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PARTIE I LA PARTICIPATION DES ACTEURS SOCIAUX DANS LE DÉBAT

B. Analyse quantitative de la participation citoyenne dans les dossiers judiciaires

1. Le contexte de l’affaire Downtown Eastside

S’il existe un truisme en matière d’adjudication, c’est bien de dire qu’une décision judiciaire – comme tout autre genre de décision d’ailleurs – n’intervient jamais dans un vacuum. À ce propos, le philosophe français Léon Husson, expert de la pensée juridique et collaborateur occasionnel de Chaïm Perelman, affirmait que pour comprendre les « raisons propres à justifier une décision », il fallait non seulement en analyser le contenu, mais la replacer dans son contexte et en explorer les arrière-plans.303 Plus précisément, il expliquait que la motivation judiciaire comporte trois dimensions, soit une dimension doctrinale, une dimension institutionnelle et une dimension psychologique. À ces trois dimensions décrites par Husson, il faut évidemment ajouter le contexte jurisprudentiel, puisque toute décision est nécessairement précédée d’autres décisions traitant du même sujet.

Partant de cette conception de la décision judiciaire selon Husson, attardons-nous d’abord sur le contexte doctrinal (par. a) et le contexte institutionnel (par. b) de l’affaire Downtown Eastside, ce qui nous aidera à mieux comprendre les motifs de cette décision. Une fois cette mise en situation complétée, nous aborderons ensuite l’analyse de la décision proprement dite à l’aide des théories développées par Chaïm Perelman et Luc B. Tremblay (Section 2).

a) Contexte doctrinal

Selon Husson, le contexte doctrinal vise la structure des obligations juridiques, lesquelles sont contenues dans les différentes dispositions légales applicables au cas sous étude. Mais au-delà des textes de loi, la dimension doctrinale concerne également les

303 Léon HUSSON, « Les trois dimensions de la motivation », dans Chaïm PERELMAN et Paul FORIERS, La

motivation des décisions de justice, Bruxelles, Établissements Emile Bruylant, 1978, p. 69-109, à la p. 69. Pour

montrer le lien étroit entre Husson et Perelman, voir Léon HUSSON, « Réflexions sur la théorie de

« considérations de politique juridique » qui sont à l’œuvre au moment où la décision judiciaire doit être rendue. Ces considérations sont celles qui, « par le silence, l’insuffisance ou l’obscurité de la loi, ou bien encore par les changements survenus dans la société » amènent les juges « à faire œuvre prétorienne ».304

Dans le cas qui nous occupe, cette dimension doctrinale liée aux changements sociaux est particulièrement importante, puisque la décision Downtown Eastside intervient à un moment où la position rigide des tribunaux à l’égard de la participation citoyenne depuis l’affaire Conseil canadien des églises était sévèrement critiquée, en raison de son opposition directe aux efforts pour faciliter l’accès aux tribunaux par les citoyens. En d’autres termes, pour saisir pleinement la portée des motifs de l’affaire Downtown Eastside, il faut les situer dans le contexte du long débat sur l’accès à la justice qui perdurait depuis au moins trois décennies. De façon plus spécifique, il faut les relier au diagnostic posé une dizaine d’années auparavant par la communauté juridique, qui soutenait que, malgré les progrès considérables réalisés pour tenter de solutionner ce problème, il fallait aborder la question d’un nouvel œil. Essentiellement, le constat consistait à reconnaître l’efficacité relative des outils procéduraux et administratifs développés jusqu’alors, tout en admettant qu’il restait énormément à faire avant que le citoyen puisse véritablement avoir un droit d’accès à l’institution judiciaire.305

Un rapport préparé par un comité formé par le Barreau de l’Ontario en 2003 résume bien cet état d’esprit et ce désir de franchir une nouvelle étape.306 On y explique que les efforts déployés jusque-là pour améliorer l’accès à la justice s’étaient concentrés sur quatre objectifs distincts. Durant les années soixante, ces efforts furent surtout axés sur le développement des programmes d’aide juridique, de façon à ce que les gens ayant peu de ressources financières

304 Id., p. 104.

305 Voir notamment Roderick A. MACDONALD, «L’accès à la justice aujourd’hui au Canada – étendue, envergure et ambitions», dans Julia BASS, W.A. BOGART et Frederick H. ZEMANS (dirs.), L’accès à la justice pour le

nouveau siècle: Les voies du progrès, Toronto, Le Barreau du Haut-Canada, 2005, p. 23-136.

306 THE LAW SOCIETY OF UPPER CANADA, Access to Justice Committee, Report to Convocation, 26 juin 2003. Ce comité était également piloté par le professeur MacDonald.

puissent quand même retenir les services d’un avocat. Au cours des années soixante-dix, l’accent fut mis sur la modélisation des tribunaux (division des petites créances, procédures de recours collectifs, etc.). Durant les années quatre-vingt, on mobilisa les énergies sur l’instauration de tribunaux spécialisés et d’autres outils de gestion d’instances, comme les conférences préparatoires et les procédures par voie accélérée en matières civiles. Enfin, la majeure partie des efforts consacrés durant les années quatre-vingt-dix furent orientés sur le développement de modes de résolutions de conflit à l’extérieur des salles d’audience (comme la médiation et l’arbitrage), ainsi que sur l’éducation et la prévention en matière de justice, de façon à diminuer les litiges. Or, sans renier l’efficacité des outils développés au cours des quatre décennies précédentes, ce rapport préparé par le barreau ontarien en 2003 suggérait que les réflexions pour améliorer l’accès à la justice devaient dorénavant (et notamment) chercher à trouver des moyens concrets pouvant permettre aux citoyens de participer activement à la création du droit ou, en d’autres termes, de leur offrir des opportunités de devenir eux-mêmes des acteurs judiciaires.307

Dans le même sens, des auteurs ont suggéré que les institutions judiciaires devaient collaborer à cet « empowerment » du citoyen à l’intérieur de leurs décisions. Par exemple, s’appuyant sur la décision de la Cour suprême d’accorder des provisions pour frais à des bandes autochtones dans l’affaire Okanagan308, le professeur Lorne Sossin plaida en faveur d’un assouplissement des normes relatives à la qualité pour agir dans l’intérêt public, en suggérant qu’il fallait voir ce type de procédure judiciaire comme un outil favorisant l’accès à la justice.309 À son avis, le temps était venu pour les tribunaux de reconnaitre que les personnes défavorisées et sans ressources ne pouvaient tout simplement pas recourir aux tribunaux et qu’il était préférable de faire une plus grande place aux groupes qui en avaient les

307 « Access to justice is not the goal; it is the process. (…) … access to justice is the empowerment that citizens claim for themselves.» id., p. 6-7.

308 Colombie-Britannique (Ministre des Forêts) c. Bande indienne Okanagan, [2003] 3 R.C.S. 371 (ci-après l’arrêt « Okanagan »).

309 Lorne SOSSIN, «The Justice of Access: Who should have standing to challenge the constitutional adequacy of legal aid?», (2007) 40 U.B.C.L.Rev. 727.

moyens et qui étaient prêts à parler en leur nom.310 Dit autrement, l’argument principal de Sossin était que les restrictions d’accès imposés aux acteurs sociaux allaient à l’encontre de l’édification d’une jurisprudence basée sur les principes de la Charte, incluant le principe d’accès à la justice.311

L’analyse du « contexte doctrinal » précédant l’arrêt Downtown Eastside montre effectivement que les commentaires tels que ceux mentionnés aux paragraphes précédents se sont poursuivis à la fin de la première décennie des années 2000, alors que d’autres voix se sont élevées en faveur d’une plus grande participation citoyenne devant les tribunaux et d’une libéralisation des critères applicables à la qualité pour agir dans l’intérêt public. Entre autres choses, la Cour fut critiquée en 2008 pour deux décisions ayant refusé à des organisations civiles bien connues de contester des lois controversées.312 Dans la première, la Cour suprême avait décidé que l’organisation civile Alliance for Marriage and Family (coalition de cinq organismes appuyant le mariage traditionnel) n’avait pas la qualité requise pour intenter une demande de jugement déclaratoire portant sur une loi ontarienne relative aux droits de filiation.313 Dans la deuxième, la Cour avait refusé d’autoriser la demande d’autorisation d’en appeler présentée par l’Association du Barreau Canadien qui, sur la base des critères stricts de l’arrêt Conseil des églises discutés plus haut, s’était vue nier la qualité requise pour contester les règles d’aide juridique de cette province.314 Parallèlement, on reprocha également à la Cour d’être trop pragmatique et de négliger le caractère principiel devant guider les décisions importantes, ce qui, selon un auteur, pouvait être remédié par l’ajout d’acteurs sociaux à titre de parties et d’intervenants.315

310 Id, p. 734, 740. 311 Id., p. 727.

312 Carissima MATHEN, «Access to Justice and the Rule of Law», (2008) 25 Nat’tl J. Const. L 191. 313 Alliance for Marriage And Family c. A.A., [2007] 3 R.C.S. 124.

314 Association du Barreau Canadien c. Sa Majesté la Reine du chef de la province de la Colombie-Britannique, dossier 32600, Bulletin des procédures, Cour suprême du Canada, 1er août 2008, p. 1179.

315 «Pragmatism and principle may not be the oil and water of the judicial mind. (…) Principled argumentation is important for making judges reflect on two things: biases that can affect their impartiality and communities values relevant to rendering a decision. Consideration of principle is a sort of heuristic device that ensures that judges will reflect the values of the community in which they live at the time in which they are living.», Graham

Mais pour que la Cour suprême puisse se prononcer sur une telle question, encore fallait-il qu’un appel soit logé devant elle. Cette opportunité s’est présentée au début de 2011, alors qu’elle accepta d’entendre l’affaire Downtown Eastside, dans laquelle il lui fallait statuer sur le droit de l’organisme SWUAV (« Sex Workers United Against Violence ») de représenter les « travailleurs du sexe » d’un quartier de Vancouver dans une contestation de la constitutionnalité de certaines dispositions du Code criminel relatives à la prostitution. À nouveau, en ligne avec les commentaires précédents, l’analyse du contexte révèle l’existence d’une certaine pression exercée par des auteurs pour que la Cour effectue un virage jurisprudentiel, en « rouvrant les barrières » de la justice, lors de cette « occasion en or » qui lui était fournie.

«The SCC has before it a golden opportunity to guide the law of public interest standing in a way that delivers on the promise of meaningful access to justice for marginalized groups (…) It is to be hoped that the court, whose members have been admirably supportive outside of the courtroom on the issue of access to justice, will also choose to be “part of the solution, not part of the problem” inside the courtroom. »316

b) Contexte institutionnel

Tel que mentionné plus haut, Léon Husson précise également que les motifs d’une décision judiciaire comportent un arrière-plan à caractère institutionnel, puisque l’activité des juges s’exerce « dans le cadre d’une organisation de la vie juridique, qui en fixe l’étendue et les limites. »317 Cette dimension implique une foule de facteurs, mais ceux qui nous intéressent ici sont les changements intervenus au niveau de la composition de la Cour depuis 2008.

MAYEDA, «Between Principle and Pragmatism : The Decline of Principled Reasoning in the McLachlin Court»,

dans Sanda RODGERS et Sheila MCINTYRE (dirs.), The Supreme Court of Canada and Social Justice, Markam,

Ont., LexisNexis, 2010, p. 41-88, à la p. 42.

316 J. BAILEY, «Reopening Law’s Gate: Public Interest Standing and Access to Justice», préc. note 250, p. 285. 317 L. HUSSON, « Les trois dimensions de la motivation », préc. note 303, p. 82.

En effet, l’analyse du contexte institutionnel révèle que la période précédant tout juste l’arrêt Downtown Eastside est marquée par la retraite de certains membres de la Cour suprême et que leurs successeurs se sont montrés particulièrement préoccupés par la question de l’accès à la justice. Parmi eux, les juges Michael Moldaver et Andromache Karakatsanis, qui prenaient le siège des juges Ian Binnie et Louise Charron, avaient tous deux plaidé en faveur d’un plus grand accès aux tribunaux par les citoyens lors de leur discours de nomination.318 De façon encore plus importante, on peut parler de la nomination du juge Thomas Cromwell au début de l’année 2009, lequel était reconnu comme un fervent défenseur des réformes judiciaires319, ce qui lui avait d’ailleurs permis de se voir confier la présidence du Comité de réforme de la justice civile et matrimoniale par la juge en chef, dès son entrée en fonction à la Cour suprême.320 En outre, comme nous en avons fait état dans notre discussion relativement à l’arrêt Finlay321, le juge Cromwell, alors qu’il était professeur à l’Université de Dalhousie,

avait publié un livre qui affirmait que l’intérêt public n’était pas une question purement procédurale et qu’elle était intimement liée à l’accès à la justice par le citoyen et au rôle joué par les tribunaux. Aux fins de la présente analyse, il vaut la peine de reproduire à nouveau cet extrait tiré de son livre :

« …all courts, in all standing questions, would do well to begin by recognizing that standing is not a simple procedural question. Rather, it is one intimately connected with the accessibility of justice, recognition of

318 Comité Spécial des Nominations des juges de la Cour suprême du Canada, 19 octobre 2011, préc. note 140. 319 Simon CHESTER, The Thomas Cromwell Pages – 10 things he will bring to the Court, Slaw http://www.slaw.ca/cromwell/10-things/, janvier 2009. Selon sa biographie publiée sur le site internet de la Cour suprême, il a été président de l’Institut canadien d'administration de la justice (1999-2001), président du conseil du Forum canadien sur la justice civile (2007-2008), directeur de recherche, groupe de travail de l'Association du Barreau Canadien (« ABC ») sur la réforme des tribunaux (1989-1991), président, comité organisationnel de l'organisme national pour la réforme de la justice civile de l'ABC (1996-1997) et commissaire à la Commission de réforme du droit de la Nouvelle-Écosse (2002-2007), cf. http://www.scc-csc.gc.ca/court-cour/judges- juges/bio-fra.aspx?id=thomas-albert-cromwell (consulté le 15 janvier 2014).

320 Voir le rapport final, COMITÉ DACTION SUR LACCÈS À LA JUSTICE EN MATIÈRE CIVILE ET FAMILIALE, L’accès

à la justice en matière civile et familiale, octobre 2013. À noter que ce comité était composé d’acteurs judiciaires

et non judiciaires.

legally protected interests and the definition of the appropriate role of the courts in society. »322

En somme, pour résumer la situation entourant l’affaire Downtown Eastside au point de vue du contexte doctrinal, on peut dire que, même si la Cour avait déjà commencé à accepter un plus grand nombre de participants sociaux à titre d’intervenants depuis 2010, une certaine pression était alors exercée sur elle afin qu’elle ouvre les portes des salles d’audience encore plus grandes, en assouplissant les règles de la qualité pour agir dans l’intérêt public, de façon à permettre aux groupes représentatifs de faire valoir les droits des plus vulnérables, au nom du principe d’accès à la justice. Quant au contexte institutionnel, on peut parler du facteur non négligeable d’un changement dans la composition de la Cour, lequel s’est poursuivi en 2012 et 2014.323 Bien qu’il ne soit pas possible d’affirmer que ces deux aspects (contexte doctrinal et contexte institutionnel) aient joué un rôle quelconque dans la décision rendue par la Cour dans cet arrêt Downtown Eastside, il n’en demeure pas moins que l’aboutissement de cette affaire a ultimement donné raison à ceux qui réclamaient un meilleur accès à la justice par les acteurs sociaux. Cette mise en contexte étant complétée, voyons maintenant la façon dont nous avons analysé le discours tenu par la Cour, en nous servant principalement des travaux de Chaïm Perelman.