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PARTIE I LA PARTICIPATION DES ACTEURS SOCIAUX DANS LE DÉBAT

A. Les pratiques antérieures à 2010

4. La période 1986-1991 : vague importante d’acteurs sociaux

Suite à cette période de méfiance ayant suivi l’adoption de la Charte, un vent plus favorable à la participation citoyenne devant les tribunaux s’est soudainement levé, alors qu’à compter de 1986, on remarque une Cour suprême mieux disposée à accueillir des acteurs sociaux dans ses dossiers. On observe également le souci des juges de mieux encadrer cette participation, dans le but avoué d’éviter des débordements qui auraient des conséquences néfastes sur le bon fonctionnement du système judiciaire. Nous exposerons les grandes lignes de ces changements survenus à partir de 1986, en abordant d’abord la situation au niveau des interventions (par. a) et nous analyserons ensuite l’arrêt Finlay224, lequel constitue, sans aucun doute, une autre décision-clé en matière de demande d’intérêt public. (par. b).

a) Approche mieux encadrée des interventions judiciaires

Comme on pouvait s’y attendre, la période d’hésitation dont nous venons de discuter (1982-1985) a provoqué de vives réactions de la part de certaines organisations civiles quant à

223 La dernière audition présidée par le juge en chef fut dans l’affaire Hunter c. Southam, [1984] 2 R.C.S. 145, plaidée le 22 novembre 1983, et il n’a pas participé à la décision en raison de sa maladie. Il est décédé le 26 mars 1984 alors qu’il était encore officiellement en poste.

leur manque d’accessibilité aux tribunaux, plus particulièrement quant aux barrières qui leur étaient imposées pour pouvoir intervenir dans les dossiers.

Par exemple, le professeur Koch rapporte qu’en 1984, l’ACLC a pris l’initiative d’écrire un rapport à la Cour suprême pour signifier sa frustration et pour dénoncer l’avantage indu que les juges accordaient aux procureurs généraux, en leur permettant d’intervenir sans avoir à présenter de demandes préalables, ce qui n’était pas possible pour les acteurs sociaux ayant investi temps et énergie devant les tribunaux inférieurs.225 S’inspirant de la pratique adoptée par la Cour suprême des États-Unis, l’ACLC suggéra alors à la Cour d’assouplir ses règles de façon à accepter davantage de représentations écrites des groupes sociaux, quitte à filtrer celles qui méritaient le plus d’être entendues lors des plaidoiries orales.226

Selon Koch, ce genre de commentaires de la part des associations civiles ont porté fruit puisque les juges de la Cour ont requis qu’un comité de l’Association du Barreau canadien entreprenne des consultations avec d’autres acteurs sociaux et qu’il leur fasse des recommandations quant à une réforme possible des procédures en matière d’intervention.227 Suite à la délivrance de ce rapport, une réforme fut mise en place par la Cour en mai 1987, laquelle accordait un accès plus important aux tribunaux par les acteurs sociaux, mais dans un environnement plus encadré au niveau de la longueur des mémoires et des plaidoiries. Cette réforme fut saluée par quelques auteurs et marqua un tournant dans la relation entre la Cour et les acteurs sociaux.228

D’un point quantitatif, cette nouvelle attitude de la Cour a apporté des résultats positifs au niveau de la participation des acteurs sociaux devant les tribunaux, alors qu’entre mai 1987

225 J. KOCH, «Making Room: New Directions in Third Party Intervention», préc. 213, p. 160-161.

226 Id., p. 161 et A.ALAN BOROVOY, Brief of Canadian Civil Liberties Association, Canadian Civil Liberties

Association’s Submissions to the Supreme Court of Canada Re: Interventions in Public Interest Litigation, July

17, 1984.

227 J. KOCK, «Making Room: New Directions in Third Party Intervention», préc. note 213, p. 161.

et juin 1989, soixante-huit demandes d’intervention étaient présentées, dont seulement dix furent rejetées.229 Cette effervescence s’est poursuivie au cours des années suivantes, alors que le nombre de requêtes en intervention déposées auprès de la Cour suprême par des acteurs sociaux tripla et qu’elles furent accordées dans une proportion dépassant 80%.230

Pour ajouter à ces statistiques encourageantes pour les acteurs sociaux durant cette période, on peut aussi souligner que certains juges de la Cour suprême se sont alors exprimés publiquement en faveur de la libéralisation de la procédure d’intervention, ce qui constituait une première.231 En outre, comme message d’espoir pouvant être entretenu quant à l’accès à la justice par les citoyens désireux de s’impliquer, on peut également citer un commentaire émis quelque temps plus tard par le professeur David Beatty, qui n’hésita pas à affirmer que la Cour suprême était devenue une des plus accommodantes au monde.232

b) L’arrêt Finlay (1986) : confirmation et affinement du test Thorson/McNeil et Borowski

Quant aux demandes présentées au nom de l’intérêt public, la Cour suprême réserva une autre belle surprise aux acteurs sociaux en 1986 avec l’affaire Finlay, laquelle constituait la première décision concernant ce type de demande depuis l’adoption de la Charte.

Mais avant d’examiner cette affaire, il est particulièrement intéressant de souligner que cette année-là, le professeur Thomas Cromwell (tel qu’il était avant d’être nommé à la Cour

229 J. KOCH, «Making Room: New Directions in Third Party Intervention», préc. note 213, p. 162.

230 Ian BRODIE, From NAACP to LEAF, American Legal Exports to Canada, Department of Political Science, University of Western Ontario, 14 août 2002, http://publish.uwo.ca/~irbrodie/l&srsubmission.pdf (consulté le 13 septembre 2013).

231 Bertha WILSON, «Decision-Making in the Supreme Court» (1986) 36 U. T. L. J. 227, 243; John SOPINKA «Intervention», (1988) 46 Advocates Q. 83. À propos du penchant favorable des juges Wilson et Sopinka pour la procédure d’intervention, voir Ellen Mary ANDERSON, Judging Bertha Wilson: Law as Large as Life, Toronto, University of Toronto Press, 2001, p. 291-295 et Cristopher GULY, Supreme Court Justice John Sopinka dies at

64, (1997) 48 The Ukrainian Weekly, p. 48, 30 novembre 1997,

http://www.ukrweekly.com/old/archive/1997/489703.shtml.

232 David BEATTY, Talking Heads and the Supremes - The Canadian Production of Constitutional Review, Toronto, Carswell, 1990, p. 277-292.

d’appel de la Nouvelle-Écosse, puis à la Cour suprême du Canada) avait publié un ouvrage sur les modalités d’exercice et les principes régissant (ou devant régir) la qualité pour agir devant les tribunaux.233 Dans cet ouvrage, auquel l’arrêt Finlay a référé à deux reprises234, le professeur Cromwell y exposait de façon détaillée les différentes conceptions relatives à cette notion et, dans ses explications, il soutenait, entre autres choses, que la jurisprudence de la Cour suprême relativement à ce sujet n’était pas toujours bien comprise par les juges. Plus particulièrement, une de ses prétentions était qu’une certaine confusion semblait exister quant aux principes sous-jacents à la qualité pour agir, tels qu’exprimés dans les décisions Thorson, McNeil et Borowski. Parmi les points qu’il soulevait, l’auteur s’en prenait surtout au fait que la question de la qualité pour agir dans l’intérêt public ne devait absolument pas être considérée comme une question purement procédurale et que les juges auraient avantage à la voir comme une question intimement liée à l’accès à la justice par le citoyen et au rôle joué par les tribunaux dans notre société :

« …all courts, in all standing questions, would do well to begin by recognizing that standing is not a simple procedural question. Rather, it is one intimately connected with the accessibility of justice, recognition of legally protected interests and the definition of the appropriate role of the courts in society. »235

Comme nous le verrons un peu plus loin, cet extrait apporte une couleur tout à fait particulière au sujet qui nous concerne, puisque vingt-six ans plus tard, dans l’arrêt Downtown Eastside de 2012, Thomas Cromwell sera celui qui ramènera à l’avant-plan cette question d’accès à la justice pour définir les règles applicables à la qualité pour agir dans l’intérêt public.236 Mais revenons pour l’instant au dossier Finlay.

233 Thomas A. CROMWELL, Locus Standi: A Commentary on the Law of Standing in Canada, Toronto, Carswell, 1986.

234 Aux p. 619 et 635 de la décision.

235 T. A. CROMWELL, Locus Standi: A Commentary on the Law of Standing in Canada, préc. note 233, p. 92. 236 Voir Section C de la présente partie.

Cette affaire impliquait un justiciable (Robert James Finlay) qui, se décrivant comme une personne « nécessiteuse », avait présenté une action en jugement déclaratoire afin de contester le droit du gouvernement provincial de réduire ses prestations d’aide sociale de façon unilatérale pour payer une dette qu'il avait envers le gouvernement fédéral pour un trop- perçu de prestation. Essentiellement, la prétention de Monsieur Finlay était que l’État provincial ne pouvait déduire ses versements d’allocation sociale pour éponger les montants qu’il devait au gouvernement fédéral, puisque cela violait l’engagement de la province de fournir le minimum vital aux plus démunis, ce qui était inscrit en toutes lettres dans la loi fédérale, soit le Régime d’assistance publique du Canada..237 Ainsi, la situation dans ce dossier s’éloignait passablement de celle existant dans Thorson, McNeil et Borowski, le dossier Finlay puisqu’elle ne concernait pas une demande soulevant la constitutionnalité d’une loi, ni le non- respect de la Déclaration canadienne des droits ou de la Charte, tel qu’exprimé par le juge LeDain, au nom d’une cour unanime :

« Ces questions (…) obligent à rechercher si la conception de la qualité pour agir dans l'intérêt public qui se dégage de ces arrêts [Thorson, McNeil et Borowski], où il y avait contestation de la constitutionnalité ou de l'effet d'un texte de loi, s'applique à une contestation autre que constitutionnelle dirigée contre le pouvoir de prendre des mesures administratives que confère la loi. »238

On voit donc que, dans les circonstances où la Cour était placée, il ne s’agissait pas seulement d’appliquer le test normatif établi dans la trilogie d’arrêts Thorson/McNeil/Borowski, mais de voir s’il devait être élargi à une contestation non constitutionnelle d’un pouvoir administratif accordé par la loi. Pour répondre à cette question, la Cour se montra d’avis qu’il fallait investiguer un peu plus en profondeur la notion de qualité pour agir dans l’intérêt public qui sous-tendait les trois critères énoncés dans ce fameux test

237S.R.C. 1970, chap. C-1. 238 Finlay, préc. note 217, p. 614-615.

normatif.239 Et c’est à ce niveau que l’arrêt Finlay, conjugué avec la trilogie Thorson/McNeil/Borowski, prend une importance considérable pour la participation citoyenne devant les tribunaux.

En tout premier lieu, il faut tout de suite annoncer que cette analyse a mené la Cour à une conclusion claire et limpide : la conception de la qualité pour agir dans l’intérêt public exprimée dans la trilogie d’arrêts impliquait qu’il fallait l’étendre aux contestations relatives aux pouvoirs administratifs conférés par les lois. Cela dit, le juge LeDain s’est employé à définir les principes sous-jacents aux critères élaborés dans la trilogie. Ainsi, après avoir cité le « paragraphe célèbre » contenu à l’arrêt Borowski240, le juge LeDain s’est d’abord montré d’avis que derrière le critère relatif à la justiciabilité de la question soumise au tribunal (critère #1 énoncé à la page 77 de cette thèse) se cachait « la préoccupation relative au rôle propre des tribunaux et à leur relation constitutionnelle avec les autres branches du gouvernement …»:

« Naturellement, la possibilité de recours aux voies de justice est la préoccupation constante des tribunaux, mais ce qu'impliquent les dires du juge Laskin dans l'arrêt Thorson, c'est que cette préoccupation se fait particulièrement sentir quand il s'agit de reconnaître la qualité pour agir dans l'intérêt public. »241

Superposant ce même critère de justiciabilité (critère #1) à celui lié à l’intérêt particulier ou véritable du demandeur (c.-à-d. le critère #2 énoncé à la page 78 de cette thèse), le juge expliqua que leur principe sous-jacent était qu’il fallait éviter une « dissipation des ressources judiciaires », en s’assurant « qu’il y ait un vrai litige et qu’un citoyen ait un intérêt

239 Id., p. 624.

240 Id., p. 626. Nous faisons ici référence au paragraphe de l’arrêt Borowski discuté dans la sous-section précédente, lequel résume les trois critères du test à l’aide d’une seule phrase, cf. Borowski, préc. note 162, p. 598.

véritable dans ce litige. »242 Appliquant ces principes sous-jacents aux faits de l’espèce, le juge LeDain conclut :

« Je pense que l'intimé satisfait à ces deux exigences. Les points de droit soulevés à l'égard du prétendu non-respect provincial des conditions et engagements auxquels les versements fédéraux au titre du partage des frais sont assujettis par le Régime et à l'égard du pouvoir conféré par la loi de procéder à ces versements sont, à mon avis, loin d'être futiles. Ils méritent qu'un tribunal les examinent. Le statut de personne nécessiteuse de l'intimé, aux termes du Régime, quand il se plaint de subir un préjudice à cause de ce prétendu non-respect provincial, démontre qu'il est une personne ayant un intérêt véritable dans ces points litigieux et non un simple trouble-fête. »243

Quant au critère lié à l’efficacité du recours (critère #3, également énoncé à la page 78 de cette thèse), le juge LeDain l’expliqua par « la préoccupation d’un tribunal, lorsqu’il statue sur un point litigieux, d’entendre les principaux intéressés faire valoir contradictoirement leurs points de vue ».244 Juxtaposant ce principe aux faits de l’affaire Finlay, le juge se déclara également satisfait que ce critère avait été respecté :

« Dans les arrêts Thorson, McNeil et Borowski, il a été jugé que cette exigence se trouvait satisfaite du fait de la nature de la loi contestée et du fait aussi que le procureur général avait refusé d'intenter un recours malgré que demande en ait été faite. Dans l'arrêt Borowski, les juges de la majorité et de la minorité n'ont différé d'opinions, essentiellement, selon mon interprétation de leurs motifs, que sur la question de savoir s'il pouvait exister quelqu'un d'autre, qui ait un intérêt plus direct que le demandeur, vraisemblablement à même de contester la loi. En l'espèce présente, il ressort clairement de la nature de la loi en cause qu'il ne peut y avoir personne d'autre qui ait un intérêt plus direct que le demandeur pour contester le pouvoir légal de faire les versements fédéraux au titre du partage des frais. (…) Je suis, par conséquent, d'avis que l'intimé satisfait à l'exigence qu'il n'y ait pas d'autres moyens raisonnables et efficaces

242 Id., p. 633. On voit donc, à l’instar de l’arrêt Borowski, que la Cour considère ces deux critères comme étant liés d’une certaine façon.

243 Id. 244 Id.

de saisir un tribunal de la question du pouvoir légal que soulève l'intimé dans sa déclaration. »245

On observe donc que, tant dans son raisonnement conceptuel que dans l’application qui en est faite, cet arrêt Finlay amène le test normatif de la trilogie Thorson/McNeil/Borowski à un autre niveau, en élaborant les principes qui sous-tendent les trois critères. En faisant cela, la Cour s’est trouvée à diminuer l’importance de l’ancienne logique conséquentialiste qui régnait avant cette trilogie, pour en faire une des considérations parmi d’autres. En outre, de façon assez claire, l’emploi de termes comme « il suffit que le demandeur démontre… », de même que la façon dont la Cour a appliqué ces principes sous-jacents dans cette espèce, ont indéniablement offert l’image d’une Cour suprême qui est mieux disposée à reconnaître la qualité pour agir dans l’intérêt public aux acteurs sociaux.

***

Pour conclure cette sous-section, on retient donc qu’à compter de 1986, la participation citoyenne devant les tribunaux a connu des moments plus heureux qu’au cours de la période 1982-1985 que nous avons analysée précédemment. En effet, sur le plan des interventions, trois éléments sont clairement ressortis de notre analyse, soit :

 Les acteurs sociaux eux-mêmes ont contribué à ce renouveau, en publiant des commentaires et en présentant plus de demandes pour s’impliquer dans les dossiers;

 Suite à ces commentaires, les juges ont entrepris des démarches afin d’instaurer une nouvelle politique à l’endroit des acteurs sociaux, à la fois plus ouverte et mieux encadrée;

 Cette nouvelle politique a entraîné une participation accrue des intervenants, laquelle fut démontrée statistiquement par des auteurs s’étant penchés spécifiquement sur la question.246

Quant aux demandes d’intérêt public, notre analyse nous a permis d’ajouter trois points importants pour mieux comprendre l’évolution de ce type de recours, tant jurisprudentielle que doctrinale :

 Encore que son opinion n’a eu aucun impact direct à l’époque, on peut noter qu’un futur juge de la Cour suprême, le professeur Cromwell (tel qu’il était en 1986), a reproché aux juges de considérer la question de la qualité pour agir comme une question procédurale et d’oublier qu’il s’agissait d’une question intimement liée à l’accès à la justice par le citoyen et au rôle joué par les tribunaux dans notre société; 247

Dans l’arrêt Finlay, la Cour a confirmé que la conception de la qualité pour agir exprimée dans la trilogie d’arrêts Thorson, McNeil/Borowski s’appliquait également à une contestation autre que constitutionnelle;

 Dans ce même arrêt, la Cour a précisé les paramètres applicables à l’exercice discrétionnaire relatif à l’octroi de la qualité pour agir, en élaborant sur les principes sous-jacents aux trois critères du test normatif établi à cette même trilogie.

Encore une fois, la situation prévalant au tournant de la décennie 1990 s’avérait donc prometteuse pour la participation des acteurs sociaux sur la scène judiciaire, mais d’autres

246 J. KOCH, «Making Room: New Directions in Third Party Intervention», préc. note 213, p. 162; I. BRODIE,

From NAACP to LEAF, American Legal Exports to Canada, préc. note 230, D. BEATTY, Talking Heads and the

Supremes - The Canadian Production of Constitutional Review, préc. note 232, p. 277-292.

rebondissements viendront encore une fois changer la donne, tel que relaté dans les pages suivantes.

5. La période 1992-2009 : nouvelle remise en question de la participation citoyenne