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PARTIE I LA PARTICIPATION DES ACTEURS SOCIAUX DANS LE DÉBAT

B. Analyse quantitative de la participation citoyenne dans les dossiers judiciaires

3. Identification des acteurs sociaux qui participent aux débats judiciaires

Au-delà des statistiques globales relatives aux interventions, il est utile de s’attarder sur l’identité des acteurs sociaux qui s’impliquent dans les débats judiciaires de la Cour suprême. À ce sujet, la question qui nous intéresse particulièrement est de savoir si l’espace accordé par la Cour aux acteurs sociaux est monopolisé par les mêmes grandes organisations nationales ou si les juges font place à des acteurs de moindre envergure. Dans cette optique, ce qui ressort de notre analyse est concluant, puisque les statistiques démontrent qu’aucun groupe social n’accapare une large part des débats judiciaires (contrairement à l’époque du « Court Party ») et qu’il existe une variété impressionnante d’acteurs sociaux provenant de différents horizons.

294 Par exemple, dans Bande et nation indiennes d’Ermineskin c.Canada,, [2009] 1 R.C.S. 222, le procureur général intervenant a eu droit à une plaidoirie de 15 minutes, alors que la bande indienne intervenante a eu droit à 10 minutes. Ce traitement différent a été dénoncé par la professeure Carissima Mathen : « There is no reason why Attorneys General, who are charged with the same duties and adhere to the same principles, would have any greater capacity to make submissions that are "useful and different"…», cf. Carissima MATHEN, «The Expanding

Role of Interveners: Giving Voice to Non-Parties», préc. note 269, à la p. 118.

295 Par exemple, R. c. Clayton, [2007] 2 S.C.R. 725, R. c. Singh, [2007] 3 R.C.S. 405, Greater Vancouver

Transportation Authority c.Fédération canadienne des étudiantes et étudiants — Section Colombie-Britannique,

Pour appuyer cette affirmation, nous avons posé notre regard sur les données relatives aux organisations se retrouvant le plus souvent devant la Cour suprême afin de comparer si la part qu’elles occupent dans les débats judiciaires augmente ou diminue au fil des ans. À ce chapitre, l’organisation ayant la présence la plus soutenue dans les dossiers en matière de droits fondamentaux depuis 2010 est définitivement l’ACLC, avec 62 apparitions, ce qui la place loin devant l’Association des libertés civiles de la Colombie-Britannique, laquelle occupe le deuxième rang avec 39 présences.296 Or, quand on superpose le nombre d’apparitions de l’ACLC depuis 2010 par rapport au nombre total d’acteurs sociaux admis à participer, on se rend compte que malgré sa présence importante, la proportion relative qu’elle occupe dans l’ensemble des dossiers diminue chaque année.

En effet, si on calcule les apparitions de l’ACLC à titre d’intervenante durant les années où la participation citoyenne n’était pas élevée (2008-2009), on constate que sa présence représentait alors 14.1% de toutes les interventions. En 2010, l’ACLC a effectué 10 présences à titre d’intervenante dans les dossiers impliquant les droits fondamentaux et, vu l’augmentation du nombre global d’intervenants durant cette période, cette proportion est passée à 12.3%. Par la suite, pour chacune des années se situant entre 2011 et 2014 inclusivement, la présence de l’ACLC est demeurée importante avec 11 apparitions, mais puisque le nombre total d’acteurs sociaux s’est encore accru, la présence relative de l’ACLC par rapport à l’ensemble des intervenants a diminué graduellement. Ces données ont été rassemblées dans le Tableau 9 :

296 Depuis les cinq dernières années, seulement deux demandes d’intervention présentées par l’ACLC furent rejetées, soit dans les dossiers Bedford (Bulletin des procédures, Cour suprême du Canada, 10 mai 2013, p. 861) et Saskatchewan Federation of Labour c. Saskatchewan (Bulletin des procédures, Cour suprême du Canada, 17 avril 2014, p. 703).

TABLEAU 9

PROPORTION DE LA PRÉSENCE DE L’ACLC PAR RAPPORT À L’ENSEMBLE DES

INTERVENANTS SOCIAUX ADMIS À PARTICIPER AUX DÉBATS JUDICIAIRES (DOSSIERS

IMPLIQUANT LA CHARTE 2008-2015)

Ainsi, puisque l’organisation étant intervenue le plus souvent depuis 2010 n’occupe en moyenne qu’environ 11% de l’espace accordé aux acteurs sociaux et que la proportion diminue d’année en année pour se situer actuellement à 7,4%, il est clair qu’aucune organisation ne monopolise actuellement une grande partie du débat judiciaire et que d’autres groupes sociaux s’intègrent graduellement dans les dossiers. Cela étant, la question qui se pose devient donc celle de savoir qui sont ces acteurs sociaux désireux de s’impliquer dans les dossiers de la Cour suprême en matière de droits fondamentaux.

La réponse à cette question prend plusieurs formes. On note d’abord qu’aucun acteur n’a une présence vraiment dominante, puisqu’à part l’ACLC, le deuxième groupe en importance, l’Association des libertés civiles de la Colombie-Britannique, occupe à peine plus que 5% du terrain occupé par les intervenants sociaux depuis 2010. Quant à des groupes d’intérêt bien connus comme l’organisation féministe LEAF (« Fonds d’action et d’éducation

14.10% 12.3% 11.2% 10.9% 10.0% 8.1% 7.4% 0% 2% 4% 6% 8% 10% 12% 14% 16% 2008-09 2010 2011 2012 2013 2014 2015

juridique pour les femmes »), celle-ci n’est intervenue que dans 9 dossiers touchant les droits fondamentaux depuis 2010, ce qui représente une proportion de seulement 1,3% par rapport à l’ensemble des interventions. On observe ensuite qu’il existe un grand nombre d’acteurs sociaux qui en sont à leurs premières armes dans les dossiers importants impliquant les droits fondamentaux, ce qui suggère un renouveau dans le paysage des interventions devant la Cour suprême.297 En outre, un autre indice de ce renouveau est qu’on remarque que plusieurs organisations étant intervenues plus d’une fois en Cour suprême depuis 2010 ne l’avaient jamais fait auparavant, ce qui atteste qu’elles prennent goût aux affaires judiciaires et qu’elles acceptent de répéter l’expérience :

TABLEAU 10

INTERVENANTS SOCIAUX N’AYANT AUCUNE EXPÉRIENCE

DEVANT LA COUR SUPRÊME AVANT 2010

Intervenants en Cour suprême depuis Nombre d’interventions 2010

Interventions avant 2010

David Asper Center for Constitutional Rights 15 0

Clinique d’intérêt public et de politique d’internet

Samuelson-Glushko 6 0

Positive Living Society of British Columbia 3 0

International Human Rights Program at the University of

Toronto 3 0

Pivot Legal Society 3 0

Institut National de Santé publique 2 0

Groupe d’étude

en droits et libertés de la Faculté de droit de l’Université

Laval 2 0

Écojustice Canada 2 0

297 Pour n’en donner que quelques exemples survenus en 2015, on peut citer les organisations Association for Reformed Political Action Canada, Pro Bono Law Ontario, Alliance catholique canadienne de la santé, Canadian Secular Alliance, Iran Human Rights Documentation Center et le Centre canadien de protection de l’enfance.

Un autre élément qui ressort de notre analyse est que les acteurs sociaux qui s’impliquent en Cour suprême ne sont pas seulement des grandes organisations défendant les droits fondamentaux et libertés civiles, mais qu’elles opèrent dans toutes les sphères de la société civile (économique, syndicale, professionnelle, technologique, environnementale, linguistique, etc.) On aperçoit également que des groupes issus des milieux universitaires ou philanthropiques prennent de plus en plus de place dans les débats judiciaires. On note aussi la présence plus nombreuse de groupes religieux au cours des dernières années, dont certains ne s’étaient jamais impliqués dans les affaires judiciaires de la Cour suprême.298

Finalement, un autre point à souligner est que plusieurs groupes sociaux plus expérimentés dans les affaires judiciaires font actuellement un retour en force devant la Cour suprême, après plusieurs années d’absence à titre d’intervenants, tel qu’illustré par ce tableau :

TABLEAU 11

RETOUR EN FORCE DES ACTEURS À TITRE D’INTERVENANTS

DANS LES DOSSIERS TRAITANT DE LA CHARTE DEPUIS 2010

Intervenants en Cour suprême depuis Nombre d’interventions 2010

Dernière intervention avant 2010

Alliance évangélique du Canada 8* 2004

Association canadienne des Sociétés Elizabeth Fry 4 2005

Ligue catholique des droits de l’homme 4 2004

Centre canadien pour la justice internationale 3 2005 Association des femmes autochtones du Canada 3 2007

Conseil unitarien du Canada 2 2004

* inclut une apparition en juillet 2009

298 Par exemple, on constate qu’une organisation telle que Faith and Freedom Alliance revendique quatre interventions depuis 2013, alors qu’elle n’avait jamais participé dans un débat judiciaire devant le plus haut tribunal auparavant. On peut aussi souligner les six interventions de l’Alliance des chrétiens en droit depuis 2009, laquelle n’avait pas été impliquée dans un dossier de nature constitutionnelle devant la Cour suprême depuis 1998.

En résumé, l’analyse de l’identité des acteurs sociaux formant le paysage actuel des intervenants devant la Cour suprême montre un ensemble de groupes disparates qui ne cesse de s’agrandir. En outre, bien que plusieurs acteurs sociaux possèdent une certaine expérience devant les tribunaux, une large part de la scène judiciaire est maintenant occupée par des nouveaux arrivants provenant de tous horizons et partageant des idéologies différentes.

***

Avant d’aller plus loin, il est utile à ce stade-ci de rappeler quatre éléments importants qui se dégagent de notre projet jusqu’à maintenant. Premièrement, l’analyse de l’attitude de la Cour suprême à l’égard de la participation citoyenne dans les débats judiciaires avant 2010 révèle des courants favorables ou défavorables à la présence des acteurs sociaux dans les dossiers en matière de droits fondamentaux, que ce soit à titre d’intervenants ou de demandeurs agissant dans l’intérêt public. Deuxièmement, en parcourant les motifs invoqués dans les décisions traitant de la qualité pour agir dans l’intérêt public avant 2010, on observe, que, lors des périodes favorables à la participation citoyenne, la Cour a mis l’accent sur le droit du citoyen de recourir à la justice alors que, lors des courants défavorables, son raisonnement était plutôt axé sur la crainte des inconvénients que cette présence pourrait causer au bon fonctionnement du système judiciaire, notamment sur le plan des délais, de l’engorgement des rôles et de l’instrumentalisation de la Cour à des fins politiques. Troisièmement, notre analyse statistique a confirmé que la fin de la première décennie des années 2000 n’était pas propice à la participation citoyenne dans les débats judiciaires, mais que cette tendance s’est renversée à partir de 2010, alors que les acteurs sociaux n’ont jamais été aussi présents à titre d’intervenants. Quatrièmement, nous avons vu qu’aucune organisation sociale ne monopolise les débats judiciaires et que le bassin actuel d’intervenants est diversifié et qu’il comprend un bon nombre de nouveaux acteurs qui n’étaient pas présents sur la scène judiciaire auparavant.

Ces étapes étant franchies, il convient de rappeler que, même si on constate la volonté claire des acteurs sociaux de s’intégrer dans les dossiers judiciaires importants en matière de droits fondamentaux, ce sont les juges qui, de façon ultime, leur ouvrent la porte des

tribunaux, puisque la participation à titre d’intervenants ou de justiciables agissant au nom de l’intérêt public doit être préalablement autorisée ou validée par la Cour. Dans cette optique, la prochaine section examine les raisons invoquées par les juges pour justifier le phénomène actuel d’accroissement de la participation citoyenne dans l’arène judiciaire.

C. Les raisons invoquées par les juges pour justifier la participation citoyenne dans les débats judiciaires

Tel que déjà mentionné, les raisons pour lesquelles les juges accueillent ou refusent les demandes d’interventions des acteurs sociaux ne peuvent être trouvées dans les décisions qui en disposent, puisque celles-ci ne sont jamais motivées.299 Par ailleurs, il est possible de découvrir les positions de la Cour suprême quant à la participation des acteurs sociaux dans les débats judiciaires en consultant les décisions qui traitent de la qualité pour agir dans l’intérêt public. En effet, même si leurs assises procédurales sont différentes, l’association entre les décisions relatives aux interventions et celles concernant la qualité pour agir dans l’intérêt public est possible du fait qu’elles cherchent toutes deux à déterminer si un individu ou un groupe peut représenter ses pairs devant les tribunaux, même s’ils ne détiennent pas d’intérêt privé, direct ou particulier dans le litige. Ce couplage s’avère d’autant plus solide lorsqu’on constate qu’à travers les époques, la Cour suprême a toujours appliqué la même logique pour les deux types de recours. En effet, comme discuté plus haut, lorsque les juges se montrent ouverts à la participation citoyenne au niveau des interventions, ils adoptent la même attitude pour les demandes d’intérêt public, et vice-versa.300

299 De façon très exceptionnelle, il est quelquefois possible de soutirer quelques informations dans les Bulletin des procédures, Cour suprême du Canada, lorsque les juges doivent statuer sur des requêtes présentées par les parties directement impliquées, soit pour faire rejeter les interventions ou pour faire radier certains paragraphes des mémoires des intervenants. Par exemple, dans le dossier R. c. Chehil, [2013] 3 R.C.S. 220, le juge Lebel avait rejeté une requête de l’intimée en radiation de certains paragraphes du mémoire de l’ACLC en mentionnant que « l’essence du rôle de l’intervenant » était de commenter l’état du droit et de présenter « les raisons qui militent en faveur de son évolution et la direction souhaitée d’une telle évolution », cf. R. c. Chehil, dossier 34524,

Bulletin des procédures, Cour suprême du Canada, 25 janvier 2013, p. 149.

Vu cette symétrie existant depuis plusieurs décennies (résumée dans notre Tableau 3), il était donc à prévoir que la recrudescence des intervenants sociaux affichée depuis 2010 soit précédée ou suivie d’une décision de la Cour suprême démontrant une plus grande ouverture à la participation des acteurs sociaux à titre de demandeurs agissant dans l’intérêt public, laquelle confirmerait une rupture du cycle défavorable régnant depuis le début des années quatre-vingt-dix. Cette décision est survenue en 2012 avec l’arrêt Downtown Eastside301, que certains auteurs et acteurs sociaux ont qualifié de « triomphe pour l’accès à la justice », du fait qu’elle a rouvert les portes des salles d’audience aux groupes représentatifs voulant s’impliquer au nom de la société civile.302 En outre, il est doublement intéressant de constater que cet élargissement des critères d’admissibilité en matière de poursuites d’intérêt public est intervenu dans une instance où la Cour a autorisé treize acteurs sociaux à intervenir, ce qui signifie qu’ils ont eux-mêmes contribué à façonner une norme qui favorise (et qui continuera à favoriser) l’accès à la justice.

La présente section vise à présenter les raisons invoquées par les juges dans cette affaire Downtown Eastside à l’aide de l’analyse de discours (§2), mais avant de commencer, il convient d’exposer le contexte dans lequel se situe cet arrêt important (§1). Une fois ces deux étapes franchies, nous montrerons comment les acteurs sociaux ont eux-mêmes contribué à l’élaboration de cette décision historique (§3).

301 Canada (P.G.) c. Downtown Eastside Sex Workers United Against Violence Society, [2012] 2 R.C.S. 524 (ci- après «l’arrêt Downtown Eastside»).

302 Kate DUNN, A pathway to justice? Has the Supreme Court of Canada’s ruling in SWUAV ushered in a new

era of public interest litigation? National Magazine, février 2013; http://www.nationalmagazine.ca/Articles/January_-_February_2013/A_pathway_to_justice.aspx; Janet BAILEY, On Being « Part of the Solution » : Public Interest Standing after SWUAV SCC», (2012) C. J. Poverty Law, 121, 122; Kaitlyn MITCHELL, Supreme Court of Canada decision to promote access to justice for all, Ecojustice, 27

septembre 2012, http://www.ecojustice.ca/blog/supreme-court-of-canada-decision-promotes-access-to-justice- for-all.; Darcie BENNETT, The Pivot Legal Society, The SCC decision in SWUAV: a triumph for access to justice, 21 septembre 2012; http://www.pivotlegal.org/scc_decision_in_swuav_a_triumph_for_access_to_justice; Dana PHILIPS, «Public Interest Standing, Access to Justice, and Democracy under the Charter: Canada (AG) v.

Downtown Eastside Sex Workers United against Violence», (2013) 22 Forum const. 21, 21; Arghavan GERAMI, «DESWUAV : Why the SCC’s flexible, pragmatic and purposive approach promotes access to justice», (2012) 13 Advocates’ Society Journal, 38, 39.