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A. Présentation de la problématique

3. Les motifs d’intérêt de notre recherche

Comme toutes les thèses de doctorat, notre recherche sert à combler les lacunes de la doctrine se rapportant à notre sujet, mais nous ne partons pas les mains vides, puisque notre projet est construit autour de certaines idées et courants de pensée déjà en place qui sont susceptibles de faire avancer les connaissances quant à l’implication des acteurs sociaux sur la scène judiciaire constitutionnelle au Canada. Commençons par exposer les lacunes de la doctrine, qui sont deux ordres :

 En plus d’être relativement mince, la littérature canadienne existante sur la relation entre les tribunaux et les acteurs de la société civile émane de la science politique, ce qui a pour conséquence qu’elle s’écarte du droit proprement dit. À ce chapitre, on peut citer les ouvrages des professeurs Morton, Knopff et Brodie datant d’une quinzaine d’années, qui se sont surtout focalisés sur l’analyse des stratégies politiques adoptées

par les différents groupes d’intérêts devant les tribunaux.50 On retrouve également d’autres travaux plus récents issus de la même discipline qui, dans le même esprit, semblent s’être donné pour mission de juxtaposer les différentes allégeances des groupes d’intérêts par rapport aux décisions individuelles des juges de la Cour suprême, pour tenter d’y trouver une filiation à caractère progressiste ou conservateur.51 Du côté européen, certaines recherches connexes à notre sujet commencent à voir le jour, mais beaucoup d’entre elles sont de nature purement statistique.52

 Considérées plus spécifiquement à partir du droit constitutionnel canadien, les lacunes sont tout aussi évidentes. En effet, il semble que la dernière tentative de conceptualiser la façon dont les juges disposent des litiges traitant des droits fondamentaux (qui avait été désignée la « théorie du dialogue ») ait manqué une belle occasion de discuter de la participation des acteurs sociaux dans les débats relatifs à la Charte. En effet, on se rappellera qu’une des critiques principales adressées à l’encontre de cette théorie fut d’avoir trop mis l’accent sur la relation institutionnelle entre les pouvoirs législatif et judiciaire et d’occulter la participation du citoyen dans le processus de gouvernance, ce qui laissait sous-entendre que la confection des normes était une affaire organiquement bicéphale qui ne concernait que le législateur et les tribunaux.53 En discutant de la participation des acteurs sociaux à la production du droit, notre projet peut donc servir à

50 Voir par exemple F.L. MORTON et R. KNOPFF, The Charter Revolution and the Court Party, Peterborough, Broadview, 2000; IAN ROSS BRODIE, Friends of the Court: The Privileging of Interest Group Litigants in

Canada, Albany NY, State University of New York Press, 2002.

51 Donald R. SONGER et SusanW. JOHNSON, «Judicial Decision Making in the Supreme Court of Canada : Updating the Personal Attribute Model», (2007) 40 (4) Can. J. of Pol. Sci. 911; MatthewWETSTEIN et CYNTHIA

L. OSTBERG, Attitudinal decision making in the Supreme Court of Canada, Vancouver, UBC Press, 2007;

ChristopherMANFREDI, «Strategic Judicial Behaviour and the Canadian Charter of Rights and Freedoms», dans DONALD ABELSON PatrickJAMES et MichaelLUSZTIG (dirs.), The Myth of the Sacred: The Charter, The Courts

and the Politics of the Constitution in Canada, Montreal, Kingston, Queen's University Press, 2002, p. 147-167;

BenjaminALARIE ET AndrewGREEN, «Charter Decisions in the McLachlin Era: Consensus and Ideology at the Supreme Court of Canada», (1998) 47 S.C.L.R.(2d) 475.

52 Lisa VANHALA, « Civil Society Organisations and the Aarhus Convention in Scotland: Judicialisation from below in Scotland?», (2013) 49 Representation, 309; Sangeeta SHAH, Thomas POOLE, Michael BLACKWELL,

Rights, Interveners and the Law Lords (2013) Oxford Journal of Legal Studies 1.

53 JeanLECLAIR, «Réflexions critiques au sujet de la métaphore du dialogue en droit constitutionnel canadien», (2003) R. du B., numéro spécial, 379.

réparer cette faiblesse et à combler le vide laissé par cette discussion, en apparence inachevée.

Mais, au-delà de ces lacunes, notre thèse est surtout bâtie autour de concepts et de mouvements de pensée qui, même s’ils ne traitent pas directement de l’apport des acteurs de la société civile à la production du droit, ont pu être mobilisés pour appréhender la nouvelle relation existant entre la société civile et la Cour suprême du Canada. À ce chapitre, quatre pistes de réflexion nous ont été utiles, une de nature générale et trois autres plus spécifiques :

 De façon générale, notre projet se greffe à un courant de pensée qui s’écarte des théories abstraites et qui cherche à comprendre le processus d’adjudication en matière de droits fondamentaux à partir d’une réalité concrète. Comme exemples de ce courant, on peut citer les commentaires de juges et d’auteurs subséquemment nommés à la magistrature qui se sont prononcés sur l’importance d’analyser le travail de la branche judiciaire en tenant compte de la complexité grandissante des dossiers en matière de droits fondamentaux.54 Dans le même esprit, on peut mentionner les réflexions sur la nécessité pour la communauté judiciaire de développer une « intelligence culturelle » dans un contexte marqué par la diversité et le pluralisme.55 Sur la scène internationale, on peut également citer d’autres travaux proposant d’examiner les tâches du juge constitutionnel contemporain en se servant des règles du bon sens.56

54 Beverley MCLACHLIN, «Charter Myths», (1999) 33 U.B.C. L. Rev. 23, 32 (sur le travail parfois ingrat des juges placés devant l’inaction ou le refus d’agir du législateur); RosalieSIBERMAN ABELLA, «The Judicial Role in a

Democratic State», (2001) 26 Queen's L. J. 573, 577 (sur le fait que la Charte doit être perçue comme un canevas à parfaire de façon constante, vu la multiplicité d’opinions et intérêts présents dans la société); Yves-Marie MORISSETTE, «Le Juge canadien et le rapport entre la légalité, la constitutionnalité et la légitimité», dans Marie-

Jeanne MOSMANN, Ghislain OTIS (dirs.), La montée en puissance des juges: ses manifestations, sa contestation,

Montréal, Éditions Thémis, 2000, p. 30-65, p. 45-47 (sur l’importance de tenir compte du caractère contingent de la décision judiciaire dans une société fondée sur l’État de droit).

55 Jean-François GAUDREAULT-DESBIENS et Diane LABRÈCHE, Le contexte social du droit dans le Québec

contemporain - L'intelligence culturelle dans la pratique des juristes, Montréal, Éditions Yvon Blais, 2009.

56 Edwin CHEMERINSKI, «Seeing the Emperor’s Clothes : Recognizing the reality of Constitutional Decision- Making», (2006) 86 B.U. L. Rev. 1069; Terry A. MARONEY, «Emotional Common Sense as Constitutional Law»,

 De façon plus spécifique, nous verrons que quelques études de cas contenues à notre projet ont puisé au concept de « dialogue continu » développé par certains auteurs américains.57 Sommairement décrit, ce courant tente de moderniser les fameuses paroles d’Alexander Bickel écrites au début des années soixante, lequel soutenait que le droit constitutionnel n’est pas le produit exclusif de la branche judiciaire, puisqu’il implique un « colloque » avec des acteurs issus du monde politique et de la société civile.58 Comme les travaux discutés au paragraphe précédent, cette approche relative au « dialogue continu » tente également à s’ancrer dans la réalité concrète, puisqu’au lieu de chercher à établir des liens nébuleux entre les décisions de la Cour suprême des États-Unis et les courants d’opinion publique, elle se sert d’exemples tangibles pour montrer que la production des normes par les juges est parfois influencée par ceux qui gravitent autour du droit, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur des salles d’audience.59

 Notre troisième source d’inspiration est celle qui consiste à assimiler la participation des acteurs sociaux devant les tribunaux à la notion de la « démocratie délibérative »,

Press, 2006; Aharon BARAK, Purposive Interpretation in Law, Princeton N.J., Princeton University Press, 2005;

Albie SACHS, The Strange Alchemy of Life and Law, London, Oxford University Press, 2009, p. 48.

57 Neal DEVINS et Louis FISHER, The Democratic Constitution, Oxford, Oxford University Press, 2004; Barry FRIEDMAN, The Will of the People: How Public Opinion Has Influenced the Supreme Court and Shaped the

Meaning of the Constitution, New York, Farrard, Strauss & Giroux, 2009; Christine BATEUP, « The Dialogic

Promise: Assessing the Normative Potential of Theories of Constitutional Dialogue», (2005-2006) 71 Brook. L.

Rev. 1109; Christine BATEUP, « Expanding the Conversation: American and Canadian Experiences of Constitutional Dialogue in Comparative Perspective», (2007) 21 Temp. Int'l & Comp. L.J. 1. D’une facture moins récente, mais encore pertinente, voir aussi Louis FISHER, Constitutional Dialogues: Interpretation as Political

Process, Princeton N.J., Princeton University Press, 1998.

58 La thèse de Bickel est essentiellement que les juges exercent leur pouvoir de révision des lois à travers un «continuing colloquy with the political institutions and with society at large», en vertu duquel les principes constitutionnels «evolved conversationally not perfected unilaterally», cf. Alexander M. BICKEL, The Least

Dangerous Branch: The Supreme Court at the Bar of Politics, préc. note 17, p. 240 et 244. Pour différentes

illustrations du renouveau de la pensée de Bickel, voir Kenneth D. WARD, Cecilia R. CASTILLO (dirs.), The

Judiciary and American Democracy – Alexander Bickel, the Countermajoritarian Difficulty and Contemporary Constitutional Theory, Albany, State University of New York Press, 2005.

59 N. DEVINS et L. FISHER, The Democratic Constitution, préc. note 57, p. 34-37. Quant à nous, notre projet se limitera aux actions entreprises dans les dossiers proprement dits et nous n’aborderons pas le volet touchant le lobbying par les groupes d’intérêt.

laquelle fait aussi une percée importante au niveau doctrinal.60 À ce niveau, notre intention n’est pas de nous étendre sur ce sujet, mais de faire un court parallèle avec l’idée d’associer la Cour suprême à un forum délibératif, de façon à mettre la table pour des travaux plus élaborés pouvant être entrepris par d’autres chercheurs.61

 Finalement, un autre courant doctrinal sur lequel repose notre thèse est celui qui touche les théories de l’argumentation et de la rhétorique, lesquelles constituent un champ disciplinaire en pleine croissance, tant dans la littérature académique que dans le cursus de certaines universités américaines.62 Tel qu’il apparaitra au cours des prochaines pages, notre cadre théorique a d’ailleurs été construit autour des travaux de trois auteurs portant sur l’analyse du discours judiciaire.

Comme il apparaitra au fil de cette thèse, ces différents courants de pensée n’ont pas tous été mobilisés avec la même intensité. En particulier, nous verrons que l’accent sera mis sur la quatrième piste de réflexion, laquelle constituera le socle véritable de notre cadre théorique.