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PARTIE I LA PARTICIPATION DES ACTEURS SOCIAUX DANS LE DÉBAT

A. Les pratiques antérieures à 2010

3. La période 1982-1985 : méfiance à l’endroit des acteurs sociaux

De façon assez claire, l’analyse des événements survenus durant les trois premières années de la Charte montre que la pratique d’autoriser la présence de tiers dans les débats judiciaires a commencé à battre de l’aile, et ce, principalement pour des motifs de nature conséquentialiste.

Cette situation apparait d’abord dans certains commentaires publics de juges de la Cour. Par exemple, le professeur John Koch rapportait les propos des juges Antonio Lamer et Brian Dickson tenues durant les années 1983 et 1984 à l’effet que les présentations orales de certains groupes d’intérêt entraînaient des pertes de temps significatives lors des auditions et

212 I. R. BRODIE, Friends of the Court: The Privileging of Interest Group Litigants in Canada, préc. note 50, p. 27.

qu’elles nuisaient au bon déroulement des instances.213 Dans le même sens, les professeurs Robert Sharpe et Kent Roach, qui ont mis la main sur certaines archives de l’époque pour préparer une biographie de l’ex-juge en chef Brian Dickson, dévoilaient que le juge Jean Beetz était d’avis qu’il fallait absolument restreindre la participation des groupes sociaux (en particulier l’ACLC), afin d’éviter qu’ils ne deviennent des acteurs permanents dans les dossiers et que la Cour suprême soit perçue comme une sorte de commission royale.214 Sharpe et Roach révélaient également que le juge Estey s’était montré encore plus réfractaire aux interventions des groupes d’intérêts dans un mémorandum interne qu’il adressait au juge en chef Dickson:

« This Court no longer has the time to fritter away sitting and listening to repetition, irrelevancies, axe-grinding, cause advancement, and all the rest of the ouput of the typical intervenant.»215

L’analyse de la situation durant les premières années de la Charte montre aussi qu’en plus des tracas causés par les acteurs sociaux lors des auditions au mérite, les juges de la Cour suprême étaient également préoccupés par le temps excessif devant être consacré à disposer des demandes d’intervention par les groupes sociaux, ce qui est un autre motif à caractère conséquentialiste. À ce sujet, Jillian Welch explique que pour sauver du temps, les juges ont modifié leurs règles de pratique en janvier 1983 pour accorder un droit d’intervention automatique aux procureurs généraux ainsi qu’à tout acteur ayant obtenu le droit d’intervenir dans les instances inférieures.216 Par ailleurs, elle ajoute que la Cour a ensuite réalisé que cette disposition occasionnait encore plus de perte de temps au niveau de l’étude des dossiers et des plaidoiries orales et que les juges ont fait volte-face quelques mois plus tard en limitant le droit automatique d’intervention des acteurs sociaux aux seules matières civiles. En outre, Welch

213 John KOCH, «Making Room: New Directions in Third Party Intervention», (1990) 48 U. Toronto Fac. L. Rev. 151, 154-155.

214 R. J. SHARPE et K. ROACH, Brian Dickson, A Judge’s Journey, préc. note 172, p. 385. 215 Id., p. 387 (lettre du juge Estey au juge en chef Dickson datée du 3 juillet 1985).

216 J. WELCH, «No Room at the Top: Interest Group Intervenors and Charter Litigation in the Supreme Court of Canada», préc. note 177, p. 218-219.

mentionne également que quelques semaines plus tard, la Cour allait encore plus loin en abolissant purement et simplement ce droit automatique, obligeant donc tous les groupes sociaux voulant intervenir à présenter des requêtes pour justifier leur présence, même s’ils étaient déjà participants dans les dossiers des juridictions inférieures.217

Sur le plan statistique, cette attitude des juges a considérablement freiné l’élan de la participation des citoyens dans les dossiers du plus haut tribunal, puisqu’on rapporte que très peu de demandes d’interventions furent accueillies par la suite.218 Par exemple, en novembre 1983, toutes les demandes d’intervention par les groupes sociaux dans l’important dossier Oakes furent rejetées par la Cour suprême, y compris celle de l’ACLC.219 Le même mois, la demande d’intervention d’une association pour la défense des handicapés subissait le même sort dans le dossier Ogg-Moss, qui traitait de la question controversée du droit d’un préposé d’utiliser une force raisonnable contre un patient.220 En 1984, la demande d’intervention de l’Adventist Church of Canada était rejetée dans l’affaire Big M. Drug Mart qui concernait la question très médiatisée de la fermeture des commerces le dimanche.221 D’un point de vue plus global, le professeur Kenneth Swan complète ces statistiques en exposant qu’en 1984 et 1985, seulement huit des vingt-trois requêtes en intervention par des acteurs sociaux furent accueillies et qu’en 1986, aucune demande de ce type ne fut entendue par la Cour.222

217 Id., p. 220.

218 Welch mentionne ceci : «In the period canvassed from January 1982, until December 1984, only a handful of intervenors, other than attorneys general, were permitted to appear before the court in either Charter or non- Charter appeals», id., p. 214.

219 Bulletin des procédures, Cour suprême du Canada, 1983, p. 937; R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103. 220 Ogg-Moss c. La Reine, [1984] 2 R.C.S. 171.

221 Bulletin des procédures, Cour suprême du Canada, 1984, p. 79; R. c. Big M Drug Mart Ltd., [1985] 1 R.C.S. 295.

222 Kenneth SWAN, «Intervention and Amicus Curia Status in Charter litigation», dans Robert J. SHARPE (dir.)

Pour conclure cette section, on peut donc dire que la période 1982-1985 (qui coïncide étrangement avec le décès du juge en chef Laskin223) s’est avérée peu favorable à la participation citoyenne devant les tribunaux et qu’un climat de méfiance envers les acteurs sociaux a commencé à s’installer, tant en coulisses que publiquement. De façon concrète, on observe que cette méfiance était assez sérieuse pour provoquer un changement des règles de pratique de la Cour ainsi qu’une diminution significative de la présence des représentants de la société civile dans les dossiers du plus haut tribunal.