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B. Hypothèses de recherche

1. La « nouvelle rhétorique » de Chaïm Perelman

L’œuvre doctrinale de Chaïm Perelman, qui s’étale sur une quarantaine d’années, débute au milieu des années quarante, alors qu’il tente de définir une notion de justice qui se distancie de la conception positiviste de l’époque, inspirée notamment par David Hume, laquelle limitait le raisonnement juridique à un critère de légalité, sans s’occuper de son caractère juste, raisonnable ou acceptable. Cherchant ainsi à étendre le rôle de la raison aux jugements de valeur, Perelman décide de se concentrer sur les façons possibles de concevoir une « règle juste » qui tiendrait compte de la présence inévitable de l’arbitraire dans tout système normatif :

« Il est infiniment plus délicat de définir une notion permettant de dire quand une règle est juste. La seule exigence qu’on pourrait formuler à l’égard de la règle, c’est qu’elle ne soit pas arbitraire, mais qu’elle se justifie, qu’elle découle d’un système normatif.

Mais un système normatif, quel qu’il soit, contient toujours un élément arbitraire, la valeur qu’affirment ses principes fondamentaux qui, eux, ne sont pas justifiés. Ce dernier arbitraire, il est logiquement impossible de l’éviter : la seule prétention que l’on peut, à bon droit, élever consisterait dans l’élimination de tout arbitraire autre que celui impliqué par l’affirmation des valeurs qui se trouvent à la base du système. Comme d’autre part, l’arbitraire du système normatif vient sanctionner des inégalités naturelles, qui ne sont pas plus susceptibles de justification, il en résulte que, pour cette double raison, il n’y a pas de justice parfaite et nécessaire. »64

Sur la base de ces postulats d’« imperfection de tout système de justice » et de « la part inévitable d’arbitraire qu’il contient »65, Perelman poursuivit sa réflexion en se disant qu’il était possible de redéfinir une justice formelle qui tiendrait compte d’une « logique » des jugements de valeur qui ne dépendait pas de l’arbitraire de chacun. Il entreprend donc une analyse de textes variés, de traités philosophiques, d’articles politiques et d’ouvrages de morale et d’esthétique, pour finalement se rendre compte, quelques années plus tard, qu’il n’existe pas véritablement de logique spécifique des jugements de valeur et que, dans les domaines où la controverse est présente, les auteurs qui discourent oralement ou par écrit ont constamment recours à des techniques d’argumentation. Cette découverte s’avère cruciale pour la suite de sa démarche, comme il l’expliqua trente années plus tard :

« Cette découverte n’est pas sans pertinence pour la logique juridique. Car, si le raisonnement du juge doit s’efforcer d’aboutir à des solutions qui soient équitables, raisonnables, acceptables, indépendamment de leur conformité à des normes juridiques positives, il est essentiel de pouvoir répondre à la question : « Par quels procédés intellectuels le juge arrive-t-il à considérer telle décision comme équitable, raisonnable ou acceptable, alors qu’il s’agit de notions éminemment controversées. »66

64 Chaïm PERELMAN, De la Justice, Bruxelles, Université Libre de Bruxelles, 1945, p. 82-83. 65 Id., p. 83.

66 Chaïm PERELMAN, Logique juridique - Nouvelle Rhétorique, 2ième éd., Paris, Dalloz, 1979, p. 102 (ci-après «C. PERELMAN, Logique juridique»).

C’est par ce cheminement que Perelman, en collaboration avec sa collaboratrice Lucie Olbrechts-Tyteca, en vient à publier son Traité de l’argumentation en 1958.67 Durant les années suivantes, il s’intéresse davantage à l’étude du champ judiciaire et il publie d’autres livres sur le raisonnement juridique, dont Logique juridique en 1976.68 Ces deux principaux ouvrages partent du principe que le domaine de l’argumentation juridique n’a rien à voir avec les certitudes du calcul, puisqu’il concerne des raisonnements liés au vraisemblable, au plausible et au probable, ce qui en fait un outil particulièrement utile pour l’analyse du discours de la Cour suprême.69 Sur cette base, Perelman développe sa « nouvelle rhétorique », définie comme « l’étude des techniques discursives permettant de provoquer ou d’accroître l’adhésion des esprits aux thèses qu’on présente à leur assentiment »70, en insistant sur le fait que les argumentations sont toujours d’intensité variable et que leur objectif fondamental est de persuader et non de faire une démonstration de vérité.71

La nouvelle rhétorique de Perelman étant axée sur l’adhésion des esprits, elle s’organise entièrement autour de la notion d’auditoire, qu’il définit comme « l’ensemble de ceux sur lesquels l’orateur veut influer par son argumentation ».72 Selon lui, cette notion est centrale puisqu’à proprement parler, l’efficacité de la stratégie discursive ne dépend que d’une seule mesure, à savoir le degré de persuasion de cet auditoire. En ce sens, la toute première étape pour la personne voulant tenir un discours efficace est de se faire une construction

67 ChaïmPERELMAN et LUCIE OLBRECHT-TYTECA, Traité de l’argumentation : La nouvelle rhétorique, Bruxelles, 3ième éd., Ed. Université de Bruxelles, 1976, c1970 (ci-après « C. PERELMAN etL.OLBRECHT-TYTECA, Traité de

l’argumentation »).

68 C. PERELMAN, Logique juridique, préc. note 66.

69Les professeurs Andrée Lajoie et Marc Gold ont d’ailleurs publié d’excellents ouvrages et commentaires sur le discours de la Cour suprême du Canada en se servant de cet enseignement, mais nous ne référerons pas à leurs travaux de façon explicite, préférant recourir nous-même à leur source d’inspiration, à savoir les travaux de Perelman, voir André LAJOIE, Jugements de valeurs, Le discours judiciaire et le droit, Paris, Presses

Universitaires de France, 1997; Andrée LAJOIE, Quand les minorités font la loi, Paris, Presses Universitaires de France, 2002; Marc GOLD, « The Mask of Objectivity : Politics and Rhetoric in the Supreme Court of Canada », (1985) 7 Sup. C. L. Rev. 455; Marc GOLD, « The Rhetoric of Constitutional Argumentation », (1985) 35

U.Toronto L.J. 154; Marc GOLD, « La rhétorique des droits constitutionnels », (1988) 22 R.J.T n.s.1.

70 Id., p. 5.

71 C. PERELMAN, Logique juridique, préc. note 66, p. 106-107.

mentale plus ou moins systématisée de son auditoire, qui sera « particulier » lorsqu’elle cible un groupe spécifique, ou « universel » quand le discours s’adresse à la société en général ou l’humanité tout entière.73 Dans le cas du juge, Perelman identifie trois auditoires différents, soit les parties en litige, la communauté judiciaire et l’opinion publique, celle-ci se manifestant à travers les médias et les réactions législatives.74

Adopter la théorie de Perelman – comme nous le faisons dans cette thèse – c’est reconnaître que l’efficacité du discours dépend d’au moins cinq gestes devant être accomplis par l’orateur vis-à-vis de son auditoire. Le premier est qu’il doit se faire une idée du genre d’auditoire auquel il s’adresse, qui, comme mentionné plus haut, peut être particulier, universel ou les deux à la fois. Le deuxième geste est de s’assurer de bien connaître les thèses de ses auditoires respectifs. Le troisième geste est qu’en plus de connaître les thèses de ses auditoires, l’orateur doit aussi évaluer l’intensité avec laquelle elles sont soutenues par chacun des publics visés par le discours. Les quatrième et cinquième gestes consistent à bâtir un argumentaire en se montrant animé par le même esprit que son auditoire, en utilisant langage qu’il pourra comprendre.75

À partir de ces cinq éléments de base, la tâche de l’orateur est de faire le nécessaire pour obtenir un degré optimal d’assentiment de ses auditoires et surtout, pour éviter de les diviser. À ce niveau, la théorie de l’argumentation de Perelman présente deux grandes catégories d’outils. La première vise à ancrer le point de départ de l’argumentation sur une base solide, de façon à mieux développer le raisonnement qui suivra. À cette première étape, il s’agit donc de bâtir ce que Perelman appelle les « prémisses de l’argumentation »76, lesquelles tablent sur l’adhésion de l’auditoire dès le début de l’argumentaire. Prérequis obligatoire à la

73 Id., p. 22-45.

74 C. PERELMAN, Logique juridique, préc. note 66, p. 106-107. Voir aussi Chaïm PERELMAN, Éthique et droit, Bruxelles, Université de Bruxelles, 1990, p. 584 et 740.

75 C. PERELMAN et L. OLBRECH-TYTECA, Traité de l’argurmentation, préc. note 67, p. 31; C. PERELMAN,

Logique juridique, préc. note 66, p. 108-109 et 117.

persuasion, ces « prémisses de l’argumentation » servent à amorcer le raisonnement, en présentant des « objets d’accord » susceptibles d’être partagés par ceux qui reçoivent le discours. Considérant cet objectif, Perelman explique que ces « prémisses de l’argumentation » et « objets d’accord » doivent avoir le potentiel d’être admis par tous et de se fonder sur le sens commun, surtout lorsque le sujet discuté est controversé :

« Le problème des thèses de départ est plus difficile pour l’orateur quand il s’agit d’une question à propos de laquelle il ne peut pas se référer à un corps de doctrine préconstitué, quand il s’adresse à un public hétérogène qui, sur le problème à débattre, peut avoir des opinions très variées. La solution qui s’impose alors à l’orateur est de se fonder sur des thèses généralement admises, sur les opinions communes, celles qui relèvent du sens commun. Chaque orateur, à chaque époque, se fait une idée de ce qui est admis par le sens commun, des faits, des théories et des présomptions, des valeurs et des normes, censés admis par tout être raisonnable. »77

Concédant qu’il n’est pas possible d’établir un inventaire complet de tout ce qui est susceptible de constituer une « prémisse de l’argumentation » ou un « objet d’accord », Perelman en identifie un premier groupe composé de « faits », « vérités » et « présomptions », lesquels font référence à la conception qu’on se fait du « réel ».78 À ce niveau, sans qu’il ne soit question de prétendre à un accord universel à toute épreuve, l’orateur expose des « faits » ayant un bon potentiel de validité (moins susceptible d’être remis en question par l’auditoire universel), lesquels servent de données concrètes soutenant une « réalité objective ».79 Les « vérités » jouent le même rôle que les « faits », mais ils ont une portée plus générale, pour désigner des systèmes plus complexes, comme des théories scientifiques ou des « conceptions philosophiques ou religieuses qui transcendent l’expérience. »80 Quant aux « présomptions », celles-ci ont un caractère moins absolu (sujet à confirmation par d’autres éléments) et font plutôt appel à ce qui apparait normal et vraisemblable :

77 C. PERELMAN, Logique juridique, préc. note 66, p. 117 (italiques de l’auteur).

78 C. PERELMAN et L. OLBRECH-TYTECA, Traité de l’argumentation, préc. note 67, p. 88. 79 Id., p. 88-89.

« Les présomptions sont liées dans chaque cas particulier au normal et au vraisemblable. Une présomption plus générale que toutes celles que nous avons mentionnées, c’est qu’il existe pour chaque catégorie de faits et notamment pour chaque catégorie de comportements, un aspect considéré comme normal qui peut servir de base de raisonnements. L’existence même de ce lien entre les présomptions et le normal constitue une présomption générale admise par tous les auditoires. On présume, jusqu’à preuve du contraire, que le normal est ce qui se produira, ou s’est produit, ou plutôt que le normal est une base sur laquelle nous pouvons tabler nos raisonnements. »81

Perelman poursuit ses explications en identifiant un deuxième groupe de « prémisses d’argumentation » et d’«objets d’accord» qui, plutôt que de faire appel au « réel », vise à amorcer le raisonnement à partir d’une assise liée au « préférable ».82 Cette fois, l’orateur invoque non pas des faits, vérités ou présomptions, mais des valeurs, des hiérarchies et des lieux. À ce niveau, le caractère argumentatif devient plus évident, puisque dès qu’il est question de valeurs (et de hiérarchie entre les valeurs), l’orateur commence à justifier son raisonnement et il lui est plus difficile de prétendre à l’adhésion de l’auditoire universel.83 Pour cette raison, Perelman inclut dans ce groupe ce qu’il appelle les « lieux » (à la suite des « lieux communs » d’Aristote), lesquels servent à renforcer les prémisses et objets d’accord.84 Par exemple, l’orateur utilisera les « lieux de la quantité », qui font référence aux vertus du nombre ou du consensus, ou les « lieux de la qualité » qui, à l’opposé du consensus, privilégient une valeur jugée supérieure.85 En somme, selon Perelman, le rôle joué par les lieux dans l’argumentation est assimilable à celui des axiomes dans un système formel, en conservant à l’esprit qu’il s’agit toujours de notions faisant appel au préférable.86

81 Id., p. 94-95. 82 Id., p. 88. 83 Id., p. 99-111. 84 Id., p 112. 85 Id., p. 115-125.

86 C. PERELMAN, Logique juridique, préc. note 66, p. 118. L’auteur donne comme exemples que la liberté vaut mieux que l’esclavage, qu’il faut chercher le bien et éviter le mal et qu’il ne faut pas infliger des souffrances inutiles.

En plus des « prémisses de l’argumentation » et des « objets d’accord », la deuxième grande catégorie d’outils pour rendre le discours persuasif est l’utilisation de techniques argumentatives. Celles-ci se comptent par dizaines et se divisent en quatre sous-catégories, à savoir :

 Les « arguments quasi logiques » : ceux-ci possèdent une structure similaire à la démonstration formelle, sans toutefois prétendre à un degré élevé de certitude comme les mathématiques. Ils relient des éléments argumentatifs entre eux, par exemple à l’aide d’une définition ou d’une contradiction. Ce type d’arguments inclut les arguments tautologiques, d’incompatibilité, de réciprocité et de probabilité.87

 Les « arguments basés sur la structure du réel » : ces arguments utilisent des liaisons de successions pour établir une solidarité avec un autre jugement admis, tel que l’argument établi par un lien causal ou l’argument pragmatique. Ils peuvent aussi se fonder sur des liaisons de coexistence entre deux réalités de niveau inégal, afin d’en faire prévaloir une plus fondamentale ou plus explicative, par exemple l’argument d’autorité. Ce dernier type d’arguments se rattache souvent à la conception d’une valeur considérée supérieure à une autre, ce qui implique la présentation d’une vision du monde et l’identification de l’auditoire à cette vision. L’auteur fera parfois appel à la construction de son propre éthos pour appuyer cette vision qu’il veut transmettre.88  Les « arguments qui fondent la structure du réel » : ceux-ci utilisent également des

liaisons, mais pour relier une notion ou une réalité à un cas particulier, comme l’argumentation par l’exemple, l’illustration ou l’analogie. Ce type d’argument vise à

87 C. PERELMAN et L. OLBRECH-TYTECA, Traité de l’argumentation, préc. note 67, p. 259-350. 88 Id., p. 351-470

restructurer certains éléments de la pensée conformément à des schèmes admis dans d’autres domaines du réel.89

Les techniques de dissociation : plutôt que des liaisons, ces arguments utilisent des dissociations, pour montrer que des notions en apparence liées devraient être séparées et indépendantes.90 L’exemple typique de cette technique est le « couple apparence/réalité », mais elle inclut beaucoup d’autres « couples philosophiques », lesquels sont souvent discutés dans les décisions judiciaires.91 Ce type d’argument suppose aussi que l’auteur expose sa vision du monde à son auditoire.

En résumé, la nouvelle rhétorique de Perelman s’avère une théorie éclairante sur deux plans, puisqu’elle aide à comprendre les démarches entreprises par le juge vis-à-vis de ses auditoires et qu’elle fournit des outils précieux pour détecter et évaluer les techniques discursives employées dans les décisions judiciaires.