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Les origines de l’affirmation d’ajuridicité

« seconde zone »

C. Des « droits » non justiciables ne sont pas des droits

2) Les origines de l’affirmation d’ajuridicité

Ce nonobstant, nous comptons persévérer afin de mieux cerner les objections faites au sujet de la normativité des droits sociaux, en tâchant d’en déceler les arguments sous-jacents. En effet, ces derniers arguments puisent leurs origines dans la doctrine juridique des XVIIIe et XIXe siècles, et trouvent notamment un adepte en la personne du juriste et philosophe du droit VON JHERING541. Ils consistent à tisser un lien indélébile entre la notion de « droit (subjectif) » et de

« protection juridique », et rappellent en cela une célèbre maxime de la Common Law anglo-saxonne qui veut que « where there is a right, there is [« necessarily », serait-on tenté d’ajouter] a remedy »542. En d’autres termes, il ne saurait être question de « droits » dans la mesure où ceux-ci ne seraient pas justiciables ou ne pourraient être mis en œuvre grâce à une instance adjudicative543. Par conséquent, un « droit subjectif n’existe que lorsque

538 VANHOOF, Legal Nature (1984), 99 : « While it cannot be denied that the international law-making process is extremely cumbersome and that its outcome is often characterized by uncertainties, it is at the same time generally the most unambiguous and reliable source of international law. One would therefore expect the legally binding character of norms contained in a treaty to be taken for granted ». Cf. aussi MILLARD, Justiciabilité (2012), 454.

539 BESSON, Effectivité (2011), 64 s. Selon NIVARD, Justiciabilité (2012), 74, il ne faut « pas confondre juridicité et justiciabilit ».

540 NIVARD, Justiciabilité (2012), 74.

541 JHERING, Recht (1965), 362 ss.

542 VIERDAG Egbert W., Legal Nature (1978), 73. Voir aussi : HOLMES / SUNSTEIN, Cost (1999), 17 & (43) :

« When they are not backed by legal force, by contrast, moral rights are toothless by definition.

Unenforced moral rights are aspirations binding on conscience, not powers binding on officials. They impose moral duties on all mankind, not legal obligations on the inhabitants of a territorially bounded nation-state ». Contra: VANHOOF, Legal Nature (1984), 100 ; MATSCHER, Clôture (1997), 288 s.: « ‘La relation qui existe entre les droits matériels et la procédure est exactement celle qui existe entre une idée et sa réalisation’ » ; MATSCHER, Charte sociale (2003), 78. A noter, cependant, que l’origine de cet adage est bien latine : « ubi jus ibi remedium » : DRZEWICKI, Juridization (1999), 41.

543 CRANSTON, Rights (1973), 5 s.: « To say that human rights are moral rights is not to deny that they are for many people positive rights as well as moral rights. Where human rights are upheld by positive law (…) human rights are both moral rights and positive rights ». Voir : ABRAMOVICH COSARIN,

Chapitre second : Les droits sociaux, des droits de « seconde zone »

109 l’intérêt légalement reconnu (…) est juridiquement protégé, c’est-à-dire lorsque le titulaire du droit est à l’abri juridique des réactions de ceux à l’encontre desquels il exerce le droit »544. Pour citer VON JHERING, « [d]er Begriff des Rechts beruht auf der rechtlichen Sicherheit des Genusses, Rechte sind rechtlich geschützte Interessen »545.

Pour consolider cette argumentation, ce dernier fusionne plusieurs définitions. Employant la définition rudimentaire, en vertu de laquelle le droit serait la possibilité ou la faculté de la contrainte, telle qu’attribuée par la loi546, ledit juriste y ajoute l’idée de la volonté, qui servirait de gouvernail à l’exercice du pouvoir donné par la loi et qui mènerait le sujet du droit au but désiré547. Viennent finalement se greffer sur cet élément les notions d’intérêt et d’utilité, grâce auxquelles – s’il est vrai que la loi et la volonté qui président à son adoption ne constituent pas des fins en elles-mêmes – l’œuvre de VON JHERING

se trouve éloignée de l’écueil juspositiviste548. En effet, l’intérêt et l’utilité dont parle cet auteur sont ancrés dans le socle de la justice et de la morale et se trouvent, en conséquence, mis à leur service.

Quoi qu’il en soit de cette définition habilement exposée, force est de constater qu’elle a pour effet de nier le caractère normatif ou juridique de tout

« principe » ou de toute « prescription » dont la mise en œuvre ne pourrait être obtenue par la contrainte, à savoir in casu par la justice549. En effet, un droit ne serait rien s’il n’a pas pour contrepartie une « obligation parfaite », c’est-à-dire – pour effleurer la théorie kantienne550 – un devoir expressément assumé par

Denuncia (1998), 140 ; KRAMER, Legal Rights (2000), 474, qui reprend la ‘théorie de la volonté’ ; SHESTAK, Jurisprudence (1985), 74.

544 ALIPRANTIS, Grève (2003), 18. Traitant du droit de grève, ledit auteur illustre ces propos de la manière suivante : « En ce sens, un droit subjectif de grève n’existe (…) que lorsque le licenciement des salariés et tout acte préjudiciable de l’employeur pour fait de grève est interdit et que les sanctions prévues à l’encontre de l’employeur sont suffisamment dissuasives » ; CRANSTON, Supposed (1967), 50.

545 JHERING, Recht (1965), 373. Voir aussi : KRAMER, Legal Rights (2000), 474.

546 JHERING, Recht (1965), 362 : « Recht ist die durch das Gesetz gewährte Möglichkeit des Zwangs ».

Cf. KELSEN, Rechtslehre (1960), 139 ; SEN, Travail (2000), 135 : « Dans les débats normatifs, ce qu’on défend en fait, ce sont souvent des exigences, des pouvoirs ou des immunités qu’il serait bon que les gens puissent faire valoir ».

547 JHERING, Recht (1965), 367. Voir aussi les pages 363 s. du même ouvrage.

548 JHERING, Recht (1965), 372 : « Die Rechte sind nicht dazu da, um die Idee des abstrakten

‘Rechtswillens’ zu verwirklichen, sondern um den Interessen, Bedürfnissen, Zwecken des Verkehrs zu dienen. In diesem Zweck finden sie, findet der Wille sein Maß und Ziel ». Cf. aussi la page 364 :

« Wenn sie den Willen selber zu seinem eigenen Prinzip erheben will (…), so ist er physiologisch nichts als eine Naturkraft, ethisch nichts als die reine Willkür, zur ethischen Größe wird der Wille nur durch die ethischen Zwecke, denen er dient ».

549 Cf. JACOBS Nicolas, Portée (1999), 30.

550 KANT Immanuel (1724-1804), Kritik der praktischen Vernunft, Kœnigsberg 1788. Voir notamment la partie I, livre premier, chapitre premier, § 1 « Von den Grundsätzen der reinen praktischen Vernunft

» : « Maximen sind also zwar Grundsätze, aber nicht Imperativen. Die Imperativen selber aber, wenn sie bedingt sind, d.i. nicht den Willen schlechthin als Willen, sondern nur in Ansehung einer begehrten Wirkung bestimmen, d.i. hypothetische Imperativen sind, sind zwar praktische Vorschriften, aber keine Gesetze. Die letztern müssen den Willen als Willen, noch ehe ich frage, ob

Titre premier : Fondements et mythes fondateurs

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un agent déterminé par rapport à la mise en œuvre effective du droit551. Droit et procédure se trouvent ainsi inextricablement liés l’un à l’autre : si droit il y a, il doit pouvoir être mis en œuvre par la justice, et si justiciabilité il y a, on est en présence d’un droit subjectif552. A défaut de cela, l’on a affaire à un précepte dénué de toute suite, à une aspiration exempte de toute portée ou, dans le meilleur des cas, à un nudum jus553, à un nu-droit planté sans conséquence réelle en plein milieu de la nature554.

ich gar das zu einer begehrten Wirkung erforderliche Vermögen habe, oder was mir, um diese hervorzubringen, zu tun sei, hinreichend bestimmen, mithin kategorisch sein, sonst sind es keine Gesetze ; weil ihnen die Notwendigkeit fehlt, welche, wenn sie praktisch sein soll, von pathologischen, mithin dem Willen zufällig anklebenden Bedingungen, unabhängig sein muss ».

551 Cf. SEN, Travail (2000), 134.

552 KELSEN, Rechtslehre (1960), 139 : « …eine Ermächtigung, eine von der Rechtsordnung einem Individuum verliehene Rechtsmacht (…) liegt vor, wenn unter die Bedingungen der eine Rechtspflicht konstituierenden Sanktion eine auf deren Vollstreckung zielende, in Form einer Klage an das rechtsanwendende Organ zu richtende Aktion, normalerweise des Individuums aufgenommen ist, demgegenüber die Pflicht besteht (…). Denn das wesentliche Moment ist die dem [Individuum] von der Rechtsordnung verliehene Rechtsmacht, die Nichterfüllung der Pflicht des ersteren durch Klage geltend zu machen ».

553 VIERDAG Egbert W., Legal Nature (1978), 75.

554 VIERDAG Egbert W., Legal Nature (1978), 73 ss.

Conclusion

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Conclusion

Le présent Titre a parcouru l’évolution mouvementée des droits économiques, sociaux et culturels. Pris en considération dans le cadre des débats relatifs à la Déclaration française de 1789, mais laissés de côté dans l’urgence de la Révolution française, ceux-ci feront l’objet d’une première consécration positiviste au sein de la constitution jacobine de 1793. Suit une phase de repli, durant laquelle les droits sociaux regagnent le monde de la philosophie, des idées politiques et de la doctrine.

Avec l’avènement de la Révolution industrielle et de son cortège de revendications sociales dues à l’exploitation de la main-d’œuvre, certains aspects des droits sociaux sont incorporés dans le cadre des législations nationales sur le travail. Au vu de la mainmise politique de la classe bourgeoise sur l’Etat, les revendications sociales et, avec elles, les instruments s’internationalisent progressivement. C’est ainsi qu’avant même les droits de l’Homme civils et politiques, les droits sociaux fondamentaux sont insérés dans le code génétique de l’OIT. En parallèle, ils feront une entrée remarquée dans de nombreuses constitutions nationales du XXe siècle naissant. Après la Seconde Guerre mondiale a lieu une phase d’extension et d’amplification, qui concerne l’ensemble des droits de l’Homme et qui permet aux droits sociaux de s’affranchir des bornes du monde du travail pour englober les droits économiques, sociaux et culturels que l’on rencontre aujourd’hui en parcourant les divers textes et instruments internationaux.

Ce nonobstant, les droits sociaux font face à de nombreux préjugés, qui sont tant liés à leur assimilation erronée à l’idéologie marxiste555 qu’à une mécompréhension parfois profonde de leur contenu, de leurs objectifs et de leurs interactions avec l’Etat et la société. Les poncifs sont parfois tellement radicaux qu’ils en viennent à leur nier la qualité de droits, et encore moins celle de droits fondamentaux. Il sera le lieu, au Titre subséquent, d’analyser la consistance de l’ensemble de ces a priori.

555 HAARSCHER, Philosophie (1993), 36 s. ; KARTASHKIN, Droits économiques (1980), 123 ; MATAS, Rôle (1995), 147 ; SENGER, Periods (1993), 48.