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L’indivisibilité des droits de l’Homme

Chapitre premier : La prétendue relativité des droits sociaux

B. L’indivisibilité des droits de l’Homme

En postulant que les droits sociaux constituent de véritables droits de l'Homme, il nous faut, en bonne logique, en déduire que ces droits de la

« deuxième génération » relèvent de la famille des droits de l’Homme en général. Dès lors, il ne se justifie aucunement de les ravaler à des droits de

« seconde zone »580, ni de vouloir leur refuser le caractère universel qui est le propre de tout droit humain. Ceci nous porte précisément à examiner le second élément essentiel identifié en matière de droits de l’Homme, c’est-à-dire leur caractère foncièrement indivisible581. Par cela, il faut entendre « la nécessité de définir, d’interpréter et de faire respecter tous les droits également, en tenant compte à la fois des interactions et des différences logiques »582. La notion d’indivisibilité connaît plusieurs corollaires que nous allons examiner.

1) L’interdépendance

Comme le rappelle la Déclaration de Vienne de 1993583, les droits fondamentaux ne se contentent pas d’être « interdépendants », mais ils sont également « indissociables » et « intimement liés » les uns aux autres et les uns

c’est-à-dire reconnues par l’ensemble des cultures et constituant une dimension irréductible du genre ».

578 GROS ESPIELL, Universalité (2000), 551 : « Mais ces diversités et singularités culturelles, réelles et enrichissantes, ne pourront jamais altérer l’essence même du principe d’universalité des droits de l’homme pas plus que l’idée – mondialement admise – que l’homme détient, de par sa dignité, des droits qui doivent être reconnus, promus, garantis et protégés par le droit interne comme par le droit international » ; MAVUNGU, Développement (1999), 55. Cf. également : ALSTON, Strategy (1997), 193 ; VILLIGER, Subsidiarity (2007), 634 s.

579 CHATTON, Universalité (2007), 151 s. ; MAHONEY, Universality (2011), 155.

580 MOULY, Droits sociaux (2002), 799 s.

581 KERDOUN, Place (2011), 507.

582 MEYER-BISCH, Droits sociaux (1998), 113. VAN BOVEN, Critères (1980), 46, quant à lui, voit l’idée d’indivisibilité comme impliquant « que les droits de l’homme forment un tout et qu’on ne peut établir de hiérarchie entre eux ». Voir aussi : NIVARD, Justiciabilité (2012), 76 ; VERDIER, Relance (1992), 418 s.

583 Conférence mondiale sur les droits de l’Homme, Déclaration et Programme d’action de Vienne, du 25 juin 1993 (ONU doc. A/CONF.157/23), § 5.

Chapitre premier : La prétendue relativité des droits sociaux

121 par rapport aux autres584. Tout en se recoupant en partie avec la notion d’interdépendance, ces termes n’en apportent pas moins des nuances et compléments importants à celui de l’interdépendance. Ainsi que l’avait déjà mis en exergue la Déclaration de Téhéran de 1968, la notion d’interdépendance se réfère à la dépendance entre les différents droits de l'Homme quant à leur pleine mise en œuvre et effectivité585. « Les droits de l’homme et les libertés fondamentales étant indivisibles, la jouissance complète des droits civils et politiques est impossible sans celle des droits économiques, sociaux et culturels »586. A l’inverse, les droits sociaux ne sauraient pas davantage s’épanouir sans l’intervention et la mise en œuvre des droits civils et politiques587, ces derniers leur permettant entre autres de s’exprimer et d’être efficacement défendus588. Bref, les « droits civils et politiques sont indispensables à la revendication et à l’obtention des libertés économiques, sociales et culturelles, et ces dernières sont indispensables à l’exercice par tous des libertés civiles et politiques »589. De plus, « l’interprétation et la mise en œuvre de chaque droit doit tenir compte de l’interprétation et de la mise en œuvre de chaque autre droit »590.

En outre, il serait illusoire de croire que la réalisation de l’ensemble des droits de l'Homme irait automatiquement de pair avec le développement économique d’un Etat591, cet argument politique hypocrite étant d’ailleurs assez souvent avancé aux fins de justifier des entorses massives aux droits de

584 ARAMBULO, Supervision (1999), 100 ss ; FABRIS, Responsabilità (2001), 174 ; GOMEZ, Commissions (1995), 155 & 160 ; IGE, Rôle (1999), 181 ; KUMADO, Surveillance (1995), 111 ; NIEC, Droits culturels (2000), 289 ; PETTITI, Protection (2000), 613 ; RUSSO, Justiciabilité (1992), 23. Voir aussi : CHAPMAN, Pacte (1995), 30.

585 Cf. ROCA, Diversidad (2005), 369 s. Voir aussi : MATAS, Rôle (1995), 146 ; MAZAURIC, Révolution (1990), 88.

586 Conférence internationale sur les droits de l’Homme, Proclamation de Téhéran, Acte final, du 13 mai 1968 (ONU doc. A/CONF.32/41-3), § 13. Cf. BESSON, Effectivité (2011), 79 ss ; CANÇADOTRINDADE, Siglo (1994), 349 s. ; CRAVEN, ICESCR (1999), 103 ; EIDE / ROSAS, Challenge (2001), 4.

587 Voir notamment : ALSTON, Food (1984), 20 ; KONDOROSI, Mondialisation (2003), 151 ; MAHLER, Justiziabilität (2013), 1191.

588 JHABVALA, Context (1984), 151 s.

589 FIERENS, Violation (1999), 46. Cf. aussi les résumés de PETERSMANN, Indivisibility (2002), 381 ss ; LEUPRECHT, Avenir (1991), 9 ; SEN, Development (1999), 7 : « Political freedoms (in the form of free speech and elections) help to promote economic security. Social opportunities (in the form of education and health facilities) facilitate economic participation. Economic facilities (in the form of opportunities for participation in trade and production) can help generate personal abundance as well as public resources for social facilities. Freedoms of different kinds can strengthen each other ».

590 MEYER-BISCH, Droits sociaux (1998), 113.

591 ENRICH I MAS, Droits sociaux (1992), 146 ; LEUPRECHT, Intervention (1997), 19 s. ; MESSNER, Droits sociaux (1998), 109 ; MILNER et al., Security Rights (1999), 411 ; NEUNER, Derechos (2005), 249.

Voir aussi : ALBERTINI MASON, China (2005), 80 ; RIEDEL, Universality (1999), 43 ; TÜRK, Development (1994), 173 : « A ‘trickle down approach’ that relies on growth as the satisfactory means for establishment of conditions for the realization of human rights would be too simplistic » ; VALTICOS, Normes (1971), 767.

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l'Homme592, au nom du futur bien-être collectif de tout le pays593. Or, la réalité affligeante des droits de l’Homme dans certains pays développés tend amplement à démontrer qu’il n’en est rien594. Percevant intuitivement la profonde interaction de tous les droits de l'Homme et reconnaissant l’idée d’une coordination renforcée entre ceux-ci, la notion inachevée des droits de solidarité ou des droits de la « troisième génération » vient chapeauter les innombrables interdépendances et interactions existantes : celles entre le civil et le social, entre la société civile et l’Etat, entre l’individuel et le collectif595, entre le passé, le présent et l’avenir, ou encore celles entre les droits et les devoirs de l’Homme596. En d’autres termes, une politique active qui méconnaîtrait systématiquement les droits sociaux à la faveur des droits civils, aurait non seulement pour effet d’ébranler le concept de l’universalité et de le vider de toute sa substance, étant donné que la ségrégation des droits économiques, sociaux et culturels rendrait le développement des droits civils et politiques déficient ; elle aurait, qui plus est, pour conséquence de miner l’effectivité des droits civils et politiques dans la pratique. Pour reprendre les interrogations d’ASHIE KOTEY, « quelle est l’utilité du droit de vote, du droit de participer à la conduite des affaires publiques dans son pays, de la liberté d’expression etc., pour une personne qui n’a pas reçu d’éducation, et qui est sans emploi et affamée ? »597.

592 BREMS, Universality (2001), 445 : « … a ‘figleaf’ focus on economic and social rights, which serves to hide a bad record in civil and political rights » ; DECAUX, Réforme (1999), 406 : « La violation des libertés individuelles – la censure et la torture – n’a jamais contribué à promouvoir le développement économique, pas plus hier à l’Est ou en Amérique latine, qu’au Moyen-Orient ou en Asie du sud-est aujourd’hui » ; KUMAR, Institutions (2006), 772 ; MATAS, Rôle (1995), 147 ; SHAH Prakash, India (1997), 32.

593 ALBERTINI MASON, China (2005), 77 ; MATSCHER, Naturrecht (2000), 99 ; NG, Rights (1995), 68. Voir aussi : SCHNEIDER Peter, Concept (1967), 93.

594 Cf. ALSTON, Arena (1998), 1 ; FOSTER, Programmes (1999), 243 ; IMBERT, Ouverture (2003), 13 :

« Les droits sociaux nous rappellent que l’on ne peut s’en remettre à la seule prospérité économique pour assurer l’égale dignité de tous. Il s’agit de mettre l’économie au service d’un certain projet humaniste, au service de la société, et non l’inverse » ; MESSNER, Droits sociaux (1998), 109 s. ; TRUBEK, Third World (1985), 227 : « 1. Rapid growth did not necessarily reduce unemployment. 2. Rapid growth was usually associated with a widening gap between the incomes of the rich and poor (…). 3. The resulting growth was not adequate to ensure that even the most basic needs of the growing number of poor people would be met » ; YELTEKIN, Nature (1950), 49, rappelle que la « société n’a donc pas le droit d’absorber l’individu parce qu’elle-même n’existe que par les individus dont le bien commun est la seule raison d’être et l’unique but de n’importe quelle forme de société ».

595 Voir : SCHNEIDER Peter, Concept (1967), 93 : « From the view that the individual cannot be conceived of without multiple group connexions, it does not follow that these groups are of primary importance. Even although the economic freedom of the individual worker cannot develop significantly without freedom of association, and without associations, the trade union does not replace the individual as the subject of economic freedom ».

596 CANÇADOTRINDADE, Siglo (1994), 349 s. Cf. également : BOYLE, Indivisibility (1999), 137 ; HINKMANN, Universalität (2000), 187 ; RIEDEL, Dimension (1989), 13 ss ; RIEDEL, Dimensione (2000), 83 ss.

597 ASHIE KOTEY, Indivisibilité (1999), 49. Voir aussi : AN-NAIM, Standing (2004), 12 ; ARAMBULO, Supervision (1999), 63 ; CANÇADOTRINDADE, Justiciabilidade (1998), 198 : JONES-BOS, Revitalising (2001), 81, qui nuance cependant cette affirmation ; KLEINGOLDEWIJK / FORTMAN, Needs (1999), 8 ; KUMAR, Perspectives (2004), 239 : « We are free only if we know…There is no freedom without

Chapitre premier : La prétendue relativité des droits sociaux

123 A quoi servent le droit au respect de la vie privée, la liberté de pensée ou la liberté de réunion, si une personne se voit condamnée à mener son existence dans un bidonville construit sur une décharge publique ; si cette personne se retrouve sans toit, est en quête permanente de nourriture et ne dispose, par conséquent, pas de l’énergie ni de la volonté suffisantes pour se livrer à des pensées qui iraient au-delà de celles dédiées à la seule satisfaction de ses besoins élémentaires de survie ; ou si sa situation miséreuse la met au ban de la société et de ses congénères598? En revanche, comment garantir durablement la protection des droits économiques, sociaux et culturels si les individus sont privés de l’information leur permettant d’évaluer les effets concrets engendrés par des politiques économiques, ou si leurs droits de prise d’influence et de participation politiques sont bafoués ?599 On le voit : la remise en cause de l’universalité des droits économiques, sociaux et culturels et, par là-même, de l’interdépendance et de l’égalité des droits de l’Homme génère des effets tangibles qui débordent les simples débats académiques.

2) L’indissociabilité

Encore plus lourde de sens que l’interdépendance, qui se confine à relever les passerelles entre les différents droits et leurs associations pratiques, la notion d’indissociabilité se réfère à la dignité humaine600 et renvoie au fait que, loin de constituer une fin en soi, les droits de l’Homme visent à protéger les

choice, and there is no choice without knowledge, - or none that is not illusory. Implicit, therefore, in the very notion of liberty is the liberty of the mind to absorb and to beget » ; MARAUHN, Zugang (2003), 260 s. ; NEUNER, Derechos (2005), 246 ; NG, Rights (1995), 61 : « Just as ‘negative’ rights arise, conceptually, from a negative concept of liberty, welfare rights arise, conceptually, from a positive concept of liberty : that to be free is not only to be unhindered, but also to be able to do certain things » ; NIVARD, Justiciabilité (2012), 60 ; PIECHOWIAK, Concept (1999), 9 ; POLET-ROUYER, Logement (2000), 1668 ; SHUE, Basic Rights (1996), 24 s. ; TONGLET, Pauvreté (2003), 22 ; ZIEGLER, Alimentation (2002), 10 s.: « La faim et la malnutrition compromettent jusqu’aux possibilités de développement d’un pays. Des enfants qui ont le ventre vide ne peuvent pas être attentifs en classe. Nul ne peut faire une journée de travail, physiquement ou mentalement, productive s’il souffre de la faim ».

598 POLET-ROUYER, Logement (2000), 1668 : « Que signifie en effet pour ceux qui n’ont pas de quoi subvenir à leurs besoins élémentaires que l’exercice des libertés civiles et politiques ? La privation des moyens économiques et sociaux, synonyme d’exclusion sociale, ne bloque-t-elle pas l’exercice de toutes les libertés ? A titre d’exemple, sans domicile, un citoyen ne peut obtenir sa carte d’électeur, on ne peut lui adresser les programmes politiques dont il ne saurait d’ailleurs tirer le meilleur parti s’il n’a pas pu bénéficier d’un accès adéquat au système éducatif ». Voir également, pour le droit à la santé : HAMMONDS / OOMS, World Bank (2004), 28.

599 BEETHAM, Future (1995), 49 ; MATAS, Rôle (1995), 146.

600 BORGHI Marco, Noyau (1991), 127 ; DRZEWICKI, Activité (2002), 117 ; KOUDE, Intuition (2006), 911 ss ; MARAUHN, Zugang (2003), 251 s.: « Grundrechte sind Ausdruck der Würde des Menschen.

Sie anerkennen, schützen und verwirklichen die Personalität des Menschen als Individuum wie auch als Gemeinschaftswesen ». L’auteur souligne aussi les « …komplementär verstandenen Wechselwirkungen zwischen Sicherheit und Freiheit sowie zwischen Freiheit und Gerechtigkeit » ; KOTZUR, Wende (2012), 813 s. ; PETTITI, XXIe siècle (1997), 792 ; PIVETEAU, Rapport (1997), 296 s.

Cf., pour la dignité humaine : ATF 127 I 6, P., consid. 5b).

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caractéristiques biologiques, physiques, psychiques et sociales élémentaires de la personne humaine601.

a) La protection de l’essence de la personne humaine

Dans la mesure où la personne humaine est un être socialement constitué, où la vie en communauté est un besoin humain et où le besoin humain représente la source et la justification ultimes de ces droits centrés sur l’Homme602, l’on comprend mal pour quelle raison la reconnaissance et l’universalité des droits économiques, sociaux et culturels sont si souvent contrées. L’être humain formant une unité indissoluble et irréductible603, le même traitement indiscriminé devrait en principe être réservé aux droits qui protègent les éléments qui se trouvent à la base de son essence, de son humanité604.

b) L’Homme situé

Dans un monde où les éléments et préceptes « être » et « avoir » sont impliqués dans une dialectique perpétuelle, au cours de laquelle ils se conditionnent et s’enrichissent réciproquement605, la complémentarité des droits civils et des droits sociaux ne devrait plus faire l’ombre d’un doute.

Tandis que les droits civils et politiques ont – en forçant le trait606 – davantage tendance à considérer l’être humain dans ses facettes individuelles, tel qu’enclos dans sa bulle protectrice le mettant à l’abri des interventions de l’Etat607, les droits économiques, sociaux et culturels raisonnent davantage sur l’individu concret, situé dans sa vie professionnelle, familiale et, plus généralement, dans la société608. Pour reprendre les termes employés par

601 ASHIEKOTEY, Indivisibité (1999), 49, qui préconise une approche holistique. Cf. BORGHI Marco, Indicateurs (2003), 285 ; BOYLE, Indivisibility (1999), 140 ; GOSEPATH, Soziale Menschenrechte (2001), 29 ; JASUDOWICZ, Legal Character (1994), 26.

602 WOODS, Paradigm (2003), 764. Voir aussi : PIECHOWIAK, Concept (1999), 8 : « Human beings are social beings ; relations with others, a certain social and cultural environment, are an indispensable condition of development ».

603 BEDJAOUI, Avancée (1990), 42 s. ; BORGHI Marco, Noyau (1996), 326 ; BORGHI Marco, Effectivité sociale (1993), 75 ; EIDE, Strategies (1993), 460.

604 MAVUNGU, Développement (1999), 52 : « Dans cette conception, la liberté et la solidarité doivent converger au point où la véritable nature de l’homme est respectée ».

605 JASUDOWICZ, Legal Character (1994), 24.

606 … ce surtout à l’égard des droits politiques. Cf. VANBOVEN, Critères (1980), 53.

607 Cf. ORIANNE, Mythe (1992), 1881 s.: « …l’image de la ‘personne humaine’ abstraite, – celle du citoyen sur l’agora – fait place à celle de l’homme concret (l’homo faber), aux prises avec la nature, préoccupé d’utiliser ses capacités en vue de son bien-être et soucieux de remédier aux effets des difficultés et crises de l’existence. C’est, maintenant, à l’aune de cette réalité concrète que doit se mesurer l’étendue de la liberté, de l’égalité des personnes et de la solidarité de tous » ; SCHNAPP, Droit constitutionnel (1992), 265.

608 ALGOSTINO, Universalità (2005), 253 s.: « L’idea liberale della completa autonomia dell’individuo rispetto allo Stato si mitiga : l’individuo deve essere libero dallo Stato, ma lo Stato deve anche liberarlo dagli ostacoli che i ‘bisogni’ frappongono al libero sviluppo della sua persona e garantire la possibilità che quest’ultima si estrinsechi non solo come monade isolata, ma anche come membro di

‘società’ ». Cf. aussi : BEDJAOUI, Avancée (1990), 45 s. ; BRILLAT, Enfants (1999), 90, comparant la

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125 ORIANNE, « [l]a foi sans faille dans l’homme et son avenir, qui marque l’affirmation des droits civils et politiques, est partiellement relayée par une prise en compte plus réaliste de la fragilité de l’homme »609, les droits de l’Homme viennent en aide aux personnes meurtries et démunies, protègent la partie faible et, de manière plus générale, cherchent à « renforcer la situation de l’homme, quel que soit son état, vis-à-vis des risques sociaux qui peuvent l’affecter »610.

c) Au-delà d’une fonction de simple auxiliaire

MARAUHN perçoit les droits économiques, sociaux et culturels comme revêtant une fonction auxiliaire destinée à mettre les titulaires des droits de l’Homme qui ne disposent pas des conditions économiques correspondantes, dans la position de pouvoir exercer leurs droits-libertés de façon concrète611. En quelque sorte, les droits économiques, sociaux et culturels se transformeraient en un prolongement des droits-libertés, dont la fonction se limiterait à garantir un exercice effectif et égalitaire des libertés de la « première génération »612. Certes, l’une des fonctions des droits économiques, sociaux et culturels – et de l’Etat social613 – consiste à concrétiser l’égalité substantielle614 ou, formulé de manière moins ambitieuse, à remettre les personnes défavorisées sur la voie de

CEDH avec la CSE : « la Charte sociale apparaît réellement comme le complètement naturel de la Convention européenne des Droits de l’Homme, c’est-à-dire le Traité qui, une fois les grands principes juridiques nécessaires à l’établissement d’une société démocratique mis en place, permet d’assurer la vie quotidienne des citoyens européens par la garantie de droits sociaux effectifs » ; FABRIS, Responsabilità (2001), 170 ; GONÇALVES CORREIA, Direitos sociais (2004), 308 ; KOUBI, Droits collectifs (1998), 106, note qu’il « est de plus en plus illusoire de chercher à séparer la personne humaine des ‘divers contextes sociaux dont elle est partie intégrante, à savoir sa famille, la communauté religieuse à laquelle elle appartient, l’emploi qu’elle occupe, et l’ordre local, national et international’ » ; MARAUHN, Zugang (2003), 268 s. ; MOULY, Droits sociaux (2002), 799 ; RITTERBAND, Interventionsverbot (2001), 47 : « Nicht die Freiheit von der Gesellschaft und vom Staat, sondern die Freiheit in der Gesellschaft und im Staat… » ; SCHNEIDER Peter, Concept (1967), 84 ; SEIFERT, Effet horizontal (2012), 808 ; VASAK, Problèmes (1973),12 ; WILDHABER, Soziale Grundrechte (1972), 373.

609 ORIANNE, Mythe (1992), 1881 s.

610 BERENSTEIN, Droit social (2002), 109. Cf. aussi : PULGAR, Protocole (1999), § 15 ; TULKENS, Droits sociaux (2003), 119 ; SEIFERT, Effet horizontal (2012), 808 s. ; VALTICOS, Liberté (2004), 1649 ; WALDMANN, Nothilfe (2006), 344 s.

611 Voir déjà : WILDHABER, Soziale Grundrechte (1972), 380 : « Die Idee der sozialen Verantwortlichkeit und Solidarität setzt voraus, dass Freiheit nicht nur proklamiert werde, sondern dass die für die tatsächliche Ausübung der Freiheit notwendigen Voraussetzungen geschaffen werden ». Pour autant, l’auteur ne se limite pas à cette facette, mais reconnaît une portée indépendante aux droits sociaux.

612 MARAUHN, Zugang (2003), 263 s.

613 WILDHABER, Soziale Grundrechte (1972), 373 : « Der Sozialstaat will mit Hilfe eines dichten Normennetzes verteilend und leistend, lenkend und beaufsichtigend, planend und gestaltend, anregend und fördernd dem Einzelnen jene Chancengleichheit und jenes Maß an konkreter, realer Sicherheit gewährleisten, deren er zur Entfaltung seiner Persönlichkeit und zur Selbstverwirklichung bedarf ».

614 LUCIANI, Diritti sociali (1995), 101 & 109 ; MACHACEK, Justitiabilität (1988), 522. Cf. aussi GUTZWILLER, Nationalité (2008), 480.

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l’autonomie leur permettant de s’aider elles-mêmes615. Cependant, ce concept réducteur des droits sociaux les relègue à un rôle ancillaire, voire purement

« procédural », et tend à établir une hiérarchie des normes fondamentales616, à laquelle nous ne pouvons souscrire.

En effet, le concept d’interdépendance et son corollaire de l’indissociabilité s’opposent à un tel raisonnement. Loin d’appartenir à la « langue de bois » diplomatique617, ces notions prônent une interactivité juridique des différents droits de l'Homme sur un pied d’égalité618, ce dont témoigne d’ailleurs sans ambages la Déclaration de Vienne précitée619. De plus, ce concept met en surbrillance que la justice sociale ne s’épuise pas en la préparation de conditions matérielles permettant le plein développement des libertés, qu’elle ne se résume donc pas à exiger des prestations positives ou des mesures structurelles de la part de l’Etat, mais qu’elle présuppose « pour une large part la garantie d’une marge incompressible de libertés autant que d’avantages matériels »620.

d) Solidarité, égalité et nécessité

Derrière cette vaste toile sociale et, surtout, derrière cette approche globale et située de la personne humaine s’abritent les trois valeurs originelles et caractéristiques des droits économiques, sociaux et culturels. Premièrement, l’idée de la solidarité entre les êtres humains, au besoin canalisée à travers l’action de l’Etat621 ; l’idée de l’égalité de fait622 remontant à la Constitution

615 Il s’agit là de la fonction « to enable », sur laquelle nous reviendrons dans le contexte de l’étude de la nature (des obligations) des droits sociaux. Cette fonction contredit l’assertion états-unienne, commentée par TOMASEVSKI, Questions (2005), 710 ss, selon laquelle « while access to food, health services and quality education are at the top of any list of development goals, to speak of them as rights turns the citizens of developing countries into objects of development rather than subjects in control of their own destiny ». Voir, pour cette fonction d’autonomisation: BIGLER-EGGENBERGER, Art. 12 (2002), 183, laquelle commente le droit social à des conditions minimales d’existence (art. 12 Cst.féd/CH).

616 MARAUHN, Zugang (2003), (263 s.) & 273.

617 Ce que donne malheureusement à penser CASSESE, Universal (1999), 159.

618 Pour ce motif, nous nous opposons à la hiérarchisation théorique évoquée par MATSCHER, Naturrecht (2000), 108 s., au sens de laquelle il existerait peu de droits de l’Homme fondamentaux et universels, tandis que les autres droits « humains » seraient des droits de l’Homme « simples » attribuables aux différentes sphères culturelles. Nous avons placé « humains » entre guillemets, parce ce terme nous semble d’emblée montrer la contradiction irréductible entre « droits de l’Homme » et « droit simple et dépendant de chaque culture ». Cf. YOKOTA, Future (1999), 205 ; VASAK, Problèmes (1973), 34.

619 Pour rappel : Conférence mondiale sur les droits de l’Homme, Déclaration et Programme d’action de

619 Pour rappel : Conférence mondiale sur les droits de l’Homme, Déclaration et Programme d’action de