1978), 400 : « On the other hand, polycentric problems can often be solved, at least after a measure, by parliamentary methods which include an element of contract in the form of the political ‘deal’. The parties in interest – or, more realistically, the parties most obviously concerned – are called together at a legislative hearing or in a conference with legislative leaders and ‘an acommodation of interests’ is worked out. I suggest that we need a philosophy of the

‘political deal’ that will discern its proper uses from its abuses ».

Titre premier : Fondements et mythes fondateurs

104

3) Le polycentrisme des droits sociaux

Intimement lié au précédent point de critique, et, plus encore, se superposant presque à lui, le polycentrisme des droits sociaux, c’est-à-dire l’argument de la prétendue complexité intrinsèque de ceux-ci, tente lui aussi de réfuter la justiciabilité de ces droits515.

a) Le choix impossible du juge

Vagues et imprécis de par leur formulation et leur nature, les droits sociaux s’avèrent, à l’opposé des droits civils, également fort diversifiés. Les droits sociaux prescrivent à l’autorité publique un objectif à atteindre, mais laissent ouverte la question du choix des moyens de mise en œuvre pour parvenir à ce but. Il est ici fait référence aux obligations de résultat qui seraient consubstantiellement liées aux droits sociaux, tandis que les droits civils n’impliqueraient que des obligations de moyens. En effet, ces moyens peuvent dépendre d’une myriade de variables complexes, notamment de la situation financière et du degré de développement économique (droit au travail), social (moyens d’existence convenables) ou technique (droit à la santé) d’un pays.

Or, selon GUSY, la « légitimité du juge et les mécanismes du droit processuel ne semblent pas fournir une base suffisante pour effectuer un tel choix. La justice n’est pas apte à trancher des questions générales d’ordre économique ou social telles que celle du niveau de vie conforme à la dignité humaine »516. Cette insuffisance tiendrait au fait que l’affaire litigieuse opposant le demandeur et le défendeur exclurait de la prise en considération tous les autres intérêts de tiers et leurs représentants. De plus, le « juge ne peut statuer qu’à partir du moment où un demandeur s’adresse à lui, même si le cadre normatif, économique, social ou technique a changé ; l’adaptation du droit aux situations individuelles n’est donc pas immédiate »517. De la sorte, la justiciabilité de tels droits aurait pour corollaire inéluctable que le juge, autorité devant par définition apprécier une situation donnée au cas par cas, perdrait de vue la globalité du problème et risquerait de rendre un verdict inique, lésant les intérêts d’autres acteurs518.

b) La toile d’araignée des intérêts en présence

Il est fort intéressant de se référer à l’approche adoptée par FULLER, en ce que celle-ci utilise la métaphore d’une toile d’araignée aux fins d’illustrer le

515 FULLER, Adjudication (1978), 398 ; KOZYRIS, Justiciability (1993), 1215 s. ; ROMAN, Etat de droit (2012), 27 s.

516 GUSY, Injusticiables (2003), 42 ; HOLMES / SUNSTEIN, Cost (1999), 95 ; PIETERSE, Terms (2004), 393 ; SCHNAPP, Droit constitutionnel (1992), 265.

517 GUSY, Injusticiables (2003), 42.

518 FULLER, Adjudication (1978), 396.

Chapitre second : Les droits sociaux, des droits de « seconde zone »

105 concept de la polycentricité et les problèmes insolubles auxquels se verrait confronté le juge si l’on voulait lui confier le soin de trancher des affaires impliquant des droits sociaux519. La toile d’araignée symbolise la multiplicité des variables et des intérêts divergents qui entourent la question de l’adjudication, notamment en matière d’allocation de ressources budgétaires520 ou de décisions affectant les conditions socio-économiques521. En tirant sur un des fils de la toile, l’on changera l’ensemble de cette constellation, puisque les tensions et les rapports de force entre les différents intérêts s’ordonneraient en une autre constellation. Si l’on se décidait par la suite à tirer sur ledit fil en redoublant d’intensité, il ne serait pas du tout sûr que l’on assistât au redoublement des tensions auquel l’on s’attendrait. Qui sait, peut-être ledit fil se romprait-il ou certains intérêts se décaleraient-ils de telle manière à prendre le dessus sur les intérêts rivaux, de sorte à briser le fragile équilibre jusqu’alors maintenu à grand-peine. Par quel bout qu’il choisisse d’aborder cette toile, le juge, privé qu’il est de la vue d’ensemble et du consensus politique, ne sera donc jamais certain des conséquences et répercussions de ses jugements, étant donné que chaque croisement d’un ou de plusieurs fils représente un centre distinct de distribution des tensions ambiantes522.

c) L’absence de présélections politiques

Une variante de la théorie de la « toile d’araignée » apparaît chez MÜLLER. Il n’y est pas tant question des rapports entrecroisés entre les différents intérêts en présence, mais bien davantage des questions sociales de principe que le pouvoir judiciaire ne serait pas capable de déterminer par lui-même. L’auteur suggère aussi que la concrétisation des droits sociaux par des tribunaux ou autres instances ne peut avoir lieu tant et aussi longtemps que les questions de principe, les priorités et autres programmes généraux qui animent la société et sous-tendent ses actions, n’auront pas été préalablement tranchées par la politique523.

519 FULLER, Adjudication (1978), 395 ; voir également : O’REGAN, Introducing (1999), 4 ; PIETERSE, Terms (2004), 392 s. ; VOS, Wishes (1997), 69.

520 Cf. O’REGAN, Introducing (1999), 4.

521 Sous l’impression de la Guerre froide, FULLER, Adjudication (1978), 394, imagine, dans le contexte d’un régime socialiste, le cas dans lequel des tribunaux seraient appelés à fixer les salaires des ouvriers et les prix des marchandises produites. Cf. aussi : MAHONEY, Activism (1990), 76.

522 FULLER, Adjudication (1978), 395. Ci-après le passage dans la langue originale : « We may visualize this kind of situation by thinking of a spider web. A pull on one strand will distribute tensions after a complicated pattern throughout the web as a whole. Doubling the original pull will, in all likelihood, not simply double each of the resulting tensions but will rather create a different complicated pattern of tensions. This would certainly occur, for example, if the doubled pull caused one or more of the weaker strands to snap. This is a ‘polycentric’ situation because it is ‘many centered’ – each crossing of strands is a distinct center for distributing tensions ».

523 MÜLLER, Verfassung (1973), 844 : « Als justiziabel kann man ein Problem dann bezeichnen, wenn genügend Kriterien juristischer Argumentation zur Verfügung stehen, um es in optimal vertretbarer Weise zu lösen. Als nicht justiziabel gelten anderseits Fragen, bei denen die zur Problemlösung

Titre premier : Fondements et mythes fondateurs

106

4) L’élément volontariste

Un autre élément que l’on rencontre parfois en matière de justiciabilité est l’élément volontariste ou historique. Pour reprendre l’exemple du Pacte ONU I, les démiurges historiques de cet instrument, à savoir en dernier lieu les Etats parties, n’auraient pas souhaité mettre les droits sociaux sur un pied d’égalité avec les droits civils, ce qui s’était notamment traduit par l’élaboration de deux instruments distincts524. Estimant donc que les deux catégories de droits se distingueraient quant à leur nature, l’injusticiabilité des droits sociaux découlerait, elle aussi, d’une « décision formelle des Etats contractants. Cette décision, qui est aussi politique, constitue la raison de l’injusticiabilité des droits sociaux »525. A la suite de cette décision de principe, l’élaboration du catalogue de droits sociaux figurant dans le Pacte ONU I aurait donné lieu à la formulation de phrases délibérément vagues et programmatoires, dépourvues de la précision qui leur aurait permis d’acquérir l’épithète de droits directement applicables ou « self-executing »526.