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B. Hypothèses de recherche

2. La « bonne justification » selon Luc B Tremblay

La partie qui nous intéresse dans les travaux du professeur Luc B. Tremblay est sa recherche relative aux différents types de justification en droit, plus particulièrement le regard qu’il pose sur les décisions judiciaires de la Cour suprême du Canada en matière de droits fondamentaux. Pour les situer, ses travaux s’inscrivent dans un courant voulant que « les valeurs peuvent être l’objet de débats rationnels produisant des jugements objectifs »92 et que les jugements de valeur, incluant ceux d’ordre éthique, peuvent résulter « d'un processus rationnel d'évaluation qui comporte ses propres critères de raisonnement et

89 Id., p. 257 et 471-549. 90 Id., p. 550-609. 91 Id., p. 556-580.

92 Luc B. TREMBLAY, «La justification de la législation comme jugement pratique», (2001) 47 R.D. McGill 59, 66 et note 22 (ci-après « L.B. TREMBLAY, Jugement pratique »)

d'argumentation».93 À ce niveau, sa prise de position se fonde notamment sur celle de Robert Alexy, qui considère que la légitimité du contrôle judiciaire de constitutionnalité s’évalue surtout en termes de rectitude et d’objectivité des motifs.94 Tremblay explique aussi que la réflexion sur la notion de justification en droit s’avère essentielle dans la société actuelle, en raison de facteurs tels que le pluralisme, la prolifération des chartes des droits, la montée en puissance des juges et la revitalisation de la société civile et des associations volontaires.95

Pour développer sa thèse, Tremblay identifie d’abord les caractéristiques d’une « bonne justification ». Pour les définir, il s’inspire de Perelman et de sa notion d’auditoire en postulant que les décisions judiciaires tentent non seulement de persuader les parties au litige et la communauté des juristes, mais aussi la communauté politique en général et l’auditoire universel.96 À partir de cette prémisse, Tremblay détermine que le degré de persuasion des décisions judiciaires est nécessairement variable et qu’il existe deux grands niveaux de justification. Il désigne le premier comme la « théorie du fondement rationnel », par laquelle les juges fournissent une ou des raisons valables pouvant justifier une conclusion parmi d’autres.97 Il désigne ensuite le deuxième niveau comme la « théorie du fondement légitime », laquelle offre un raisonnement plus solide, puisque la conclusion afférente à ce type de justification est non seulement rationnelle, mais elle s’impose à tous les membres de l’auditoire. Il nomme ce deuxième niveau « la bonne justification », pour signifier qu’il s’agit

93 Luc B. TREMBLAY, «La justification des restrictions aux droits constitutionnels : la théorie du fondement rationnel», (1999) 44 R.D. McGill 39, p. 83 et note 141 (ci-après « L.B. TREMBLAY, Fondement rationnel»). 94 Voir notamment Luc B. TREMBLAY, « Le fondement normatif du principe de proportionnalité en théorie constitutionnelle», (2012) 57 R.D. McGill 429; Sur la position d’Alexy, cf. Robert ALEXY, « Balancing,

constitutional review, and representation», (2005) 3 Int. J. Constitutional Law, 572, 574; Robert ALEXY, «Law and Correctness», (1998) 51 Current Legal Problems 205, 208; Matthias KLATT (dir.), Institutionalized Reason,

The Jurisprudence of Robert Alexy, Oxford, New York, Oxford University Press, 2012.

95 L.B. TREMBLAY, Jugement pratique, préc. note 92, p. 65 et sa note 17.

96 Luc B. TREMBLAY,La justification des restrictions aux droits constitutionnels: la théorie du fondement légitime (2001-2002) 47 R.D. McGill 271, p. 285-286 (ci-après « L.B. TREMBLAY, Fondement légitime »).

d’un raisonnement ayant une force normative optimale et un potentiel supérieur sur le plan de l’objectivité.98

Selon le professeur Tremblay, trois critères sont nécessaires pour l’établissement d’une bonne justification. Essentiellement, ces critères renvoient au caractère acceptable et suffisant des « prémisses »99 et au fait que les jugements de faits ou de valeurs doivent atteindre un degré élevé de probabilité pour résister à un examen critique par des personnes compétentes.100 Ces critères excèdent donc le niveau des motifs valables ou rationnels. Pour atteindre ce niveau supérieur, les jugements de faits ou de valeurs doivent se conformer aux principes, standards ou normes établis par les meilleures théories pertinentes disponibles à l’intérieur des champs normatifs dans lesquels ils s’inscrivent (ex. économie politique, politique sociale, éthique, morale, politique).101 Plus la question à justifier sera controversée, plus le niveau de preuve sera exigeant. Cela signifie que le caractère acceptable et suffisant des prémisses doit être mesuré en partie par rapport au contexte dans lequel elles s’inscrivent. Cela implique également qu’une bonne justification doit prétendre à une « certaine valeur universelle » et qu’elle doive faire appel au bon sens et au raisonnable.102

Après avoir identifié les caractéristiques d’une bonne justification, le professeur Tremblay poursuit en examinant les types de justification susceptibles de correspondre à une

98 L.B. TREMBLAY, Fondement légitime, préc. note 96, p. 280-285. Voir aussi Luc B. TREMBLAY, «La justification des restrictions aux droits constitutionnels : une affaire de rationalité ou de légitimité? », (1999) 10

Natl. J. Const. L. 41.

99 Le professeur Tremblay emploie le terme « prémisse » dans le sens d’argument. Selon lui, « [l]a justification est constituée d’une suite de prémisses affirmant des propositions ou des jugements présumés vrais ou acceptables qui, reliées d’une certaine manière les unes aux autres, aboutissent à une autre proposition ou à un autre jugement qu’on nomme la conclusion. » L.B. TREMBLAY, Fondement rationnel, préc. note 85, p. 80-81.

Tremblay fait aussi la distinction entre prémisse normative et non normative : « [a]u minimum, la justification contient donc une prémisse normative ou évaluative (« il faut que…, il est désirable que », etc.) et une prémisse non normative exposant la situation spécifique dans laquelle la décision doit être prise (« or, c’est un fait que…. », « or, dans les faits, il y a … »), L.B. TREMBLAY, Fondement légitime, préc. note 96, p. 282-283.

100 L. B. TREMBLAY, Fondement rationnel, préc. note 93, p. 67 et L.B. TREMBLAY, Fondement légitime, préc. note 96, p. 288-291.

101 L.B. TREMBLAY, Fondement rationnel, préc. note 93, p. 68.

bonne justification. À ce sujet, il expose que les raisonnements relatifs à l’interprétation des règles de droit par les autorités politiques et judiciaires se divisent en deux idéaux types. Le premier est la justification conséquentialiste qui se fonde sur la maximisation d’un état de choses désirable ou la minimisation d’une situation indésirable.103 Le deuxième est la justification déontologique, qui postule qu’en matière de droits fondamentaux, il existe des standards et critères objectifs susceptibles de fournir une bonne justification et de fournir à l’auditoire une ou des raisons d’accepter les conclusions pratiques qu’elle entraîne.104

Tremblay se demande ensuite si l’une ou l’autre de ces justifications peuvent constituer une bonne justification. Or, sa réponse est négative dans les deux cas. Selon lui, la justification conséquentialiste ne respecte pas les conditions d’une bonne justification parce qu’elle ne fournit aucun cadre indépendant de valeurs auquel l’état de choses faisant l’objet de la décision peut être évalué, mesuré et comparé par rapport à la valeur de l’état de choses concurrent.105 En d’autres termes, le problème relié à ce type de justification est que l’état de choses qu’on cherche à maximiser selon le concept d’utilité (par exemple le bien-être collectif, la société juste et bonne, etc.) est conçu en des termes si vagues, si généraux et si difficilement opérationnels qu’ils « peuvent justifier une pluralité de jugements pratiques disparates, voire incompatibles ».106 La réponse est tout autant négative pour la justification déontologique. Selon le professeur Tremblay, ce type de justification ne remplit pas plus les conditions d’une bonne justification, du fait que « dans une société pluraliste, l’existence d’un ensemble cohérent de pratiques, de croyances, de jugements, de signification et de compréhensions morales partagées n’est pas facilement démontrable».107 Il ajoute que

« [N]on seulement les prémisses les plus fondamentales des arguments semblent-elles dans les faits insuffisantes ou inacceptables à plusieurs

103 L. B. TREMBLAY, Jugement pratique, préc. note 92, p. 71-72. 104 Id., p. 79-87.

105 Id., p. 72-78. 106 Id., p. 75. 107 Id., p. 86.

citoyens, mais dans la mesure où ces prémisses en appellent aux conceptions controversées du bien, du monde et de l’être humain, elles peuvent difficilement prétendre au type d'universalité requis par l'idée de bonne justification. Le pluralisme de fait qui affecte les questions du bien et de la vie bonne semble aussi affecter les conceptions du fondement des droits, de leur signification et de leur poids relatif. »108

Devant cette impasse, le professeur Tremblay avance que le raisonnement le plus susceptible de constituer une bonne justification est celui qui procède du concept de démocratie délibérative. À son avis, « il semble raisonnable de croire qu’une délibération publique de qualité pourrait produire un accord rationnel au moins à l’égard d’un bon nombre de conflits sociaux et politiques.»109 Tremblay suggère la mise en œuvre d’une telle approche sur la scène politique et ajoute qu’advenant l’absence de consensus rationnel, il est raisonnable de croire que la délibération puisse se poursuivre devant le forum judiciaire :

« Il s’ensuit que la démocratie délibérative comporterait divers forums de discussion publique en plus des institutions traditionnellement associées à la production de la législation. Le forum judiciaire, par exemple, pourrait, à certaines conditions, faire contrepoids aux décisions politiques dont la justification n’apparaîtrait pas mutuellement acceptable. Le cas échéant, ces institutions conféreraient une forme de droit de veto aux dissidents ou aux minorités en contribuant à la « contextualisation » de la législation et à l’établissement de ce que plusieurs théoriciens politiques nomment la « politique de la différence.» »110

Cette théorie de la justification du professeur Tremblay s’avère donc un ancrage important de notre cadre théorique puisqu’elle fournit des outils essentiels pour comprendre la façon dont les juges s’y prennent pour que leurs décisions en matière de droits fondamentaux atteignent le niveau de la bonne justification.111 L’autre important attribut de la théorie de

108 Id., p. 87. 109 Id., p. 93. 110 Id., p. 94.

111 Au passage, on peut tracer un parallèle entre sa théorie et celle des « bonnes raisons » et des « raisons fortes » développée par le sociologue Raymond Boudon, qui aborde également la distinction entre les justifications déontologique et conséquentialiste, ainsi que l’importance du recours au sens commun et au raisonnable, cf.

Tremblay est l’intégration du concept de délibération démocratique au processus d’adjudication, de façon à rehausser la légitimité de la justification.112