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PARTIE I LA PARTICIPATION DES ACTEURS SOCIAUX DANS LE DÉBAT

B. Analyse quantitative de la participation citoyenne dans les dossiers judiciaires

2. L’ouverture de la Cour à l’égard de la participation des acteurs sociaux

Cette volonté d’implication des acteurs sociaux dans les dossiers en matière de droits fondamentaux étant constatée, l’étape suivante est d’examiner comment elle est reçue par la Cour suprême. Selon notre analyse, la réponse ne fait aucun doute puisque les statistiques révèlent qu’au cours des cinq dernières années, les demandes d’intervention présentées par les acteurs sociaux sont accueillies dans une très forte proportion. Par exemple, durant l’année 2010, toutes les demandes furent accueillies, sans exception. L’année suivante, presque 96% des acteurs sociaux ayant demandé à s’introduire dans le débat judiciaire furent autorisés à présenter des arguments. Par la suite, au fur et à mesure que le volume des interventions a augmenté, la moyenne des autorisations accordées par rapport aux demandes est demeurée très élevée, se situant chaque année à plus ou moins 90%, tel qu’en témoigne le tableau suivant :

TABLEAU 7

DEMANDES D’INTERVENTION PAR DES ACTEURS SOCIAUX ACCUEILLIES PAR LA COUR

SUPRÊME (DOSSIERS IMPLIQUANT LA CHARTE 2010-2015)

0 20 40 60 80 100 120 140 160 2010 2011 2012 2013 2014 2015 (6 mois) 81 94 107 125 154 154 81 89 101 110 136 135 Présentées Accueillies

Ce Tableau 7 est intéressant puisqu’en plus d’attester de l’ouverture de la Cour vis-à- vis de la volonté d’implication des acteurs sociaux, il montre aussi que le droit de participer au débat judiciaire n’est pas automatique et qu’un petit pourcentage des demandes d’intervention sont rejetées. À ce sujet, il est utile de mentionner que, pour justifier le droit d’agir à titre de participant, un acteur social doit présenter une requête à un juge de la Cour suprême siégeant en chambre, lequel évalue la pertinence de l’intervention en fonction de l’article 57(1) des Règles de pratique de la Cour suprême du Canada, lequel se lit comme suit :

57. (1) L’affidavit à l’appui de la requête en intervention doit préciser l’identité de la personne ayant un intérêt dans la procédure et cet intérêt, y compris tout préjudice que subirait cette personne en cas de refus de l’autorisation d’intervenir.

(2) La requête expose ce qui suit :

a) la position que cette personne compte prendre dans la procédure;

b) ses arguments, leur pertinence par rapport à la procédure et les raisons qu’elle a de croire qu’ils seront utiles à la Cour et différents de ceux des autres parties.285

On voit donc que pour refuser le droit à un acteur social d’intervenir, le juge peut invoquer son absence d’intérêt dans la procédure, l’absence de préjudice qu’il subirait s’il n’était pas admis à participer ou encore, l’inutilité, la redondance et l’absence de pertinence de ses arguments. À cet égard, il est difficile de connaître les raisons exactes qui motivent les juges à refuser l’accès aux tribunaux à tel ou tel acteur social, étant donné que les décisions sur les demandes d’intervention ne sont pas motivées. En revanche, on peut toutefois observer que de façon générale, les décisions refusant les demandes d’intervention surviennent dans des dossiers où la présence des acteurs sociaux est importante, ce qui laisse supposer qu’une bonne partie des demandes d’intervention qui sont rejetées (environ 10-12%) le sont pour des

285 Règles de pratique de la Cour suprême du Canada, DORS/2002-156, telles qu’amendées (ci-après les « règles de pratique »).

raisons de redondance des argumentations par rapport à celles des autres intervenants.286 À ce sujet, il est également utile de mentionner qu’avant de rendre leurs décisions quant aux demandes d’intervention, la Cour autorise les parties directement impliquées au dossier à faire valoir leurs objections quant aux requêtes présentées par les acteurs sociaux. Puisque les bulletins de la Cour suprême révèlent que de telles oppositions sont fréquentes, il est possible de soutenir que les décisions des juges de refuser une demande d’intervention, bien que rares, sont partiellement motivées par ces objections émises par les parties ayant déjà le droit de cité dans le débat.

Connaissant maintenant le nombre de demandes d’interventions accueillies par la Cour et le nombre annuel de dossiers (toujours en se limitant à ceux traitant des droits fondamentaux), il est possible d’établir la moyenne d’intervenants sociaux qui participent concrètement dans ce type de débats judiciaires. Voyons ces chiffres :

TABLEAU 8- MOYENNE D’ACTEURS SOCIAUX ACCUEILLIS PAR DOSSIER (COUR SUPRÊME -

DOSSIERS IMPLIQUANT LA CHARTE 2008-2015)

286 Par exemple, dans l’affaire Canada (Procureur général) c. Bedford, [2013] 3 R.C.S. 1101, la Cour a refusé d’entendre 9 acteurs sociaux, mais elle a accueilli 23 intervenants. Dans Kazemi (Succession) c. République

islamique d’Iran, [2014] 3 R.C.S. 176, la Cour a accepté d’entendre 11 acteurs sociaux, mais en a refusé 4 autres.

0 1 2 3 4 5 6 7 2008 2009 2010 2011 2012 2013 2014 2015 (6 mois) 1.38 1.59 3.11 3.86 4.39 5.78 5.91 6.13

Il est intéressant de constater dans ce Tableau 8 que le même type de courbe ascendante affichée au niveau de la volonté d’implication des acteurs sociaux depuis 2010 (celle du Tableau 6) se retrouve également dans celle de l’accueil qui leur est réservé par la Cour dans les dossiers. Ainsi, à l’instar de la progression annuelle de la volonté d’implication par les acteurs sociaux, ce dernier tableau illustre bien que le nombre annuel moyen d’individus ou de groupes de la société civile admis par dossier est en croissance constate depuis 2010 et qu’il a pratiquement doublé au cours des cinq dernières années, passant de 3,1 à 6,13.

À ce stade-ci de l’analyse, une des questions intrigantes qui se posent est certainement de savoir comment la Cour suprême réussit à composer avec cette présence plus importante des acteurs sociaux dans ses dossiers. En effet, puisque le nombre d’interventions dans chaque dossier en matière de droits fondamentaux ne cesse de s’accroître, cela implique-t-il que la Cour doit engager plus de personnel pour traiter les dossiers? Les juges doivent-ils consacrer plus de temps pour prendre connaissance des mémoires? La durée des auditions augmente-t- elle?

Sans qu’on puisse l’affirmer avec certitude, la réponse à la première question est probablement affirmative, puisque compte tenu de la présence plus importante des acteurs sociaux dans les dossiers, le nombre de documents à traiter (requêtes, mémoires, correspondances, etc.) est clairement plus élevé, ce qui rend oblige probablement la Cour à procéder à l’engagement d’un soutien administratif additionnel. Par contre, quant à la question du temps consacré à lire les mémoires et la durée des auditions (qui impliquent les juges directement), il appert que la Cour suprême a pris des moyens pour faire de la place aux acteurs sociaux sans nuire au bon fonctionnement du tribunal. Trois éléments appuient cette proposition.

Tout d’abord, on remarque que la Cour suprême a pris des mesures concrètes pour réduire le temps qu’elle accordait aux procureurs généraux ayant un droit automatique d’intervenir, ce qui, en principe, laisse plus de temps aux juges pour « s’occuper » des autres participants.287 Ainsi, en 2011, la Cour a modifié ses règles de pratique qui étaient en vigueur depuis 2006 afin de faire passer la longueur maximale des mémoires de ces procureurs généraux de 40 à 20 pages.288 Elle a également réduit la durée de leur plaidoirie orale de 15 à 10 minutes.289 Selon la professeure Sanda Rodgers, cette modification aux règles de pratique,

bien qu’adoptée en 2011, codifiait une pratique qui était déjà en vigueur à la Cour depuis décembre 2009, ce qui coïncide avec la période concernée par la présente section.290

Sans contredit, cette réduction du nombre de pages des mémoires des procureurs généraux (de 50%) et de la durée de leurs plaidoiries orales (de 33.3%) sauve beaucoup de temps aux juges, tant pour l’étude des dossiers que pour la durée des auditions, puisqu’une large proportion des dossiers en matière de droits fondamentaux soulève une question constitutionnelle et, par voie de conséquence, permet aux procureurs généraux d’intervenir sans autorisation. Par exemple, dans l’affaire Huttérites291 plaidée en 2008 (soit avant l’adoption de ces nouvelles règles de pratique) les procureurs généraux du Canada, de l’Ontario, du Québec et de la Colombie-Britannique sont intervenus de plein droit dans le dossier pour appuyer leurs collègues albertains, ce qui a fait en sorte d’ajouter quatre mémoires de 40 pages chacun et quatre plaidoiries orales totalisant une heure d’audition. Suite aux amendements des règles, une telle situation aurait plutôt occasionné la lecture de quatre mémoires de 20 pages seulement et des plaidoiries totalisant quarante minutes, ce qui, en principe, aurait laissé plus de temps pour les autres participants. En outre, en plus d’accorder plus de temps aux prestations des autres participants, cette modification quant à la durée des

287 Ce droit des procureurs généraux d’intervenir sans nécessité d’autorisation est prévu à l’art. 61(4) des règles. 288 Art. 41(4) des Règles de pratique de 2006 (DORS/2006-203), modifié par DORS/2011-74.

289 Art. 71(5)c) des règles, également modifié par DORS/2011-74.

290 S. RODGERS, «Getting Heard: Leave to Appeal, Interveners and Procedural Barriers to Social Justice in the Supreme Court of Canada», préc. note 138, p. 22. Rodgers ajoute qu’elle détient un document non-publié daté du 17 décembre 2009 qui confirme l’intention de la Cour de modifier ses pratiques à partir de cette date.

plaidoiries a certainement une valeur symbolique importante, car les procureurs généraux ayant un droit automatique d’intervention ont dorénavant le même temps pour s’adresser à la Cour que les acteurs sociaux admis à participer, soit un maximum de 10 minutes.292

Un deuxième élément appuyant notre proposition voulant que la Cour a pris des mesures concrètes pour faire de la place aux acteurs sociaux dans les débats judiciaires est que lorsqu’elle a procédé aux modifications mentionnées aux deux paragraphes précédents (celles applicables aux procureurs généraux ayant un droit automatique d’intervention) elle a également réduit la longueur maximale des mémoires des intervenants nécessitant une autorisation, pour les faire passer de vingt à dix pages.293 Bien que cette modification puisse, à première vue, limiter l’argumentation des acteurs sociaux, cette nouvelle pratique favorise une participation plus élevée de la part des acteurs sociaux, et ce, de deux façons. Tout d’abord, les mémoires déposés par les acteurs sociaux eux-mêmes étant réduits de moitié, les juges peuvent, en principe, lire plus de mémoires, puisque leur charge de travail relative à l’étude de chaque mémoire est moindre. Deuxièmement, le fait que cette réduction dans la longueur des mémoires touche dorénavant tous les autres participants qui nécessitent une autorisation pour intervenir, cela implique que les procureurs généraux (dans les dossiers ne soulevant pas de question constitutionnelle) et d’autres participants qui ne sont pas des acteurs sociaux (par exemple, le directeur des poursuites criminelles, lequel est un intervenant régulier) sont dorénavant considérés sur le même pied d’égalité que tout autre acteur social qui désire intervenir.

Un troisième indice appuie la proposition que les juges ont modifié leurs pratiques afin de laisser plus de place aux acteurs sociaux. Cet indice concerne le nombre de minutes accordé par les juges pour les plaidoiries orales des participants autres que les parties directement

292 À noter que la durée maximale des plaidoiries orales des acteurs sociaux n’est pas fixée par les règles de pratique et qu’elle demeure à la seule discrétion du juge en chambre. Toutefois, l’analyse des dossiers démontre que, sauf exception, les acteurs sociaux admis à plaider oralement se voient toujours accorder 10 minutes. 293 Art 41(5) des Règles de pratique.

impliquées et les procureurs généraux ayant un droit d’intervention automatique. Comme indiqué plus haut, cette durée a toujours été fixée de façon discrétionnaire par les juges, car les règles de pratique ne prévoient ni minimum ni maximum de temps pour ce genre d’intervenants. Par ailleurs, dans la réalité, on constate qu’avant 2010, les procureurs généraux bénéficiaient parfois d’une durée plus longue que les intervenants sociaux.294 Dans d’autres cas, on constate que la plaidoirie de chaque intervenant (incluant celles des acteurs sociaux) était fixée à 15 minutes chacune, ce qui, globalement, grugeait plus de temps pour les auditions.295 Or, depuis la nouvelle pratique mise en place en décembre 2009, cette durée est dorénavant de 10 minutes pour chaque intervenant, quel que soit son statut (sauf quelques rares exceptions), ce qui permet à plus d’acteurs de s’exprimer dans le débat, pour la même durée d’audition.